Direction de la collection : Carine GIRAC-MARINIER
Direction éditoriale : Jacques FLORENT
Édition : Marie-Hélène CHRISTENSEN
Lecture-correction : service lecture-correction LAROUSSE
Direction artistique : Uli MEINDL
Couverture et maquette intérieure : Serge CORTESI,
Sophie RIVOIRE , Uli MEINDL
Dessin de couverture : Alain BOYER
Mise en page : Monique BARNAUD, JOUVE SARAN
Responsable de fabrication : Marlène DELBEKEN

 

 

 

 

 

 

© Éditions Larousse 2011

ISBN : 978-2-03-586800-8

 

 

AVANT D’ABORDER L’ŒUVRE

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La Peau de chagrin

Fiche d’identité de l’auteur

Balzac

Nom : Honoré de Balzac.

Naissance : 20 mai 1799, à Tours.

Famille : origine paysanne. Père fonctionnaire sous l’Empire. Particule « de » accolée au nom « Balzac » (antérieurement Balsa) en 1802.

Formation : liens étroits avec sa sœur Laure. Scolarité médiocre. Lecteur passionné. Études de droit. Stages de clerc de notaire et d’avoué.

Un jeune homme ambitieux : dès 1820, développe des réflexions philosophiques. Puissante vocation d’écrivain. S’essaye sans succès à la tragédie (Cromwell). Rêve de devenir riche et célèbre. Publie de nombreux romans populaires (« littérature marchande », « cochonneries littéraires ») sous différents pseudonymes. Éditeur et imprimeur (1825-1827) : faillite et dettes chroniques.

Premiers chefs-d’œuvre (1828-1833) : Le Dernier Chouan, signé Balzac (1829). La Peau de chagrin (1831), puis Eugénie Grandet (1833) l’imposent sur la scène littéraire. Travail acharné et publications multiples.

La gloire (1833-1840) : Le Père Goriot (1834) avec, pour la première fois, le principe du retour des personnages. Regroupe ses œuvres en « Études de mœurs » divisées en trois séries : « Scènes de la vie privée », « Scènes de la vie de province », « Scènes de la vie parisienne ». Grands romans : Le Lys dans la vallée (1836), Illusions perdues (1837-1843). Publie 20 volumes d’Études philosophiques.

La Comédie humaine (1841-1850) : conçoit le vaste ensemble de La Comédie humaine où tous ses romans fonctionnent en système (1842-1848). Expose sa doctrine dans l’Avant-Propos. Gigantesque fresque sociale de 26 tomes, 95 œuvres achevées et 48 ébauchées. Grands romans : La Cousine Bette (1847), Le Cousin Pons (1848). Mariage avec Mme Hanska (mars 1850).

Mort : le 18 août 1850 à Paris à l’âge de 51 ans.

La Peau de chagrin

Pour ou contre Balzac ?

Pour

Victor HUGO :

« Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le vice, il dissèque la passion. Il creuse et sonde l’homme, l’âme, le cœur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi. »

Discours aux funérailles de Balzac, 20 août 1850.

 

Alphonse de LAMARTINE :

« Les trois caractères dominants du talent de Balzac sont la vérité, le pathétique et la moralité. »

Cours familier de littérature, 1856.

Contre

Gustave FLAUBERT :

« Quel homme eût été Balzac, s’il eût su écrire ! »

Lettre à Louise Colet, 16 décembre 1852.

 

Paul THUREAU-DANGIN :

« Art puissant, mais brutal, excessif, inégal, cynique, ce je ne sais quoi de surchauffé, de démesuré, d’intempérant et de monstrueux. »

Histoire de la monarchie de Juillet, 1884.

 

Gustave LANSON :

« Absence de mesure : il est intarissable surtout ce qui l’amuse, et ce qui l’amuse, c’est la réalité qui est précisément inépuisable. Prétention à la pensée : c’est là un vice romantique qui l’amène à étaler au beau milieu de son récit de grandes tirades morales et philosophiques. »

Histoire de la littérature française, 1953.

La Peau de chagrin

Repères chronologiques

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La Peau de chagrin

Fiche d’identité de l’œuvre

La Peau de chagrin

Auteur : Honoré de Balzac (32 ans).

Genre : roman (ou conte) fantastique.

Forme : prose du XIXe siècle.

Structure : une préface, 3 parties, un épilogue.

Principaux personnages : Raphaël de Valentin, jeune aristocrate déclassé, intellectuel, idéaliste et ambitieux ; ses amis : Rastignac, arriviste cynique et jouisseur ; Émile, journaliste, confident de Raphaël ; Foedora, « la femme sans cœur », belle, cruelle, inaccessible ; Pauline, jeune fille pure éprise de Raphaël ; Aquilina et Euphrasie, courtisanes ; l’antiquaire, vieillard diabolique.

Sujet : en octobre 1830, Raphaël de Valentin, après avoir perdu sa dernière pièce d’or dans une maison de jeu, décide de se suicider. En attendant le soir, il entre dans un magasin d’antiquités où un vieillard mystérieux lui propose un talisman : une peau de chagrin qui lui permettra de satisfaire ses moindres désirs. Mais, à chaque vœu, son espérance diminuera. Raphaël accepte le pacte. Après avoir rencontré trois de ses amis, il se trouve entraîné dans une folle soirée de plaisirs, chez le financier Taillefer. C’est là qu’il raconte son passé à Émile, notamment son amitié pour la modeste Pauline, fille de sa logeuse, et sa passion malheureuse pour Foedora. Le lendemain de la fête, Raphaël apprend que son désir de richesse a été exaucé : il vient d’hériter d’une fortune colossale. Le voilà riche et puissant. Mais, désormais, chaque souhait a son prix : la peau rétrécit et sa vie s’abrège. Épouvanté, Raphaël vit en reclus. Mais le hasard le met en présence de Pauline devenue une belle et riche jeune femme. Il cède à l’amour qu’elle lui inspire. Il mourra dans une étreinte.

Principaux thèmes : le désir, le fantastique, la société, la richesse, la pauvreté, la femme, la passion, Paris.

La Peau de chagrin

Pour ou contre La Peau de chagrin ?

Pour

Philarète CHASLES :

« Lisez La Peau de chagrin ; vous en avez pour trois nuits d’images éclatantes et terribles qui soulèveront les rideaux de votre alcôve, pour peu que la nature vous ait doués d’imagination ; et pour un an de réflexion si vous êtes né contemplateur, observateur et penseur. »

Le Messager des chambres, samedi 6 août 1831.

 

Stefan ZWEIG :

« Pour la première fois, Balzac laisse soupçonner sa taille dans La Peau de chagrin, son premier vrai roman, parce qu’il y découvre son but futur : le roman conçu comme une coupe à travers la société tout entière, mêlant les classes supérieures aux inférieures, la pauvreté et la richesse, les privations et les prodigalités, les hommes de génie et la bourgeoisie, le Paris de la solitude et celui des salons. »

Balzac, le roman de sa vie, Albin Michel, 1946.

 

André PIEYRE DE MANDIARGUES :

« Rien n’est plus « romantique » que le thème d’un pacte conclu par l’homme avec une puissance inférieure et maudite. » Préface à La Peau de chagrin, Gallimard, 1966.

Contre

SAINTE-BEUVE :

« La Peau de chagrin, fétide et putride, spirituel, pourri, enluminé, papilloté et merveilleux par la manière de saisir et de faire briller les moindres petites choses. »

Lettre à Victor Pavie, 18 septembre 1831.

 

Maurice BARDÈCHE :

« En 1830, il écrivait La Peau de chagrin parce que le roman philosophique était à la mode. »

Balzac romancier, Plon, 1949.

La Peau de chagrin

Pour mieux lire l’œuvre

e9782035868008_i0005.jpg Au temps de Balzac

La révolution de 1830 : une déception

La Peau de chagrin porte la marque de l’époque dans laquelle s’inscrit l’intrigue : la fin de la Restauration et le début de la monarchie de Juillet. On passe de Charles X, roi de France, à Louis-Philippe Ier, duc d’Orléans, « roi des Français ». La nuance est de taille : le nouveau régime met en place une monarchie rénovée, assise sur une Constitution, avec, à sa tête, un roi-citoyen qui doit ouvrir le pays à la modernité. Suite logique des Trois Glorieuses (27-28-29 juillet), journées révolutionnaires faites d’enthousiasme et d’espoirs, le nouveau régime n’apportera cependant que déception à une jeunesse ardente. Et c’est une société « dangereusement sceptique, blasée et railleuse1 » qui prendra forme sous le règne de Louis-Philippe.

Une société dans laquelle dominent des nouveaux riches (comme le banquier Taillefer), tandis que la pensée ou l’art, méprisés, ne savent comment exister. Nulle place pour l’idéal ; le talent conduit à une impasse. Désormais, on est bourgeois, mondain et riche, ou l’on n’est rien. Certains, comme Rastignac, opportuniste sans scrupules, saisiront toutes les occasions de se faire une place de choix dans les milieux en vue. D’autres, comme Raphaël, aristocrate déclassé refusant le compromis, viendront grossir les rangs d’une génération désespérée, en proie au « mal du siècle », cette langueur faite d’amertume, de découragement et de lassitude qui conduira au suicide les plus délicats.

La Peau de chagrin : la formule du roman balzacien

C’est avec Le Dernier Chouan (1929) que Balzac trouve sa voie. Premier roman signé de son nom, cette œuvre fondatrice influencée par les romans historiques de l’Anglais Walter Scott inspirera à son auteur une fierté légitime, même si elle fut un échec commercial  : « C’est décidément un magnifique poème. La passion y est sublime. Le pays et la guerre y sont dépeints avec une perfection et un bonheur qui m’ont surpris3. » La même année, un essai, La Physiologie du mariage, « publiée par un jeune célibataire » ( !) connaîtra un succès de scandale : désormais plus personne n’oubliera le nom de Balzac !

Peu après, paraît une « fantaisie presque orientale où la Vie elle-même est peinte aux prises avec le Désir, principe de toute Passion4 ». C’est La Peau de chagrin. Conte pour certains, roman pour d’autres, l’œuvre préface, par bien des aspects, le roman balzacien type tel qu’il prendra forme à partir de 1833, avec Eugénie Grandet. On y trouve ce que l’on appellera plus tard « le réalisme balzacien », qui consiste à montrer la réalité dans le moindre détail. Mais aussi un puissant souffle romantique avec le personnage désespéré de Raphaël, une réflexion philosophique où s’exprime un penseur qui se rêve grand esprit, et une magistrale peinture sociale. À cela s’ajoute une veine fantastique qui fait toute l’originalité du roman. Balzac l’exploitera plus tard dans d’autres récits comme L’Élixir de longue vie (1830), Maître Cornélius (1831), Melmoth réconcilié (1835).

Des traits autobiographiques et des influences littéraires

Comment Balzac a-t-il conçu La Peau de chagrin ? D’abord en puisant dans sa propre vie. À l’exemple de Raphaël, l’écrivain a vécu dans une mansarde : « À 18 ans, je quittais la maison paternelle, et j’étais dans un grenier, sur Lesdiguières ; y menant la vie que j’ai décrite dans La Peau de chagrin5. » Balzac voulait composer une Théorie de la volonté, Raphaël s’y attelle. On retrouve aussi dans la personnalité du héros le jeune Balzac, avec sa soif de réussite et de reconnaissance, son ambition intellectuelle, son goût du luxe, son attrait pour les passions romanesques et sa fascination pour les femmes du monde. Enfin, c’est dans le Paris de 1830 que se déroule l’action, celui que Balzac, grand observateur des lieux et des êtres, a arpenté, celui où il a vécu, mangé, aimé. Mais La Peau de chagrin s’inspire aussi des Dangers de l’inconduite, une nouvelle antérieure de l’auteur parue en 1830, où l’on retrouve, notamment, le personnage inquiétant de l’usurier Gobseck, prototype du vieillard diabolique de La Peau de chagrin.

Enfin, grand lecteur, Balzac s’est imprégné de certaines œuvres. La filiation avec les contes des Mille et Une Nuits s’affiche explicitement  : La Peau de chagrin est un « conte oriental, fait avec nos mœurs, avec nos fêtes, nos salons, nos intrigues et notre civilisation 6 ». Melmoth (1820) de Charles R. Maturin, de même que le Faust de Goethe, traduit par Gérard de Nerval en 1827, ont également laissé leur marque, puisque Balzac reprend le thème fondateur de ces œuvres : le pacte avec une puissance infernale.

