I
Notre père
Jean-François Kahn – La chronique de notre famille m'a toujours intrigué. Tu as entrepris des recherches généalogiques, qui m'ont longtemps laissé indifférent. Nos grands-parents paternels venaient bien d'Europe centrale, n'est-ce pas ?

Axel Kahn – C'est en effet une piste possible, mais je n'ai pas trouvé trace d'ancêtres en Russie, en Ukraine ni en Biélorussie. Nos aïeux étaient installés dans l'est de la France depuis très longtemps ; Kahn est un nom juif alsacien. Il est fort probable que notre famille paternelle soit issue d'un rabbin, à l'existence attestée au début du XIXe siècle. Après la guerre de 1870, les Kahn ont émigré à Nancy, où ils ont acquis la franchise des Nouvelles Galeries.
C'est là que notre grand-père André a suivi ses études de droit. Mobilisé en 1914, il a été brancardier, puis il a été versé en 1915 au service juridique de l'armée, où il défendait les soldats accusés de mauvais comportement, de désertion... Il avait rencontré sa future femme, Blanche Sismondino, une goy, avant la guerre. Il lui a écrit quasiment tous les jours de 1914 à 1918 ! Tu as publié ces lettres, des décennies après, dans Mémoires de guerre d'un Juif patriote. Le titre était très pertinent, quand j'y pense... Sous l'Occupation, lorsque son entourage lui conseillait de quitter la France au vu des persécutions subies par les Juifs, il lui semblait parfaitement inconcevable que lui, vétéran de Verdun, fût considéré différemment des autres anciens combattants. Il a donc refusé de s'exiler et s'est trouvé contraint de porter l'étoile jaune à partir de 1941. Notre mère m'a conté le désarroi incrédule d'André la première fois qu'il est venu la voir, l'étoile cousue sur sa veste. Je possède encore cette étoile, le mot « juif » écrit en lettres vaguement gothiques, témoignage éprouvant de l'ignominie qui peut se manifester au sein même d'un des peuples les plus cultivés du monde. Cela aurait pu être pire pour notre grand-père, mais il en a néanmoins été profondément affecté, d'autant plus qu'il n'était pas religieux...

J.-F. K. – Ah ça, non ! Il vouait une admiration sans bornes à Clemenceau et à sa laïcité radicale. André avait été très fortement imprégné par le sentiment national de ses parents, qui les avait poussés à quitter l'Alsace occupée après la défaite de 1870.
Après son retour à la vie civile, obsédé par la Grande Guerre, il était impossible de lui parler d'un autre conflit. Lorsque nous évoquions par exemple la guerre d'Algérie, il ne la prenait pas au sérieux ! Ce n'était pas une vraie guerre ! Son attitude était très partagée ; c'est la raison pour laquelle, paradoxalement, toute ma génération a davantage été marquée par la guerre de 1914 que par celle de 1940. Jusqu'à l'âge de trente ans, j'ai grandi entouré d'adultes comme l'aumônier de la famille, nos grands-pères, notre nourrice, etc., qui racontaient exclusivement la Première Guerre mondiale, et pas la Seconde. Je pourrais détailler par le menu la vie dans les tranchées, pas celle du maquis. Cette fixation a malheureusement porté certains, André y compris, au pacifisme ambigu de l'entre-deux-guerres. Sa première réaction a été de se tourner vers Pétain. Pas par fascisme, bien entendu, mais en souvenir de Verdun, et pour ne pas remettre ça ! Les pétainistes se recrutaient à droite comme à gauche. Déjà, par découragement, ils préconisaient la rupture avec le modèle républicain français. Le pétainiste, finalement, est éternel. Je l'ai rencontré.

A. K. – Lorsque notre grand-père a épousé Blanche, après l'armistice de 1918, elle était déjà la mère d'un petit garçon prénommé Maurice. L'histoire, très romanesque, est typique des grandes familles bourgeoises. Devenu riche banquier, André ne vouait pas une affection extraordinaire à son beau-fils : Maurice était un homme superbe, qui profitait à plein de la belle vie des folles années d'après-guerre. Son insouciance et son train de vie dispendieux l'ont conduit à signer des chèques sans provision. Comme cela se faisait dans ce genre de milieu, notre grand-père a couvert ses dettes, mais lui a enjoint en expiation de partir aux colonies pour se faire oublier. Par malheur, il y est mort des fièvres dans les années 1930.