INTRODUCTION
Le conteur et l'historien
« Jean de Calais et sa femme devaient, à partir de ce jour, connaître un bonheur sans mélange. Pour commencer, ils donnèrent une grande fête. Ce fut un repas merveilleux. Je me trouvais pour lors dans les environs, mais on ne daigna pas m'inviter. Je repartis dare-dare.
Je passe par mon pré,
Mon conte est terminé. »
Chacun d'entre nous reconnaît ici l'une des formules qui conclut la plupart des contes. Cette reconnaissance intuitive s'accompagne aussi bien de souvenirs d'enfance que de certitudes culturelles. Le conte a été un événement de notre enfance. Il émerge confusément, associé à la mémoire rurale, à un auditoire replié sur lui-même, à une vie sociale traditionnelle et à une forme de vie communautaire que nous évoquons avec nostalgie.
Le conte Jean de Calais, dont nous citons ici l'épilogue d'une version audoise de 1937, est, parmi bien d'autres, encore largement répandu dans nos régions et outre- Atlantique, aux Antilles et au Québec. Car les conteurs existent toujours, même si la forme de leur récitation est différente de celle de leurs devanciers, même si les auditoires ont changé, même si les conditions de transmission du conte ont évolué. Le conte n'est pas seulement une expression du passé. Cette définition passéiste du conte ne serait-elle pas dictée par notre besoin de cohésion sociale symbolique et de construction de notre personnalité ? Selon la formule d'Eric Hobsbawm et Terence Ranger, ne serions-nous pas en position d'« inventer la tradition2 » ?
LES PREMIERS RECUEILS DE CONTES
Au milieu de ce siècle, les pronostics sur la survie du conte et sur les intérêts intellectuels suscités par les traditions orales suscités par les traditions orales étaient fort pessimistes. En 1956, Paul Delarue parlait en effet d'une « décadence du conte populaire français » : « Les contes que recueillent nos enquêteurs, dans la métropole du moins, proviennent le plus souvent de vieilles gens à la mémoire défaillante ; et c'est une tradition en décomposition qu'ils enregistrent. [...] Le conte populaire oral traditionnel qui correspondait à une traditionnel qui correspondait à une civilisation maintenant révolue va vers une proche et totale disparition. » C'est parce qu'ils étaient déjà animés par l'urgence de sauvegarder une oralité en voie de disparition que les folkloristes français répondent à l'appel du Congrès international de folklore, tenu à Paris vingt ans auparavant, en 19373. Lors de ce congrès, les spécialistes étrangers attirèrent l'attention des Français sur leur carence dans le domaine des recherches sur le conte. Une carence d'autant plus regrettable à leurs yeux que le conte, par nature international, ne peut s'étudier que par une étroite collaboration entre tous les pays.
Le pessimisme reposait pour une part sur une conception passéiste du conte. Or celle-ci existait déjà à la fin du XVIIIe siècle, lorsque les lettrés se piquaient de bibliophilie et d'exotisme savant en rééditant dans la Bibliothèque universelle des romans et le Cabinet des fées des contes aussi littéraires que mondains : on exhume alors Charles Perrault, Mme d'Aulnoy, Mme de Murat et leurs émules. Un siècle plus tôt, dès 1697, les « contes de vieilles » que Perrault réécrit sont édités avec un frontispice éloquent : une vieille nourrice, au coin du feu, conte à la veillée devant un auditoire d'enfants issus de la bourgeoisie citadine ou de l'aristocratie lettrée. C'est précisément la disparition des veillées qui anime les regrets de Paul Delarue : « Le conte de tradition orale a presque complètement perdu sa fonction esthétique et sociale qui était de recréer les assemblées de paysans et d'artisans durant les longues veillées d'hiver, d'accompagner certains travaux sédentaires ou monotones, de fournir un instant d'évasion et de rêve aux soldats et aux marins pendant les périodes de désœuvrement ou aux travailleurs durant les heures de repos. » Même si cette fonction « populaire » n'est pas négligeable, on ne peut la définir comme seule condition de production et de transmission du conte. Le folkloriste n'est pas un archéologue devant son terrain de fouilles.
L'appel des congressistes de 1937 relevait, d'une certaine façon, de la même démarche : le conte est alors répertorié, inventorié, classé selon les définitions et les normes de l'école historico-géographique d'Antti Aarne et Stith Thompson. En 1910, Antti Aarne a publié un premier essai de catalogue systématique du conte. En 1928, le folkloriste américain Stith Thompson complète le catalogue de Antti Aarne par ce qui est devenu The Types of the Folktale, le célèbre « Aarne-Thompson », augmenté chaque année de nouvelles versions, et réédité, sous une forme considérablement élargie, en 19614. C'est, dans son principe du moins, un catalogue systématique de tous les contes populaires du monde. Il sera adopté peu à peu par la plupart des archives et des catalogues internationaux, y compris par le catalogue du conte français de Paul Delarue.