Un succès programmé et durable

Pendant plusieurs mois, Balzac se donne tout entier à La Peau de chagrin : « Je travaille jour et nuit, ne vivant que de café7. » Ses efforts sont payés de succès puisque, en quelques jours, les 750 exemplaires du premier tirage sont épuisés. Mais, si le talent de l’auteur explique cette réussite qui se confirmera par de nouveaux tirages et plusieurs éditions, le sens commercial de Balzac est aussi pour beaucoup dans la fortune de l’œuvre. En effet, avant la publication, l’écrivain a pris soin de mettre le public en appétit en demandant à ses amis journalistes de publier certains extraits dans les journaux littéraires les plus fameux de l’époque. Balzac lui-même a donné des lectures dans les salons où il a ses entrées (par exemple chez madame Récamier). Enfin, dans La Caricature du 11 août 1831, il a rédigé, en personne, sous un pseudonyme, l’éloge de son roman ! Aussi, bien que discuté par la critique, Balzac, avec La Peau de chagrin , s’attachera un public fidèle et définitivement conquis. Quand il réunira ses romans dans l’incroyable somme de La Comédie humaine (137 œuvres qui communiquent entre elles), il donnera à ce livre une place qui en dit long sur sa nature véritable : juste après les Études de mœurs, en première place dans les Études philosophiques.

e9782035868008_i0006.jpgL’essentiel

Alors que la France aborde une nouvelle page de son histoire après la révolution de 1830, La Peau de chagrin reflète le désarroi d’une jeunesse qui ne trouve pas ses repères dans une société réglée par l’argent. Récit en parti autobiographique, mais aussi nourri de souvenirs littéraires, l’oeuvre pose les principes du roman balzacien en lui ajoutant une veine fantastique qui conquiert d’emblée le public

e9782035868008_i0007.jpg L’œuvre aujourd’hui

Un classique de la littérature fantastique

Le champ de la littérature fantastique en France est limité : parmi les œuvres-clés (toutes écrites au XIXe siècle), on citera Smarra ou les Démons de la nuit (1821) et Trilby ou le Lutin d’Argail (1822) de Charles Nodier ; La Cafetière (1831) et La Morte amoureuse, (1836) de Théophile Gautier (1811-1872) ; La Vénus d’Ille (1837) de Mérimée. Et bien sûr La Peau de chagrin, qui contredit l’analyse de Théophile Gautier : « Le Français n’est pas naturellement fantastique, et en vérité il n’est guère facile de l’être dans un pays où il y a tant de réverbères et de journaux. — Le demi-jour, si nécessaire au fantastique, n’existe en France ni dans la pensée, ni dans la langue, ni dans les maisons9. » Car c’est précisément ce trouble qui séduit le lecteur dans l’œuvre de Balzac, notamment le jeune public, plus que jamais fasciné par l’étrange.

e9782035868008_i0006.jpgL’essentiel

La Peau de chagrin permet d’aborder La Comédie humaine en s’initiant au style de Balzac. L’oeuvre propose à travers le destin des personnages une étude de moeurs où Balzac montre les mécanismes sociaux dans toute leur complexité. À la fois récit fantastique et document sur la société de 1830, l’histoire de Raphaël ouvre une réflexion sur des problématiques toujours d’actualité.

La Peau de chagrin

LA PEAU DE CHAGRIN

Balzac

 

 

 

Roman (1831)

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La Peau de chagrin

I. Le talisman

Épisode 1

Vers la fin du mois d’octobre 1830, un jeune homme au « sourire amer » entre dans une maison de jeu, à Paris. Après avoir joué et perdu sa dernière pièce d’or, il décide de se jeter dans la Seine aussitôt que la nuit sera tombée. En attendant le moment fatal, il erre dans Paris « d’un pas mélancolique » puis finit par entrer dans un magasin d’antiquités où sont accumulés objets, meubles, livres et œuvres d’art. Tout à coup une voix terrible l’appelle ; « une espèce de fantôme » fait irruption devant lui : « Il ne l’avait entendu ni venir, ni parler ni se mouvoir. »

 

Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte10 en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul11, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné12, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques13 qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse14. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que Le Peseur d’or15 de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse d’inquisiteur16, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait17 une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux18 ; vous y auriez lu la tranquillité lucide19 d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu.

Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel20 ou le masque ricaneur du Méphistophélès21, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. Le moribond22 frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion, sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière, ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet23 mystérieux. Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques24 images.

 

Le jeune inconnu avoue qu’en attendant la nuit il est venu regarder les richesses du magasin.

 

Le soupçonneux marchand examina d’un œil sagace25 le morne visage de son faux chaland26 tout en l’écoutant parler. Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres destinées qui naguère avaient fait frémir les joueurs, il lâcha les mains ; mais par un reste de suspicion 27 qui révéla une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet28 :

— Êtes-vous, depuis trois ans, surnuméraire29 au trésor30, sans y avoir touché de gratification31 ?

L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.

— Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu au monde, ou bien êtes-vous déshonoré ?

— Si je voulais me déshonorer, je vivrais.

— Avez-vous été sifflé aux Funambules32, ou vous trouvez-vous obligé de composer des flons flons33 pour payer le convoi34 de votre maîtresse ? N’auriez-vous pas plutôt la maladie de l’or ? Voulez-vous détrôner l’ennui ? Enfin, quelle erreur vous engage à mourir ?

— Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent la plupart des suicides. Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes et qu’il est difficile d’exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères. Et, ajouta-t-il d’un ton de voix dont la fierté sauvage démentait35 ses paroles précédentes, je ne veux mendier ni secours ni consolations.

— Eh ! eh !

Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour toute réponse ressemblèrent au cri d’une crécelle36. Puis il reprit ainsi :

— Sans vous forcer à m’implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un heller d’Allemagne, un copec de Russie, un farthing37 d’Écosse, une seule des sesterces38 ou des oboles39 de l’ancien monde, ni une piastre40 du nouveau, sans vous offrir quoi que ce soit en or, argent, billon41, papier, billet, je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel42.

Le jeune homme crut le vieillard en enfance43, et resta comme engourdi, sans oser répondre.

— Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette peau de chagrin44, ajouta-t-il.

Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siège où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète45. Le jeune incrédule 46 s’approcha de ce prétendu talisman47 qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale48. Cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour la regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité49 : les grains50 noirs du chagrin étaient si soigneusement polis51 et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat52, les aspérités53 de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard, qui, pour toute réponse, sourit avec malice. Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était dupe en ce moment de quelque charlatanisme54. Il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon55. […]

— Puisque vous êtes un orientaliste56, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence57.

Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire58 de cette peau merveilleuse59, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.

— J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre60.

Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent y chercher quelque chose.

— Que voulez-vous ? demanda le vieillard.

— Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées.

Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.

— L’industrie du Levant61 a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude.

— Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu !

Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante :

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Ce qui voulait dire en français :

SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÉDERAS TOUT.
MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A
VOULU AINSI. DÉSIRE, ET TES DÉSIRS
SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE
TES SOUHAITS SUR TA VIE.
ELLE EST LÀ. À CHAQUE
VOULOIR62 JE DÉCROÎTRAI
COMME TES JOURS.
ME VEUX-TU ? PRENDS. DIEU
T’EXAUCERA63.
SOIT !

— Ah ! vous lisez couramment le sanscrit64, dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé en Perse65 ou dans le Bengale66 ?

— Non, monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique67, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.

Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense déjà plus à mourir.

— Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère ? demanda le jeune inconnu.

Le vieillard hocha de la tête et dit gravement :

— Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissez en avoir ; mais, tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance.

 

« J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas nourri », constate amèrement l’inconnu.

Il s’empare alors du talisman et, par provocation, fait les vœux les plus fous.

 

— Voyons ! ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive 68 et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale69 digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs70, plus pétillants, et soient de force à nous enivrer pour trois jours ! Que la nuit soit parée de femmes ardentes ! […]

 

« Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer. » […]

 

— Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde71 ? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte : tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant72. Le brachmane73 auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser ; mais j’en laisse le soin aux événements de votre nouvelle existence. Après tout, vous vouliez mourir ? Eh bien ! votre suicide n’est que retardé.

L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont l’intention demi-philanthropique74 lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria :

— Je verrai bien, monsieur, si ma fortune75 changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne vous moquez pas d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse ! Vous comprendrez alors le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue76 de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés77.

Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer : il courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité 78 de la peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques79 et put entrer dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous.

— Animal !

— Imbécile !

Telles furent les gracieuses interpellations qu’ils échangèrent.

— Eh ! c’est Raphaël.

— Ah bien ! nous te cherchions.

— Quoi ! c’est vous ?

Ces trois phrases amicales succédèrent à l’injure aussitôt que la clarté d’un réverbère balancé par le vent frappa les visages de ce groupe étonné.

— Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu’il avait failli renverser, tu vas venir avec nous.

— De quoi s’agit-il donc ?

— Avance toujours, je te conterai l’affaire en marchant.

De force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis, qui, l’ayant enchaîné par les bras dans leur joyeuse bande, l’entraînèrent vers le Pont-des-Arts80.

— Mon cher, dit l’orateur81 en continuant, nous sommes à ta poursuite depuis une semaine environ. À ton respectable hôtel Saint- Quentin82, dont par parenthèse l’enseigne83 inamovible84 offre des lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau85, ta Léonarde86 nous a dit que tu étais parti pour la campagne au mois de juin. Cependant nous n’avions certes pas l’air de gens d’argent, huissiers87, créanciers88, gardes du commerce, etc. N’importe ! Rastignac t’avait aperçu la veille aux Bouffons89, nous avons repris courage, et mis de l’amour-propre à découvrir si tu te perchais sur les arbres des Champs-Élysées, si tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philanthropiques où les mendiants dorment appuyés sur des cordes tendues90, ou si, plus heureux, ton bivouac91 n’était pas établi dans quelque boudoir 92. Nous ne t’avons rencontré nulle part, ni sur les écrous93 de Sainte-Pélagie94, ni sur ceux de la Force95 ! Les ministères, l’Opéra, les maisons conventuelles96, cafés, bibliothèques, listes de préfets, bureaux de journalistes, restaurants, foyers de théâtre, bref, tout ce qu’il y a dans Paris de bons et de mauvais lieux ayant été savamment explorés, nous gémissions sur la perte d’un homme doué d’assez de génie pour se faire également chercher à la cour et dans les prisons. Nous parlions de te canoniser97 comme un héros de juillet98 ! et, ma parole d’honneur, nous te regrettions.

En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts, d’où, sans les écouter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce fleuve, dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée.

Clefs d’analyse

Épisode 1

 

Action et personnages

  1. Dans quelle intention le jeune homme pénètre-t-il chez l’antiquaire ?
  2. En vous référant aux indices les plus révélateurs du récit (premier paragraphe), justifiez l’expression « cet être bizarre » qui désigne le petit vieillard. Réalisez le même travail pour justifier l’emploi de l’expression « ce vieux génie ».
  3. Décrivez la personnalité et l’état psychologique du jeune homme à la lumière de sa réplique : « Ne cherchez pas… ni secours ni consolations ».
  4. Quelle proposition le vieillard fait-il au jeune désespéré ? Pourquoi ce dernier croit-il que son interlocuteur est fou ?
  5. Quelles sont les particularités de la peau de chagrin ? Quelles réactions successives affiche le jeune homme devant le « prétendu talisman » ?
  6. Comment réagit la Peau quand l’inconnu tente de l’entamer avec le stylet du vieillard ? Quand il la met dans sa poche en sortant du magasin d’antiquités ?
  7. Quel marché propose le texte inscrit sur la Peau ? Comment expliquez-vous que tous ceux à qui le marchand a offert la Peau aient refusé la proposition ?
  8. Quels souhaits exprime l’inconnu ? Que révèle-t-il ainsi de sa vie et de son caractère ?
  9. Les amis de l’inconnu méritent-ils d’être évoqués comme une « joyeuse bande » par le narrateur ? Pourquoi ? Prenez appui sur la scène de la rencontre entre le héros et ses camarades.

 

Langue

  1. Le héros est tour à tour évoqué comme « le moribond », « le jeune homme », « l’inconnu » : quelles nuances sont attachées à ces trois façons de nommer ce personnage au début du roman ?

 

Genre ou thèmes

  1. À qui s’adresse le narrateur dans la phrase « Figurez-vous… »  ? Trouvez dans le premier paragraphe du récit une autre intervention de ce type. À votre avis, pour quelle raison le narrateur affirme-t-il ainsi sa présence ?
  2. Montrez que l’apparition du vieillard, sa personnalité et les pouvoirs de la peau de chagrin inscrivent d’emblée le récit dans le registre fantastique.
  3. Commentez la force dramatique des mots du marchand : « Après tout, vous vouliez mourir ? Eh bien ! votre suicide n’est que retardé. »

 

Écriture

  1. À la place de l’inconnu, auriez-vous accepté le pacte proposé par la peau de chagrin ? Expliquez très précisément vos raisons.
  2. Le vieillard surgit dans le magasin de façon tout à fait inattendue. Imaginez une scène semblable dans laquelle vous êtes surpris par l’arrivée brusque et imprévue d’un personnage énigmatique au moment où vous vous y attendez le moins.

 

Pour aller plus loin

  1. L’action commence en 1830. En vous aidant de l’avant-texte de votre Petit Classique et en vous reportant à un livre d’histoire, expliquez pourquoi cette date est importante en France sur le plan politique et social.

e9782035868008_i0010.jpgÀ retenir

Le fantastique se définit comme l’irruption d’un fait inexplicable et inquiétant dans le quotidien d’un personnage. L’apparition soudaine du petit vieillard, son physique saisissant et ses sarcasmes baignent le récit dans une atmosphère étrange. Quant à la Peau qui promet à l’inconnu de réaliser tous ses désirs aux dépens de sa vie, elle est l’instrument magique et redoutable d’une mort retardée.

Épisode 2

Les trois amis entraînent Raphaël chez le banquier Taillefer. Pour célébrer le lancement d’un nouveau journal, cet homme d’affaires immensément riche organise une fête de tous les plaisirs, où se presse une foule d’artistes, de journalistes et d’écrivains. Le décor est somptueux.

 

Avant de quitter les salons, Raphaël y jeta un dernier coup d’œil. Son souhait était certes bien complètement réalisé : la soie et l’or tapissaient les appartements, de riches candélabres99 supportant d’innombrables bougies faisaient briller les plus légers détails des frises100 dorées, les délicates ciselures du bronze et les somptueuses couleurs de l’ameublement ; les fleurs rares de quelques jardinières 101 artistement construites avec des bambous, répandaient de doux parfums ; les draperies respiraient102 une élégance sans prétention  ; il y avait en tout je ne sais quelle grâce poétique dont le prestige devait agir sur l’imagination d’un homme sans argent.

 

Après « les jouissances excessives du festin », d’autres distractions attendent les invités ivres de vins et de paroles : « Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil103, un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés104 dont les yeux s’allumèrent comme autant de diamants. Riches étaient les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. » Raphaël de Valentin (c’est le nom du héros) et son ami Émile (« un jeune journaliste qui avait conquis plus de gloire à ne rien faire que les autres n’en recueillent de leurs succès ») admirent les splendides créatures.

 

Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d’abord arriver près d’eux une grande fille bien proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui saisissait l’âme par de vigoureux contrastes. Sa chevelure noire, lascivement105 bouclée, semblait avoir déjà subi les combats de l’amour, et retombait en flocons légers sur ses larges épaules, qui offraient des perspectives attrayantes à voir ; de longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou majestueux sur lequel la lumière glissait par intervalles en révélant la finesse des plus jolis contours, sa peau, d’un blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et animés de ses vives couleurs ; l’œil, armé de longs cils, lançait des flammes hardies, étincelles d’amour ; la bouche, rouge, humide, entrouverte, appelait le baiser. […]

 

Vêtue d’une robe en velours rouge, elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà tombées de la tête de ses compagnes, et d’une main dédaigneuse tendait aux deux amis un plateau d’argent. Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait un bras blanc, qui se détachait vivement sur le velours. Elle était là comme la reine du plaisir, comme une image de la joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors amassés par trois générations, qui rit sur des cadavres, se moque des aïeux, dissout des perles et des trônes, transforme les jeunes gens en vieillards, et souvent les vieillards en jeunes gens ; de cette joie permise seulement aux géants fatigués du pouvoir, éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre est devenue comme un jouet.

— Comment te nommes-tu ? lui dit Raphaël.

— Aquilina.

— Oh ! oh ! tu viens de Venise sauvée106, s’écria Émile.

— Oui, répondit-elle. De même que les papes se donnent de nouveaux noms en montant au-dessus des hommes, j’en ai pris un autre en m’élevant au-dessus de toutes les femmes.

 

Arrive « la plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite créature qui sous la baguette d’une fée fût jamais sortie d’un œuf enchanté ».

 

Elle était arrivée à pas muets, et montrait une figure délicate, une taille grêle107, des yeux bleus ravissants de modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade108 ingénue109, qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus blanche ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. À Paris seulement se rencontrent ces créatures au visage candide110 qui cachent la dépravation111 la plus profonde, les vices112 les plus raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d’une marguerite. Trompés d’abord par les célestes113 promesses écrites dans les suaves114 attraits de cette jeune fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées par Aquilina, et se mirent à la questionner. […]

 

— Je voudrais bien savoir, dit Émile à cette jolie créature, si parfois tu songes à l’avenir.

— L’avenir ! répondit-elle en riant. Qu’appelez-vous l’avenir ? Pourquoi penserais-je à ce qui n’existe pas encore ? Je ne regarde jamais ni en arrière ni en avant de moi. N’est-ce pas déjà trop que de m’occuper d’une journée à la fois ? D’ailleurs, l’avenir, nous le connaissons, c’est l’hôpital.

— Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et ne pas éviter d’y aller ? s’écria Raphaël.

— Qu’a donc l’hôpital de si effrayant ? demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne sommes ni mères ni épouses, quand la vieillesse nous met des bas noirs aux jambes et des rides au front, flétrit tout ce qu’ily a de femme en nous et sèche la joie dans les regards de nos amis, de quoi pourrions-nous avoir besoin ? Vous ne voyez plus alors en nous, de notre parure, que sa fange primitive 115, qui marche sur deux pattes, froide, sèche, décomposée, et va produisant un bruissement de feuilles mortes. Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons, l’ambre116 qui réjouissait le boudoir prend une odeur de mort et sent le squelette ; puis, s’il se trouve un cœur dans cette boue, vous y insultez tous, vous ne nous permettez même pas un souvenir. Ainsi, que nous soyons, à cette époque de la vie, dans un riche hôtel à soigner des chiens, ou dans un hôpital à trier des guenilles117, notre existence n’est-elle pas exactement la même ? Cacher nos cheveux blancs sous un mouchoir à carreaux rouges et bleus ou sous des dentelles, balayer les rues avec du bouleau118 ou les marches des Tuileries119 avec du satin120, être assises à des foyers dorés121 ou nous chauffer à des cendres dans un pot de terre rouge122, assister au spectacle de la Grève123, ou aller à l’Opéra, y a-t-il donc là tant de différence ?

Aquilina mia124, jamais tu n’as eu tant de raison au milieu de tes désespoirs, reprit Euphrasie. Oui, les cachemires125, les vélins126, les parfums, l’or, la soie, le luxe, tout ce qui brille, tout ce qui plaît ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison contre nos folies, mais le bonheur nous absout127. Vous riez de ce que je dis, s’écria-t-elle en lançant un sourire venimeux128 aux deux amis ; n’ai-je pas raison ? J’aime mieux mourir de plaisir que de maladie. Je n’ai ni la manie de la perpétuité129 ni grand respect pour l’espèce humaine à voir130 ce que Dieu en fait ! Donnez-moi des millions, je les mangerai ; je ne voudrais pas garder un centime pour l’année prochaine. Vivre pour plaire et régner, tel est l’arrêt131 que prononce chaque battement de mon cœur. La société m’approuve ; ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissipations ?132 Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins la rente133 de ce que je dépense tous les soirs ? pourquoi nous bâtissez-vous des hôpitaux ? Comme il ne nous a pas mis entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie, je serais bien sotte de ne pas m’amuser.

— Et les autres ? dit Émile.

— Les autres ? Eh bien, qu’ils s’arrangent ! J’aime mieux rire de leurs souffrances que d’avoir à pleurer sur les miennes. Je défie un homme de me causer la moindre peine.

— Qu’as-tu donc souffert pour penser ainsi ? demanda Raphaël.

— J’ai été quittée pour un héritage, moi ! dit-elle en prenant une pose qui fit ressortir toutes ses séductions. Et cependant j’avais passé les nuits et les jours à travailler pour nourrir mon amant. Je ne veux plus être la dupe d’aucun sourire, d’aucune promesse, et je prétends faire de mon existence une longue partie de plaisir.

— Mais, s’écria Raphaël, le bonheur ne vient-il donc pas de l’âme ?

— Eh bien, reprit Aquilina, n’est-ce rien que de se voir admirée, flattée, de triompher de toutes les femmes, même des plus vertueuses, en les écrasant par notre beauté, par notre richesse ? D’ailleurs nous vivons plus en un jour qu’une bonne bourgeoise en dix ans, et alors tout est jugé.

— Une femme sans vertu n’est-elle pas odieuse ? dit Émile à Raphaël.

Euphrasie leur lança un regard de vipère, et répondit avec un inimitable accent d’ironie :

— La vertu ! nous la laissons aux laides et aux bossues. Que seraient-elles sans cela, les pauvres femmes ?

— Allons, tais-toi, s’écria Émile, ne parle point de ce que tu ne connais pas.

— Ah ! je ne la connais pas ! reprit Euphrasie. Se donner pendant toute la vie à un être détesté, savoir élever des enfants qui vous abandonnent, et leur dire : Merci ! quand ils vous frappent au cœur ; voilà les vertus que vous ordonnez à la femme. Encore, pour la récompenser de son abnégation134, venez-vous lui imposer des souffrances en cherchant à la séduire ; si elle résiste, vous la compromettez. Jolie vie ! Autant rester libres, aimer ceux qui nous plaisent et mourir jeunes.

— Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour ?

— Eh bien, répondit-elle, au lieu d’entremêler mes plaisirs de chagrins, ma vie sera coupée en deux parts : une jeunesse certai-nement joyeuse, et je ne sais quelle vieillesse incertaine pendant laquelle je souffrirai tout à mon aise.

 

En fin de soirée, alors que les invités écroulés sous le poids des plaisirs laissent place au silence, Émile interroge Raphaël :

« Quelle expérience voulais- tu donc faire en te jetant dans la Seine ?

Ah ! si tu connaissais ma vie », lui répond le jeune désespéré avant d’entamer le récit de ses jeunes années …

La Peau de chagrin

II. La femme sans cœur

Épisode 2

D’abord, Raphaël évoque son père :

 

Pour te révéler les tristesses de ma vie, il suffira peut-être de te dépeindre mon père : un grand homme sec et mince, le visage en lame de couteau, le teint pâle, à parole brève, taquin comme une vieille fille, méticuleux comme un chef de bureau. Sa paternité planait au-dessus de mes lutines135 et joyeuses pensées, et les enfermait comme sous un dôme de plomb. Si je voulais lui manifester un sentiment doux et tendre, il me recevait en enfant qui va dire une sottise. Je le redoutais bien plus que nous ne craignions naguère nos maîtres d’étude. J’avais toujours huit ans pour lui. Je crois encore le voir devant moi : dans sa redingote marron, où il se tenait droit comme un siège pascal136, il avait l’air d’un hareng saur137 enveloppé dans la couverture rougeâtre d’un pamphlet138. Cependant j’aimais mon père, au fond il était juste. Peut-être ne haïssons-nous pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures, et qu’elle est adroitement entremêlée de bonté. Si mon père ne me quitta jamais, si jusqu’à l’âge de vingt ans, il ne laissa pas dix francs à ma disposition, dix coquins, dix libertins de francs, trésor immense dont la possession vainement enviée me faisait rêver d’ineffables139 délices, il cherchait du moins à me procurer quelques distractions.

 

Puis, il raconte la ruine financière de sa famille qui n’a pas réussi à récupérer les terres dont elle était propriétaire, à l’étranger, sous l’Empire140.

Dix mois après avoir payé ses créanciers, mon père mourut de chagrin. Il m’adorait et m’avait ruiné ; cette idée le tua. En 1826, à l’âge de vingt-deux ans, vers la fin de l’automne, je suivis tout seul le convoi141 de mon premier ami, de mon père. Peu de jeunes gens se sont trouvés, seuls avec leurs pensées, derrière un corbillard, perdus dans Paris, sans avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis par la charité publique ont au moins pour avenir le champ de bataille, pour père le gouvernement ou le procureur du roi142, pour refuge un hospice143. Moi, je n’avais rien ! Trois mois après, un commissaire-priseur144 me remit onze cent douze francs, produit net et liquide de la succession paternelle145. Des créanciers m’avaient obligé à vendre notre mobilier. Accoutumé dès ma jeunesse à donner une grande valeur aux objets de luxe dont j’étais entouré, je ne pus m’empêcher de marquer une sorte d’étonnement à l’aspect de ce reliquat exigu146.

— Oh ! me dit le commissaire-priseur, tout cela était bien rococo147. Mot épouvantable qui flétrissait toutes les religions148 de mon enfance et me dépouillait de mes premières illusions, les plus chères de toutes. Ma fortune se résumait par un bordereau de vente149, mon avenir gisait dans un sac de toile qui contenait onze cent douze francs, la société m’apparaissait en la personne d’un huissier-priseur150 qui me parlait le chapeau sur la tête. Un valet de chambre qui me chérissait, et auquel ma mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère151, Jonathas me dit en quittant la maison d’où j’étais si souvent sorti joyeusement en voiture pendant mon enfance :

— Soyez bien économe, monsieur Raphaël !

Il pleurait, le bon homme. […]

 

Malgré la voix intérieure qui doit soutenir les hommes de talent dans leurs luttes, et qui me criait : Courage ! marche ! malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude, malgré l’espoir dont j’étais animé en comparant les ouvrages nouveaux admirés du public à ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi comme un enfant. J’étais la proie d’une excessive ambition, je me croyais destiné à de grandes choses, et me sentais dans le néant. J’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis. […]

Clefs d’analyse

Épisode 2

 

Action et personnages

  1. « Son souhait était certes bien complètement réalisé » : montrez que la soirée organisée par le banquier Taillefer répond très exactement aux souhaits de Raphaël.
  2. Relevez quelques adjectifs insistant sur la sensualité d’Aquilina : à partir de quel point de vue le portrait de la jeune femme est-il développé ? Sur quels détails du physique ce regard s’attarde-t-il ?
  3. Quelle contradiction fait apparaître le portrait d’Euphrasie ? Appuyez-vous sur les deux champs lexicaux dominants.
  4. Comment Euphrasie conçoit-elle la vie ? Essayez d’expliquer sa vision et ses choix à la lumière de ce qu’elle révèle de son passé.
  5. Caractérisez la relation de Raphaël avec son père et opposez leurs deux personnalités pour en faire ressortir les différences.
  6. Quel drame a marqué la jeunesse de Raphaël ? Comment se présente son avenir ?
  7. Quel âge a Raphaël à la mort de son père ? En quelle année sommes-nous ?
  8. À quel métier se destine Raphaël ? Relevez les contradictions dans son état d’esprit.

 

Langue

  1. Que suggère le « tu » utilisé par Raphaël et Émile lorsqu’ils s’adressent à Aquilina et à Euphrasie ?
  2. Qui Aquilina désigne-t-elle à travers les pronoms « nous » et « vous » qu’elle utilise quand elle évoque la vieillesse ?

 

Genre ou thèmes

  1. « […] toutes les merveilles de ce palais » : justifiez, à partir du récit, l’expression du narrateur évoquant l’hôtel particulier du banquier. Qu’apprenons-nous sur ces riches demeures du XIXe siècle ?
  2. Relevez et analysez un passage expliquant le pouvoir des femmes comme Aquilina sur les hommes.
  3. En vous appuyant notamment sur les antithèses, montrez le réalisme avec lequel Aquilina évoque la vieillesse des courtisanes.
  4. Que fait ressortir l’évocation des femmes vertueuses par les voix d’Aquilina et d’Euphrasie ? Que pensez-vous de leurs idées ?
  5. Dans quelles circonstances Raphaël commence-t-il le récit de sa vie ? Qui devient alors le principal narrateur ? À qui s’adresse-t-il ?
  6. Quel est le titre de la deuxième partie du roman ? Qu’annonce-t-il ?

 

Écriture

  1. Euphrasie dit ne pas s’intéresser à l’avenir (« Pourquoi penserais-je à ce qui n’existe pas encore ? »). En ce qui vous concerne, pensez-vous souvent à votre futur ? Comment l’envisagez-vous ?
  2. Raphaël brosse le portrait d’un père extrêmement sévère. À votre tour, évoquez une personne de votre connaissance (membre de votre famille, professeur, commerçant…) à l’apparence et au caractère autoritaire. Vous expliquerez l’effet que cette personne produit sur vous et la manière dont vous vous comportez avec elle.

 

Pour aller plus loin

  1. Quel est le nom d’une célèbre courtisane, héroïne du roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias (1848) ?

e9782035868008_i0010.jpgÀ retenir

Le réalisme repose sur l’observation objective de la réalité qui nous entoure. Il consiste à montrer sous une forme concrète la vérité d’une situation, d’une personne ou d’un environnement. Ainsi les deux courtisanes évoquent-elles, sans les enjoliver, la dure destinée des filles de joie, leur vieillesse pauvre et solitaire, en opposition radicale avec la beauté tapageuse de leur jeunesse et les plaisirs du vice.

Épisode 3

Pourtant, Raphaël réagit : à vingt-deux ans, tous les espoirs sont permis ! Avec détermination, il s’installe dans le petit hôtel Saint-Quentin, près de la Sorbonne. Pendant trois ans (fin 1826-début 1830), il vit dans une extrême pauvreté, comptant ses dépenses sou par sou et se consacrant à la rédaction d’une Théorie de la volonté et d’une comédie. Un jour, ce travail lui vaudra, il l’espère, une reconnaissance admirative de tout Paris et l’amour des plus belles femmes de la capitale.

 

Pendant les dix premiers mois de ma réclusion152, je menai la vie pauvre et solitaire que je t’ai dépeinte : j’allais chercher moi-même, dès le matin et sans être vu, mes provisions pour la journée ; je faisais ma chambre, j’étais tout ensemble le maître et le serviteur, je diogénisais153 avec une incroyable fierté. Mais après ce temps, pendant lequel l’hôtesse et sa fille espionnèrent mes mœurs et mes habitudes, examinèrent ma personne et comprirent ma misère, peut-être parce qu’elles étaient elles-mêmes fort malheureuses, il s’établit d’inévitables liens entre elles et moi. Pauline, cette charmante créature dont les grâces naïves et secrètes m’avaient en quelque sorte amené là, me rendit plusieurs services qu’il me fut impossible de refuser. Toutes les infortunes sont sœurs : elles ont le même langage, la même générosité, la générosité de ceux qui ne possédant rien sont prodigues154 de sentiment ; paient de leur temps et de leur personne. Insensiblement Pauline s’impatronisa155 chez moi, voulut me servir et sa mère ne s’y opposa point. Je vis la mère elle-même raccommodant mon linge et rougissant d’être surprise à cette charitable occupation. Devenu malgré moi leur protégé, j’acceptai leurs services. Pour comprendre cette singulière affection, il faut connaître l’emportement du travail, la tyrannie des idées et cette répugnance instinctive qu’éprouve pour les détails de la vie matérielle l’homme qui vit par la pensée. Pouvais-je résister à la délicate attention avec laquelle Pauline m’apportait à pas muets mon repas frugal156, quand elle s’apercevait que, depuis sept ou huit heures, je n’avais rien pris ? Avec les grâces de la femme et l’ingénuité de l’enfance, elle me souriait en faisant un signe pour me dire que je ne devais pas la voir. C’était Ariel157 se glissant comme un sylphe158 sous mon toit, et prévoyant mes besoins. Un soir, Pauline me raconta son histoire avec une touchante ingénuité159. Son père était chef d’escadron160 dans les grenadiers à cheval de la garde impériale161. Au passage de la Berezina162, il avait été fait prisonnier par les Cosaques163. Plus tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les autorités russes le firent vainement chercher en Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le projet d’aller aux Indes. Depuis ce temps, Mme Gaudin, mon hôtesse, n’avait pu obtenir aucune nouvelle de son mari. Les désastres de 1814 et 1815164 étaient arrivés. Seule, sans ressources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni165 pour faire vivre sa fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son plus cruel chagrin était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule de la princesse Borghèse166, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles destinées promises par son impériale protectrice. Quand Mme Gaudin me confia cette amère douleur qui la tuait, et me dit avec un accent déchirant : « Je donnerais bien et le chiffon de papier qui crée Gaudin baron de l’Empire, et le droit que nous avons à la dotation de Wistchnau167, pour savoir Pauline élevée à Saint-Denis168 ! » tout à coup je tressaillis, et pour reconnaître les soins que me prodiguaient ces deux femmes, j’eus l’idée de m’offrir à finir l’éducation de Pauline. La candeur avec laquelle ces deux femmes acceptèrent ma proposition fut égale à la naïveté qui la dictait. J’eus ainsi des heures de récréation. La petite avait les plus heureuses dispositions : elle apprit avec tant de facilité, qu’elle devint bientôt plus forte que je ne l’étais sur le piano. En s’accoutumant à penser tout haut près de moi, elle déployait les mille gentillesses d’un cœur qui s’ouvre à la vie comme le calice169 d’une fleur lentement dépliée par le soleil. Elle m’écoutait avec recueillement et plaisir, en arrêtant sur moi ses yeux noirs et veloutés qui semblaient sourire. Elle répétait ses leçons d’un accent doux et caressant, en témoignant une joie enfantine quand j’étais content d’elle. Sa mère, chaque jour plus inquiète d’avoir à préserver de tout danger une jeune fille qui développait en croissant toutes les promesses faites par les grâces de son enfance, la vit avec plaisir s’enfermer pendant toute la journée pour étudier. Mon piano étant le seul dont elle pût se servir, elle profitait de mes absences pour s’exercer. Quand je rentrais, je la trouvais chez moi, dans la toilette la plus modeste ; mais au moindre mouvement, sa taille souple et les attraits de sa personne se révélaient sous l’étoffe grossière. Elle avait un pied mignon dans d’ignobles souliers, comme l’héroïne du conte de Peau d’âne170. Mais ses jolis trésors, sa richesse de jeune fille, tout ce luxe de beauté fut comme perdu pour moi. Je m’étais ordonné à moi-même de ne voir qu’une sœur en Pauline, j’aurais eu horreur de tromper la confiance de sa mère, j’admirais cette charmante fille comme un tableau, comme le portrait d’une maîtresse morte. Enfin, c’était mon enfant, ma statue. Pygmalion171 nouveau, je voulais faire d’une vierge vivante et colorée, sensible et parlante, un marbre. J’étais très sévère avec elle, mais plus je lui faisais éprouver les effets de mon despotisme172 magistral173, plus elle devenait douce et soumise. Si je fus encouragé dans ma retenue et dans ma continence174 par des sentiments nobles, néanmoins les raisons de procureur175 ne me manquèrent pas. Je ne comprends point la probité des écus176 sans la probité de la pensée177. Tromper une femme ou faire faillite a toujours été même chose pour moi. Aimer une jeune fille ou se laisser aimer par elle constitue un vrai contrat dont les conditions doivent être bien entendues. Nous sommes maîtres d’abandonner la femme qui se vend, mais non pas la jeune fille qui se donne : elle ignore l’étendue de son sacrifice. J’aurais donc épousé Pauline, et c’eût été une folie : n’était-ce pas livrer une âme douce et vierge à d’effroyables malheurs ? Mon indigence178 parlait son langage égoïste, et venait toujours mettre sa main de fer entre cette bonne créature et moi. Puis, je l’avoue à ma honte, je ne conçois pas l’amour dans la misère. Peut-être est-ce en moi une dépravation179 due à cette maladie humaine que nous nommons la civilisation ; mais une femme, fût-elle attrayante autant que la belle Hélène 180, la Galatée d’Homère181, n’a plus aucun pouvoir sur mes sens pour peu qu’elle soit crottée182. Ah ! vive l’amour dans la soie, sur le cachemire, entouré des merveilles du luxe qui le parent merveilleusement bien, parce que lui-même est un luxe peut-être. J’aime à froisser sous mes désirs de pimpantes toilettes, à briser des fleurs, à porter une main dévastatrice dans les élégants édifices d’une coiffure embaumée183. Des yeux brûlants, cachés par un voile de dentelle que les regards percent comme la flamme déchire la fumée du canon, m’offrent de fantastiques attraits. Mon amour veut des échelles de soie escaladées en silence, par une nuit d’hiver. Quel plaisir d’arriver couvert de neige dans une chambre éclairée par des parfums, tapissée de soies peintes, et d’y trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la neige : car quel autre nom donner à ces voiles de voluptueuses mousselines à travers lesquels elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage, et d’où elle va sortir ? Puis il me faut encore un craintif bonheur, une audacieuse sécurité. Enfin je veux revoir cette mystérieuse femme, mais éclatante, mais au milieu du monde, mais vertueuse, environnée d’hommages, vêtue de dentelles, de diamants, donnant ses ordres à la ville, et si haut placée et si imposante que nul n’ose lui adresser des vœux. Au milieu de sa cour, elle me jette un regard à la dérobée184, un regard qui dément ces artifices, un regard qui me sacrifie le monde et les hommes ! Certes, je me suis vingt fois trouvé ridicule d’aimer quelques aunes185 de blondes186, du velours, de fines batistes187, les tours de force d’un coiffeur, des bougies, un carrosse, un titre, d’héraldiques couronnes188 peintes par des vitriers ou fabriquées par un orfèvre, enfin tout ce qu’il y a de factice189 et de moins femme dans la femme ; je me suis moqué de moi, je me suis raisonné, tout a été vain. Une femme aristocratique et son sourire fin, la distinction de ses manières et son respect d’elle-même m’enchantent ; quand elle met une barrière entre elle et le monde, elle flatte en moi toutes les vanités190, qui sont la moitié de l’amour. Enviée par tous, ma félicité191 me paraît avoir plus de saveur. […]

 

Jusqu’à l’hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et studieuse dont j’ai tâché de te donner une faible image. Dans les premiers jours du mois de décembre 1829, je rencontrai Rastignac, qui, malgré le misérable état de mes vêtements, me donna le bras et s’enquit de ma fortune192 avec un intérêt vraiment fraternel. Pris à la glu de ses manières, je lui racontai brièvement et ma vie et mes espérances. Il se mit à rire, me traita tout à la fois d’homme de génie et de sot. Sa voix gasconne193, son expérience du monde, l’opulence194 qu’il devait à son savoir-faire, agirent sur moi d’une manière irrésistible. Il me fit mourir à l’hôpital, méconnu comme un niais, conduisit mon propre convoi, me jeta dans le trou des pauvres. Il me parla de charlatanisme195. Avec cette verve196 aimable qui le rend si séduisant, il me montra tous les hommes de génie comme des charlatans. Il me déclara que j’avais un sens de moins, une cause de mort, si je restais seul, rue des Cordiers197. Selon lui, je devais aller dans le monde198, égoïser199 adroitement, habituer les gens à prononcer mon nom et me dépouiller moi-même de l’humble monsieur qui messeyait200 à un grand homme de son vivant.

— Les imbéciles, s’écria-t-il, nomment ce métier-là intriguer201, les gens à morale le proscrivent202 sous le mot de vie dissipée ; ne nous arrêtons pas aux hommes, interrogeons les résultats. Toi, tu travailles  ? eh bien, tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propre à tout et bon à rien, paresseux comme un homard ? eh bien, j’arriverai à tout. Je me répands, je me pousse, l’on me fait place : je me vante ? l’on me croit. La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d’un homme occupé à manger sa fortune devient souvent une spéculation203 ; il place ses capitaux204 en amis, en plaisirs, en protecteurs, en connaissances. Un négociant risquerait-il un million  ? pendant vingt ans il ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse ; il couve son million, il le fait trotter par toute l’Europe ; il s’ennuie, se donne à tous les démons que l’homme a inventés ; puis une liquidation205 le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s’amuse à vivre, à faire courir ses chevaux. Si par hasard il perd ses capitaux, il a la chance d’être nommé receveur-général206, de se bien marier, d’être attaché à un ministre, à un ambassadeur. Il a encore des amis, une réputation et toujours de l’argent. Connaissant les ressorts du monde, il les manœuvre à son profit. Ce système est-il logique, ou ne suis-je qu’un fou ? N’est-ce pas là la moralité de la comédie qui se joue tous les jours dans le monde ? Ton ouvrage est achevé, reprit-il après une pause, tu as un talent immense ! Eh bien, tu arrives au point de départ. Il faut maintenant faire ton succès toi-même, c’est plus sûr. Tu iras conclure des alliances avec les coteries207, conquérir des prôneurs208. Moi, je veux me mettre de moitié dans ta gloire : je serai le bijoutier qui aura monté les diamants de ta couronne. Pour commencer, dit-il, sois ici demain soir. Je te présenterai dans une maison où va tout Paris, notre Paris à nous, celui des beaux, des gens à millions, des célébrités, enfin des hommes qui parlent d’or comme Chrysostome209. Quand ils ont adopté un livre, le livre devient à la mode ; s’il est réellement bon, ils ont donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si tu as de l’esprit, mon cher enfant, tu feras toi-même la fortune de ta Théorie210 en comprenant mieux la théorie de la fortune. Demain soir tu verras la belle comtesse Foedora, la femme à la mode.

— Je n’en ai jamais entendu parler.

— Tu es un Cafre211, dit Rastignac en riant. Ne pas connaître Foedora ! Une femme à marier qui possède près de quatre-vingt mille livres de rentes, qui ne veut de personne ou dont personne ne veut ! Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne ! Une femme chez laquelle s’éditent toutes les productions romantiques qui ne paraissent pas, la plus belle femme de Paris, la plus gracieuse ! Tu n’es même pas un Cafre, tu es la bête intermédiaire qui joint le Cafre à l’animal. Adieu, à demain.

Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma réponse, n’admettant pas qu’un homme raisonnable pût refuser d’être présenté à Foedora. Comment expliquer la fascination d’un nom ? Foedera me poursuivit comme une mauvaise pensée avec laquelle on cherche à transiger212. Une voix me disait : Tu iras chez Foedora. J’avais beau me débattre avec cette voix et lui crier qu’elle mentait, elle écrasait tous mes raisonnements avec ce nom : Foedora.

 

Rastignac présente Foedora à Raphaël ébloui : « Ses lèvres fraîches et rouges tranchaient sur un teint d’une vive blancheur. Ses cheveux bruns faisaient assez bien valoir la couleur orangée de ses yeux mêlés de veines comme une pierre de Florence213, et dont l’expression semblait ajouter de la finesse à ses paroles. Enfin son corsage était paré des grâces les plus attrayantes. » Le jeune homme est également séduit par la personnalité énigmatique de la jeune femme, par le luxe qui l’entoure, par son succès auprès des hommes : « C’était plus qu’une femme, c’était un roman ». Follement amoureux, il devient le jouet de la ravissante séductrice…

 

Un jour, après m’avoir promis de venir au spectacle avec moi, tout à coup elle refusa capricieusement de sortir, et me pria de la laisser seule. Désespéré d’une contradiction qui me coûtait une journée de travail, et, le dirai-je ? mon dernier écu, je me rendis là où elle aurait dû être, voulant voir la pièce qu’elle avait désiré voir. À peine placé, je reçus un coup électrique dans le cœur. Une voix me dit : « Elle est là ! »

Je me retourne, j’aperçois la comtesse au fond de sa loge, cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée. Mon regard n’hésita pas, mes yeux la trouvèrent tout d’abord avec une lucidité fabuleuse, mon âme avait volé vers sa vie comme un insecte vole à sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils été avertis ? Il est de ces tressaillements intimes qui peuvent surprendre les gens superficiels, mais ces effets de notre nature intérieure sont aussi simples que les phénomènes habituels de notre vision extérieure : aussi ne fus-je pas étonné, mais fâché. Mes études sur notre puissance morale, si peu connue, servaient au moins à me faire rencontrer dans ma passion quelques preuves vivantes de mon système. Cette alliance du savant et de l’amoureux, d’une cordiale214 idolâtrie215 et d’un amour scientifique, avait je ne sais quoi de bizarre. La science était souvent contente de ce qui désespérait l’amant, et, quand il croyait triompher, l’amant chassait loin de lui la science avec bonheur. Foedora me vit et devint sérieuse : je la gênais. Au premier entracte, j’allai lui faire une visite. Elle était seule, je restai. Quoique nous n’eussions jamais parlé d’amour, je pressentis une explication. Je ne lui avais point encore dit mon secret, et cependant il existait entre nous une sorte d’entente : elle me confiait ses projets d’amusement, et me demandait la veille avec une sorte d’inquiétude amicale si je viendrais le lendemain ; elle me consultait par un regard quand elle disait un mot spirituel, comme si elle eût voulu me plaire exclusivement ; si je boudais, elle devenait caressante ; si elle faisait la fâchée, j’avais en quelque sorte le droit de l’interroger, si je me rendais coupable d’une faute, elle se laissait longtemps supplier avant de me pardonner. Ces querelles, auxquelles nous avions pris goût, étaient pleines d’amour. Elle y déployait tant de grâce et de coquetterie, et moi j’y trouvais tant de bonheur ! En ce moment notre intimité fut tout à fait suspendue, et nous restâmes l’un devant l’autre comme deux étrangers. La comtesse était glaciale ; moi, j’appréhendais un malheur.

— Vous allez m’accompagner, me dit-elle quand la pièce fut finie.

Le temps avait changé subitement. Lorsque nous sortîmes il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Foedora ne put arriver jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise216 obligée de traverser le boulevard, un commissionnaire217 étendit son parapluie au-dessus de nos têtes, et réclama le prix de son service quand nous fûmes montés. Je n’avais rien : j’eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir deux sous. Tout ce qui fait l’homme et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale. Ces mots : « Je n’ai pas de monnaie, mon cher ! » furent dits d’un ton dur qui parut venir de ma passion contrariée, dits par moi, frère de cet homme, moi qui connaissais si bien le malheur ! moi qui jadis avais donné sept cent mille francs avec tant de facilité ! Le valet repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l’air218. En revenant à son hôtel219, Foedora, distraite, ou affectant220 d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes 221 à mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment. Arrivés chez elle, nous nous assîmes devant la cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré après avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers moi d’un air indéfinissable et me dit avec une sorte de solennité :

— Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens : j’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré des hommes dont l’attachement était si sincère et si profond qu’ils m’eussent encore épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis. Enfin sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m’ont été offerts ; mais apprenez aussi que je n’ai jamais revu les personnes assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsque, en se supposant aimée, elle se refuse par avance à un sentiment toujours flatteur. Je connais les scènes d’Arsinoé222, d’Araminte223, ainsi je me suis familiarisée avec les réponses que je puis entendre en pareille circonstance ; mais j’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon âme.

Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué, d’un notaire224, expliquant à leurs clients les moyens d’un procès ou les articles d’un contrat. Le timbre clair et séducteur de sa voix n’accusait225 pas la moindre émotion ; seulement sa figure et son maintien, toujours nobles et décents226, me semblèrent avoir une froideur, une sécheresse diplomatiques227. Elle avait sans doute médité ses paroles et fait le programme de cette scène.

Oh ! mon cher ami, quand certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le cœur, quand elles se sont promis d’y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie, ces femmes-là sont adorables, elles aiment ou veulent être aimées ! Un jour elles nous récompenseront de nos douleurs, comme Dieu doit, dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres ; elles nous rendront en plaisirs le centuple228 d’un mal dont elles ont dû apprécier la violence : leur méchanceté n’est-elle pas pleine de passion ? Mais être torturé par une femme qui nous tue avec indifférence, n’est-ce pas un atroce supplice ? En ce moment Foedora marchait, sans le savoir, sur toutes mes espérances, brisait ma vie et détruisait mon avenir avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui, par curiosité, déchire les ailes d’un papillon.

— Plus tard, ajouta Foedora, vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans le partager. Je m’arrête. […]

 

— Adieu, lui dis-je froidement.

— Adieu, répondit-elle en inclinant la tête d’un air amical. À demain.

Je la regardai pendant un moment en lui dardant229 tout l’amour auquel je renonçais. Elle était debout, et me jetait son sourire banal, le détestable sourire d’une statue de marbre, sec et poli, paraissant exprimer l’amour, mais froid.

Concevras-tu bien, mon cher, toutes les douleurs qui m’assaillirent en revenant chez moi par la pluie et la neige, en marchant sur le verglas des quais pendant une lieue, ayant tout perdu ? Oh ! savoir qu’elle ne pensait seulement pas à ma misère et me croyait, comme elle, riche et doucement voituré230 ! Combien de ruines et de déceptions ! Il ne s’agissait plus d’argent, mais de toutes les fortunes de mon âme. J’allais au hasard, en discutant avec moi-même les mots de cette étrange conversation, je m’égarais si bien dans mes commentaires que je finissais par douter de la valeur nominale231 des paroles et des idées ! Et j’aimais toujours, j’aimais cette femme froide dont le cœur voulait être conquis à tout moment, et qui, en effaçant toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme une maîtresse nouvelle. En tournant sous les guichets232 de l’Institut233, un mouvement fiévreux me saisit. Je me souvins alors que j’étais à jeun. Je ne possédais pas un denier234. Pour comble de malheur, la pluie déformait mon chapeau. Comment pouvoir aborder désormais une femme élégante et me présenter dans un salon sans un chapeau mettable ! Grâce à des soins extrêmes, et tout en maudissant la mode niaise et sotte qui nous condamne à exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant constamment à la main, j’avais maintenu le mien jusque-là dans un état douteux235. Sans être curieusement neuf ou sèchement vieux, dénué de barbe236 ou très soyeux, il pouvait passer pour le chapeau problématique d’un homme soigneux ; mais son existence artificielle arrivait à son dernier période237 : il était blessé, déjeté238, fini, véritable haillon, digne représentant de son maître. Faute de239 trente sous, je perdais mon industrieuse240 élégance. Ah ! combien de sacrifices ignorés n’avais-je pas faits à Foedora depuis trois mois ! Souvent je consacrais l’argent nécessaire au pain d’une semaine pour aller la voir un moment. Quitter mes travaux et jeûner, ce n’était rien ! Mais traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser, courir pour éviter la pluie, arriver chez elle aussi bien mis241 que les fats242 qui l’entouraient, ah ! pour un poète amoureux et distrait, cette tâche avait d’innombrables difficultés. Mon bonheur, mon amour, dépendait d’une moucheture de fange243 sur mon seul gilet blanc ! Renoncer à la voir si je me crottais, si je me mouillais ! Ne pas posséder cinq sous pour faire effacer par un décrotteur244 la plus légère tache de boue sur ma botte !

Clefs d’analyse

Épisode 3

 

Action et personnages

  1. Comment la misère de Raphaël influence-t-elle sa vie quotidienne ? Souffre-t-il de sa pauvreté ? Relevez une phrase à l’appui de votre réponse.
  2. Quelles relations s’établissent entre Raphaël et son hôtesse ? Quels services Mme Gaudin et Pauline rendent-elles au jeune écrivain ?
  3. Quel drame a marqué Mme Gaudin et Pauline, les obligeant à vivre dans la pauvreté ? Montrez l’influence de l’Histoire sur la vie des individus.
  4. Quelles dispositions Raphaël trouve-t-il chez Pauline devenue son élève ? Quel projet a-t-il pour la jeune fille ?
  5. Décrivez Pauline (son physique, sa personnalité, ses sentiments) en vous fondant sur les termes les plus significatifs du récit de Raphaël.
  6. Expliquez la phrase : « Je m’étais ordonné à moi-même de ne voir qu’une sœur en Pauline. » Pourquoi cette discipline que s’impose Raphaël est-elle difficile ?
  7. Pour quelle raison, selon vous, Rastignac prend-il le destin de Raphaël en main ? Qu’admire-t-il chez son ami ? Que lui propose-t-il ?
  8. Quel effet produit le nom de Foedora sur l’imagination de Raphaël ? Comment le portrait de la jeune femme nourrit-il les fantasmes du jeune homme ?
  9. Dans quelles circonstances Raphaël rencontre-t-il Foedora au spectacle ? Comment se termine la soirée ?
  10. Expliquez les raisons du désespoir de Raphaël à la fin de cet épisode.

 

Langue

  1. Relevez le vocabulaire du vêtement féminin : que révèle-t-il du monde imaginaire de Balzac ?

 

Genre ou thèmes

  1. Étudiez les rêves amoureux de Raphaël. Quelle image le jeune homme se fait-il de la femme idéale ? Pauline répond-elle à ce type ? Et Foedora ?
  2. Comment vit Rastignac ? Que pensez-vous de l’amitié qu’il témoigne à Raphaël ?

 

Écriture

  1. « Toi, tu travailles ?... eh bien, tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propre à tout et bon à rien, paresseux comme un homard ?... eh bien, j’arriverai à tout » : expliquez et discutez cette opinion de Rastignac.
  2. Analysez la relation de Raphaël avec Foedora et essayez d’expliquer la passion que la jeune femme suscite chez lui.

 

Pour aller plus loin

  1. Raphaël fait allusion aux « désastres de 1814 et 1815 » qui s’inscrivent dans le cadre de l’épopée napoléonienne. En vous aidant d’un livre d’histoire, préparez une fiche sur Napoléon Ier.

e9782035868008_i0010.jpgÀ retenir

Thème fondamental et très productif du genre romanesque, la passion amoureuse s’incarne à travers des personnages fortement caractérisés (Foedora, femme fatale ; Raphaël, amant transi ; Pauline, jeune fille pure). Elle suscite la réflexion (ex. : les rêves amoureux de Raphaël) et produit dans l’intrigue des scènes fortement dramatiques (ex. : rencontre de Raphaël et de Foedora au spectacle).

Épisode 4

De retour chez lui, Raphaël surprend une conversation entre Pauline et sa mère :

 

La porte de mon hôtel était entrouverte. À travers les découpures en forme de cœur pratiquées dans le volet, j’aperçus une lumière projetée dans la rue. Pauline et sa mère causaient en m’attendant. J’entendis prononcer mon nom, j’écoutai.

— Raphaël, disait Pauline, est bien mieux que l’étudiant du numéro sept ! Ses cheveux blonds sont d’une si jolie couleur ! Ne trouves-tu pas quelque chose dans sa voix, je ne sais, mais quelque chose qui vous remue le cœur ? Et puis, quoiqu’il ait l’air un peu fier, il est si bon, il a des manières si distinguées ! Oh ! il est vraiment très bien ! Je suis sûre que toutes les femmes doivent être folles de lui.

— Tu en parles comme si tu l’aimais, reprit Mme Gaudin.

— Oh ! je l’aime comme un frère, répondit-elle en riant. Je serais joliment ingrate si je n’avais pas de l’amitié pour lui ! Ne m’a-t-il pas appris la musique, le dessin, la grammaire, enfin tout ce que je sais ?

 

Comparant la douce générosité de Pauline avec la dureté orgueilleuse de Foedora, Raphaël reconnaît : « Chez Foedora le luxe était sec, il réveillait en moi de mauvaises pensées ; tandis que cette humble misère et ce bon naturel me rafraîchissaient l’âme. » Pourtant sa passion est la plus forte ; elle lui fait commettre les actions les plus insensées : lors d’une soirée organisée par la comtesse, il se cache dans la chambre à coucher, attendant le retour de la jeune femme…

 

La comtesse rentra dans sa chambre en fredonnant une phrase du Pria che spunti245.

Jamais personne ne l’avait entendue chanter, et ce mutisme246 donnait lieu à de bizarres interprétations. Elle avait, dit-on, promis à son premier amant, charmé de ses talents et jaloux d’elle par delà le tombeau, de ne donner à personne un bonheur qu’il voulait avoir goûté seul. Je tendis les forces de mon âme pour aspirer les sons. De note en note la voix s’éleva, Foedora sembla s’animer, les richesses de son gosier se déployèrent, et cette mélodie prit alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l’organe247 une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d’harmonique et de vibrant qui pénétrait, remuait et chatouillait le cœur. Les musiciennes sont presque toujours amoureuses. Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse. Je la voyais alors comme je te vois : elle paraissait s’écouter elle-même et ressentir une volupté qui lui fût particulière ; elle éprouvait comme une jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée en achevant le principal motif de ce rondo248 ; mais quand elle se tut, sa physionomie changea, ses traits se décomposèrent, et sa figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque ; actrice, son rôle était fini. Cependant l’espèce de flétrissure imprimée à sa beauté par son travail d’artiste, ou par la lassitude de la soirée, n’était pas sans charme.

« La voilà vraie », me dis-je.

Elle mit, comme pour se chauffer, un pied sur la barre de bronze qui surmontait le garde-cendre249, ôta ses gants, détacha ses bracelets, et enleva par-dessus sa tête une chaîne d’or au bout de laquelle était suspendue sa cassolette250 ornée de pierres précieuses. J’éprouvais un plaisir indicible251 à voir ses mouvements empreints de la gentillesse dont les chattes font preuve en se toilettant au soleil. Elle se regarda dans la glace, et dit tout haut d’un air de mauvaise humeur : « Je n’étais pas jolie ce soir, mon teint se fane avec une effrayante rapidité. Je devrais peut-être me coucher plus tôt, renoncer à cette vie dissipée. Mais Justine se moque-t-elle de moi ? » Elle sonna de nouveau, la femme de chambre accourut. Où logeait-elle ? je ne sais. Elle arriva par un escalier dérobé252. J’étais curieux de l’examiner. Mon imagination de poète avait souvent incriminé253 cette invisible servante, grande fille brune, bien faite.

— Madame a sonné ?

— Deux fois, répondit Foedora. Vas-tu donc maintenant devenir sourde ?

— J’étais à faire le lait d’amandes254 de Madame.

Justine s’agenouilla, défit les cothurnes255 des souliers, déchaussa sa maîtresse, qui nonchalamment étendue sur un fauteuil à ressorts, au coin du feu, bâillait en se grattant la tête. Il n’y avait rien que de très naturel dans tous ses mouvements, et nul symptôme ne me révéla ni les souffrances secrètes, ni les passions que j’avais supposées.

— Georges256 est amoureux, dit-elle, je le renverrai. N’a-t-il pas encore défait les rideaux ce soir 257 ? à quoi pense-t-il ?

À cette observation, tout mon sang reflua vers mon cœur, mais il ne fut plus question des rideaux.

— L’existence est bien vide, reprit la comtesse. Ah çà ! prends garde de m’égratigner comme hier. Tiens, vois-tu, dit-elle en lui montrant un petit genou satiné, je porte encore la marque de tes griffes. Elle mit ses pieds nus dans des pantoufles de velours fourrées de cygne, et détacha sa robe pendant que Justine prit un peigne pour lui arranger les cheveux.

— Il faut vous marier, Madame, avoir des enfants.

— Des enfants ! Il ne me manquerait plus que cela pour m’achever, s’écria-t-elle. Un mari ! Quel est l’homme auquel je pourrais me... Étais-je bien coiffée ce soir ?

— Mais, pas très bien.

— Tu es une sotte.

— Rien ne vous va plus mal que de trop crêper258 vos cheveux, reprit Justine. Les grosses boucles bien lisses vous sont plus avantageuses.

— Vraiment ?

— Mais oui, Madame, les cheveux crêpés clair ne vont bien qu’aux blondes.

— Me marier ? non, non. Le mariage est un trafic pour lequel je ne suis pas née.

Quelle épouvantable scène pour un amant ! Cette femme solitaire, sans parents, sans amis, athée en amour259, ne croyant à aucun sentiment ; et quelque faible que fût en elle ce besoin d’épanchement cordial260, naturel à toute créature humaine, réduite pour le satisfaire à causer avec sa femme de chambre, à dire des phrases sèches ou des riens ! j’en eus pitié.

Justine la délaça261. Je la contemplai curieusement au moment où le dernier voile s’enleva. Elle avait un corsage262 de vierge qui m’éblouit ; à travers sa chemise et à la lueur des bougies, son corps blanc et rose étincela comme une statue d’argent qui brille sous son enveloppe de gaze263. Non, nulle imperfection ne devait lui faire redouter les yeux furtifs264 de l’amour. Hélas ! un beau corps triomphera toujours des résolutions les plus martiales265.

La maîtresse s’assit devant le feu, muette et pensive pendant que la femme de chambre allumait la bougie de la lampe d’albâtre266 suspendue devant le lit. Justine alla chercher une bassinoire267, prépara le lit, aida sa maîtresse à se coucher ; puis, après un temps assez long employé par de minutieux services qui accusaient la profonde vénération268 de Foedora pour elle-même, cette fille partit.

La comtesse se retourna plusieurs fois, elle était agitée, elle soupirait  ; ses lèvres laissaient échapper un léger bruit perceptible à l’ouïe269 et qui indiquait des mouvements d’impatience ; elle avança la main vers la table, y prit une fiole270, versa dans son lait avant de le boire quelques gouttes d’une liqueur dont je ne distinguai pas la nature ; enfin, après quelques soupirs pénibles, elle s’écria : Mon Dieu ! Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, me brisa le cœur. Insensiblement elle resta sans mouvement. J’eus peur, mais bientôt j’entendis retentir la respiration égale et forte d’une personne endormie ; j’écartai la soie criarde271 des rideaux, quittai ma position et vins me placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait la tête sous le bras comme un enfant ; son tranquille et joli visage enveloppé de dentelles exprimait une suavité272 qui m’enflamma. Présumant trop de moi-même273, je n’avais pas compris mon supplice : être si près et si loin d’elle. […]

 

À voir ce beau visage, calme et pur, il me fut impossible de refuser un cœur à cette femme. Je résolus de faire encore une tentative. En lui racontant ma vie, mon amour, mes sacrifices, peut-être pourrais-je réveiller en elle la pitié, lui arracher une larme, à celle qui ne pleurait jamais. J’avais placé toutes mes espérances dans cette dernière épreuve, quand le tapage de la rue m’annonça le jour. Il y eut un moment où je me représentai Foedora se réveillant dans mes bras. Je pouvais me mettre tout doucement à ses côtés, m’y glisser, et l’étreindre. Cette idée me tyrannisa si cruellement, que voulant y résister, je me sauvai dans le salon sans prendre aucune précaution pour éviter le bruit ; mais j’arrivai heureusement à une porte dérobée qui donnait sur un petit escalier. Ainsi que je le présumai, la clef se trouvait à la serrure ; je tirai la porte avec force, je descendis hardiment dans la cour, et sans regarder si j’étais vu, je sautai vers la rue en trois bonds. Deux jours après, un auteur devait lire une comédie chez la comtesse : j’y allai dans l’intention de rester le dernier pour lui présenter une requête274 assez singulière. Je voulais la prier de m’accorder la soirée du lendemain, et de me la consacrer tout entière, en faisant fermer sa porte. Quand je me trouvai seul avec elle, le cœur me faillit275. Chaque battement de la pendule m’épouvantait. Il était minuit moins un quart.

— Si je ne lui parle pas, me dis-je, il faut me briser le crâne sur l’angle de la cheminée. Je m’accordai trois minutes de délai, les trois minutes se passèrent, je ne me brisai pas le crâne sur le marbre, mon cœur s’était alourdi comme une éponge dans l’eau.

— Vous êtes extrêmement aimable, me dit-elle.

— Ah ! madame, répondis-je, si vous pouviez me comprendre !

— Qu’avez-vous ! reprit-elle, vous pâlissez.

— J’hésite à réclamer de vous une grâce.

Elle m’encouragea par un geste, et je lui demandai le rendez-vous.

— Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne me parleriez-vous pas en ce moment ?

— Pour ne pas vous tromper, je dois vous montrer l’étendue de votre engagement, je désire passer cette soirée près de vous, comme si nous étions frère et sœur. Soyez sans crainte, je connais vos antipathies ; vous avez pu m’apprécier assez pour être certaine que je ne veux rien de vous qui puisse vous déplaire, d’ailleurs, les audacieux ne procèdent pas ainsi. Vous m’avez témoigné de l’amitié, vous êtes bonne, pleine d’indulgence. Eh bien ! sachez que je dois vous dire adieu demain.

 

Le rendez-vous se passe mal…

— Eh bien, repris-je en l’interrompant, vous insultez à Dieu même, et vous en serez punie ! Un jour, couchée sur un divan, ne pouvant supporter ni le bruit ni la lumière, condamnée à vivre dans une sorte de tombe, vous souffrirez des maux inouïs. Quand vous chercherez la cause de ces lentes et vengeresses douleurs, souvenez-vous alors des malheurs que vous avez si largement jetés sur votre passage ! Ayant semé partout des imprécations276, vous trouverez la haine au retour. Nous sommes les propres juges, les bourreaux d’une Justice qui règne ici-bas, et marche au-dessus de celle des hommes, au-dessous de celle de Dieu.

— Ah ! dit-elle en riant, je suis sans doute bien criminelle de ne pas vous aimer ? Est-ce ma faute ? Non, je ne vous aime pas ; vous êtes un homme, cela suffit. Je me trouve heureuse d’être seule, pourquoi changerais-je ma vie, égoïste si vous voulez, contre les caprices d’un maître ? Le mariage est un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquons que des chagrins. D’ailleurs, les enfants m’ennuient. Ne vous ai-je pas loyalement prévenu de mon caractère ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas contenté de mon amitié ? Je voudrais pouvoir consoler les peines que je vous ai causées en ne devinant pas le compte de vos petits écus277, j’apprécie l’étendue de vos sacrifices ; mais l’amour peut seul payer votre dévouement, vos délicatesses, et je vous aime si peu, que cette scène m’affecte désagréablement.

— Je sens combien je suis ridicule, pardonnez-moi, lui dis-je avec douceur sans pouvoir retenir mes larmes. Je vous aime assez, repris-je, pour écouter avec délices les cruelles paroles que vous prononcez. Oh ! je voudrais pouvoir signer mon amour de tout mon sang.

— Tous les hommes nous disent plus ou moins bien ces phrases classiques, reprit-elle en riant. Mais il paraît qu’il est très difficile de mourir à nos pieds, car je rencontre de ces morts-là partout. Il est minuit, permettez-moi de me coucher. […]

Je lui jetai ma haine dans un regard et je m’enfuis.

Il fallait oublier Foedora, me guérir de ma folie, reprendre ma studieuse solitude ou mourir. Je m’imposai donc des travaux exorbitants 278, je voulus achever mes ouvrages. Pendant quinze jours, je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toutes mes nuits en de pâles études. Malgré mon courage et les inspirations de mon désespoir, je travaillais difficilement, par saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais chasser le fantôme brillant et moqueur de Foedora.

 

À Raphaël désespéré qui songe au suicide, Rastignac suggère de mourir sous l’excès des plaisirs : mieux vaut, si l’on veut quitter la vie, s’abandonner à une consommation incontrôlée de vins, de femmes faciles, de jeux d’argent. Raphaël se range à cet avis. Il confie à Rastignac cent écus — toute sa fortune — pour qu’il aille les risquer au jeu : la chance, peut-être, leur permettra de se constituer un petit capital qu’ils consacreront à la débauche279.

 

Revenu à mon hôtel Saint-Quentin, je contemplai longtemps la mansarde où j’avais mené la chaste280 vie d’un savant, une vie qui peut-être aurait été honorable, longue, et que je n’aurais pas dû quitter pour la vie passionnée qui m’entraînait dans un gouffre. Pauline me surprit dans une attitude mélancolique. « Eh bien, qu’avez-vous ? » dit-elle. Je me levai froidement et comptai l’argent que je devais à sa mère en y ajoutant le prix de mon loyer pour six mois. Elle m’examina avec une sorte de terreur.

— Je vous quitte, ma chère Pauline.

— Je l’ai deviné, s’écria-t-elle.

— Écoutez, mon enfant, je ne renonce pas à revenir ici. Gardez-moi ma cellule pendant une demi-année. Si je ne suis pas de retour vers le quinze novembre, vous hériterez de moi. Ce manuscrit cacheté281, dis-je en lui montrant un paquet de papiers, est la copie de mon grand ouvrage sur la Volonté, vous le déposerez à la Bibliothèque du Roi. Quant à tout ce que je laisse ici, vous en ferez ce que vous voudrez.

Elle me jetait des regards qui pesaient sur mon cœur. Pauline était là comme une conscience vivante.

— Je n’aurai plus de leçons, dit-elle en me montrant le piano.

Je ne répondis pas.

— M’écrirez-vous ?

— Adieu, Pauline.

Je l’attirai doucement à moi, puis sur son front d’amour, vierge comme la neige qui n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un baiser de vieillard. Elle se sauva. Je ne voulus pas voir Mme Gaudin. Je mis ma clef à sa place habituelle et partis. En quittant la rue de Cluny, j’entendis derrière moi le pas léger d’une femme.

— Je vous avais brodé cette bourse, la refuserez-vous aussi ? me dit Pauline.

Je crus apercevoir à la lueur du réverbère une larme dans les yeux de Pauline, et je soupirai. Poussés tous deux par la même pensée peut-être, nous nous séparâmes avec l’empressement de gens qui auraient voulu fuir la peste. La vie de dissipation à laquelle je me vouais apparut devant moi bizarrement exprimée par la chambre où j’attendais avec une noble insouciance le retour de Rastignac. […]

 

J’étais presque assoupi quand, d’un coup de pied, Rastignac enfonça la porte de sa chambre, et s’écria :

— Victoire ! nous pourrons mourir à notre aise. Il me montra son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et nous dansâmes autour comme deux cannibales282 ayant une proie à manger, hurlant, trépignant, sautant, nous donnant des coups de poing à tuer un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus pour nous dans ce chapeau.

— Vingt-sept mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque au tas d’or. À d’autres cet argent suffi-rait pour vivre, mais nous suffira-t-il pour mourir ? Oh ! oui, nous expirerons dans un bain d’or. Hourra !

Et nous cabriolâmes derechef283. Nous partageâmes en héritiers, pièce à pièce, commençant par les doubles napoléons284, allant des grosses pièces aux petites, et distillant285 notre joie en disant longtemps  : À toi. À moi.

— Nous ne dormirons pas, s’écria Rastignac. Joseph, du punch286 ! Il jeta de l’or à son fidèle domestique :

— Voilà ta part, dit-il, enterre-toi si tu peux.

Clefs d’analyse

Épisode 4

 

Action et personnages

  1. En vous appuyant sur le vocabulaire et sur les constructions grammaticales, déterminez les sentiments qu’exprime Pauline quand elle parle de Raphaël.
  2. À partir de quel point de vue est présentée Foedora dans la scène de sa chambre à coucher ?
  3. Quel effet le chant de Foedora produit-il sur Raphaël ? Que découvre le jeune homme à travers la voix de la jeune femme ?
  4. Quels sentiments éprouve Raphaël devant Foedora endormie ? Expliquez la phrase « je n’avais pas compris mon supplice : être si près et si loin d’elle ».
  5. Pourquoi Raphaël se sauve-t-il brusquement ? Citez une phrase révélatrice.
  6. Quelle dernière tentative Raphaël va-t-il engager pour faire fléchir Foedora ? Que pensez-vous de sa persistance face à cette femme inflexible ?
  7. Montrez, en citant le texte, la difficulté qu’éprouve Raphaël à mettre son plan en action.
  8. Comment les aveux de Raphaël sont-ils reçus ? Quels traits de caractère confirme Foedora dans ses réponses ?
  9. Étudiez la scène des adieux avec Pauline. Qu’éprouve la jeune fille ?
  10. Quelles décisions Raphaël prend-il ? Dans quel état psychologique et financier se trouve-t-il ? Quelle sera sa nouvelle vie avec l’argent gagné au jeu par Rastignac ?

 

Langue

  1. « La muse avait fui » : expliquez le sens de cette phrase. À quels choix d’écriture doit-elle sa puissance expressive ?
  2. Clarifiez le sens de l’expression « un baiser de frère, un baiser de vieillard ».

 

Genre ou thèmes

  1. « Je la voyais alors comme je te vois » : à qui s’adresse cette phrase ? Quelle distance sépare le narrateur de Foedora ?
  2. Expliquez cette remarque de Foedora : « L’existence est bien vide ».
  3. Comment Foedora se conduit-elle avec sa femme de chambre ? Que révèlent le dialogue et les gestes de Justine sur la société et les usages du XIXe siècle ?
  4. Que pense Foedora du mariage et de la maternité ? À quel autre personnage féminin ses propos font-il écho ?
  5. Expliquez la pitié de Raphaël pour Foedora.

 

Écriture

  1. Raphaël juge Foedora « mystérieuse » : justifiez ce point de vue en présentant des arguments clairs et dites ce que, vous-même, vous pensez de ce personnage féminin en vous appuyant sur ses actions et ses paroles dans cet épisode.
  2. Êtes-vous favorable à l’amitié entre un garçon et une fille, relation que Foedora propose à Raphaël, mais qu’il repousse ? Développez une réflexion qui se fondera sur des arguments et des exemples.

 

Pour aller plus loin

  1. Citez au moins une œuvre littéraire (théâtre, roman, poésie) qui présente un homme rejeté par la femme qu’il aime.

e9782035868008_i0010.jpgÀ retenir

Les jeux sur le point de vue permettent à un écrivain de présenter une scène sous une forme dramatique particulièrement étudiée : la scène du coucher de Foedora est rapportée à partir du point de vue de Raphaël caché derrière les rideaux de la chambre. C’est à travers le regard du jeune homme amoureux que la jeune femme est décrite et que ses paroles sont rapportées. On parle alors d’un point de vue « interne ».

Épisode 5

Le lendemain, j’achetai des meubles chez Lesage287, je louai l’appartement où tu m’as connu, rue Taitbout288, et chargeai le meilleur tapissier de le décorer. J’eus des chevaux. Je me lançai dans un tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois. Je jouais, gagnais et perdais tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez nos amis, jamais dans les maisons de jeu pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive horreur289. Insensiblement je me fis des amis. […]

 

Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes290, de faux amis de vin, de bonne chère291 pour m’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien du plaisir292, je devais accomplir ma destinée de suicide.

 

Ruiné, accablé de dettes, Raphaël se voit obligé de vendre le dernier bien qui lui restait de son passé : l’île où se trouve le tombeau de sa mère. Mais l’argent ainsi recueilli ne dure pas longtemps. Le jeune débauché décide alors de mettre sur le tapis vert sa dernière pièce de vingt francs …Il entre dans une maison de jeu et perd. Il ne lui reste alors qu’une solution : se jeter dans la Seine.

Raphaël interrompt ici sa longue confession, soudain rappelé à la réalité de la fête donnée par le banquier Taillefer. Le lecteur retrouve alors le héros aux côtés de son ami Émile à qui il vient de raconter sa vie, dans le cadre de l’hôtel particulier du banquier où les invités sont écroulés de fatigue et de vin.

— Hé ! hé ! s’écria-t-il en pensant tout à coup à son talisman qu’il tira de sa poche.

Soit que, fatigué des luttes de cette longue journée, il n’eût plus la force de gouverner son intelligence dans les flots de vin et de punch ; soit qu’exaspéré par l’image de sa vie, il se fût insensiblement enivré par le torrent de ses paroles, Raphaël s’anima, s’exalta comme un homme complètement privé de raison.

— Au diable la mort ! s’écria-t-il en brandissant la Peau. Je veux vivre maintenant ! Je suis riche, j’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne serait pas bon quand il peut tout ? Hé ! hé ! Ohé ! J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, je les aurai. Saluez-moi, pourceaux293 qui vous vautrez sur ces tapis comme sur du fumier ! Vous m’appartenez, fameuse propriété ! Je suis riche, je peux vous acheter tous, même le député qui ronfle là. Allons, canaille de la haute société, bénissez-moi ! Je suis pape.

En ce moment les exclamations de Raphaël, jusque-là couvertes par la basse continue des ronflements, furent entendues soudain. La plupart des dormeurs se réveillèrent en criant, ils virent l’interrupteur mal assuré sur ses jambes, et maudirent sa bruyante ivresse par un concert de jurements294.

— Taisez-vous ! reprit Raphaël. Chiens, à vos niches ! Émile, j’ai des trésors, je te donnerai des cigares de la Havane295.

 

Les deux amis épuisés finissent par s’endormir. Puis, vers midi, les invités du baron commencent à se réveiller.

 

Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup en jetant un cri rauque ; sa jolie figure, si blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital. Insensiblement les convives se remuèrent en poussant des gémissements sinistres, ils se sentirent les bras et les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs. Les mouvements du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures et fané leurs toilettes, les femmes frappées par l’éclat du jour présentèrent un hideux spectacle : leurs cheveux pendaient sans grâce, leurs physionomies avaient changé d’expression, leurs yeux si brillants étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux296 qui jettent tant d’éclat aux lumières faisaient horreur, les figures lymphatiques297, si blanches, si molles quand elles sont reposées, étaient devenues vertes ; les bouches naguère délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates298 de l’ivresse. Les hommes reniaient leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi décolorées, cadavéreuses299 comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des processions300. Ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines, aux yeux caves301 et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin, hébétées par un sommeil gêné302, plus fatigant que réparateur.

 

Un « déjeuner splendide » est servi. Soudain arrive « le capitaliste Cardot303 ». Il a une grande nouvelle à annoncer à l’un des convives.

 

— Un instant, répliqua Cardot assourdi par un chœur de mauvaises plaisanteries, je viens ici pour affaire sérieuse. J’apporte six millions à l’un de vous. (Silence profond.) Monsieur, dit-il en s’adressant à Raphaël, qui, dans ce moment, s’occupait sans cérémonie à s’essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre mère n’était-elle pas une demoiselle O’Flaharty ?

— Oui, répondit Raphaël assez machinalement, Barbe-Marie.

— Avez-vous ici, reprit Cardot, votre acte de naissance et celui de madame de Valentin ?

— Je le crois.

— Eh bien ! monsieur, vous êtes seul et unique héritier du major304 O’Flaharty, décédé en août 1828, à Calcutta.

— C’est une fortune incalculable ! s’écria le jugeur305.

— Le major ayant disposé par son testament de plusieurs sommes en faveur de quelques établissements publics, sa succession a été réclamée à la Compagnie des Indes306 par le gouvernement français, reprit le notaire. Elle est en ce moment liquide et palpable307. Depuis quinze jours je cherchais infructueusement308 les ayants cause309 de la demoiselle Barbe-Marie O’Flaharty, lorsque hier à table...

En ce moment, Raphaël se leva soudain en laissant échapper le mouvement brusque d’un homme qui reçoit une blessure. Il se fit comme une acclamation silencieuse, le premier sentiment des convives fut dicté par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre310 qui se courrouce311, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait mesuré naguère la peau de chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau.

— Eh bien ! qu’a-t-il donc ? s’écria Taillefer, il a sa fortune à bon compte.

— Soutiens-le, Châtillon, dit Bixiou à Émile, la joie va le tuer.

Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier : ses traits se contractèrent, les saillies de son visage312 blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide entouré de courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la joie, était une vivante image de sa vie. Raphaël regarda trois fois le talisman qui se jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette : il essayait de douter, mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité313. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis il croyait à la peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade, il se demandait : Ne suis-je pas pulmonique314 ? Ma mère n’est-elle pas morte de la poitrine ?

— Ah ! ah ! Raphaël, vous allez bien vous amuser ! Que me donnerez-vous  ? disait Aquilina.

— Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty ! Voilà un homme.

— Il sera pair de France315.

— Bah ! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet316 ? dit le jugeur.

— Auras-tu loge aux Bouffons317 ?

— J’espère que vous nous régalerez tous, dit Bixiou.

— Un homme comme lui sait faire grandement les choses, dit Émile.

Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin318 sans qu’il pût saisir le sens d’un seul mot ; il pensait vaguement à l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan de Bretagne, chargé d’enfants, labourant son champ, mangeant du sarrazin319, buvant du cidre à même son piché320, croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et ne comprenant pas le sermon de son recteur321. Le spectacle offert en ce moment à ses regards, ces lambris322 dorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe, le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.

— Désirez-vous des asperges ? lui cria le banquier.

— Je ne désire rien, lui répondit Raphaël d’une voix tonnante.

— Bravo ! répliqua Taillefer. Vous comprenez la fortune, elle est un brevet d’impertinence. Vous êtes des nôtres ! Messieurs, buvons à la puissance de l’or. Monsieur de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus de tout, comme sont tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI est un mensonge inscrit en tête du Code323. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires !

— Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmes leurs bourreaux !

— Encore un préjugé324 ! cria le banquier.

— Buvons, dit Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.

— Que fais-tu là ? dit Émile en lui arrêtant la main. Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à l’assemblée assez surprise des manières de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin, que dis-je ? MONSIEUR LE MARQUIS DE VALENTIN, possède un secret pour faire fortune. Ses souhaits sont accomplis au moment même où il les forme. À moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir tous.

— Ah ! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s’écria Euphrasie.

— S’il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux chevaux et qui aillent vite ! dit Aquilina.

— Souhaitez-moi cent mille livres de rente.

— Des cachemires !

— Payez mes dettes !

— Envoie une apoplexie325 à mon oncle, le grand sec !

— Raphaël, je te tiens quitte326 à dix mille livres de rente.

— Voilà bien des donations ! s’écria le notaire.

— Il devrait bien me guérir de la goutte327.

— Faites baisser les rentes, s’écria le banquier.

Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d’artifice, et ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que plaisants.

— Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je me contenterai de deux cent mille livres de rente ; exécute-toi de bonne grâce, allons !

— Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix ?

— Belle excuse ! s’écria le poète. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis ?

— J’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives.

— Les mourants sont furieusement cruels, dit Émile en riant. Te voilà riche, ajouta-t-il sérieusement, eh bien ! je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement328 égoïste. Tu es déjà stupide, tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta peau de chagrin.

Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.

Clefs d’analyse

Épisode 5

 

Action et personnages

  1. Comment Raphaël a-t-il passé son temps depuis qu’il a quitté sa mansarde ?
  2. Quelle explication donne-t-il à sa volonté de mettre fin à ses jours ? À quel épisode du roman renvoie ce suicide programmé ?
  3. Décrivez la réaction de Raphaël soudain rappelé à la réalité de la peau de chagrin et de son pouvoir. Relevez et commentez quelques expressions révélant son exaltation.
  4. Peut-on vraiment parler de « coup de théâtre » dans l’arrivée de Cardot ? La nouvelle fortune de Raphaël étonne-t-elle l’héritier ? les convives ? le lecteur ? Pourquoi ?
  5. Comment réagit la foule des invités à l’annonce de la nouvelle fortune de Raphaël ? Étudiez notamment les notations de bruits.
  6. Que fait Raphaël quand il apprend que son vœu de richesse a été exaucé ? Analysez ses émotions en prenant appui sur ses réactions physiques.
  7. Quelle est désormais la tragédie de Raphaël ? Montrez, en citant le texte, qu’il comprend que sa situation est sans issue.
  8. Opposez la réaction de Raphaël aux paroles de l’« assemblée rieuse » qui l’entoure : quel effet veut créer le narrateur ?
  9. Quels vœux formule la foule des convives sollicitant la générosité de Raphaël ? À travers ces souhaits, que découvrons-nous des désirs humains et de la société de l’époque ?

 

Langue

  1. Sur quel aspect insiste l’expression « galérien du plaisir » qu’utilise Raphaël pour décrire sa nouvelle vie ? Quelle figure de style donne à cette expression sa puissance de signification ?
  2. « […] il pouvait tout et ne voulait plus rien » : expliquez comment fonctionne ici l’antithèse et quelle idée elle développe.
  3. En quoi consiste la « funeste puissance » de Raphaël ? Le terme « funeste » vous semble-t-il bien adapté au nom « puissance » ?

 

Genre ou thèmes

  1. Où se trouve Raphaël quand il interrompt le récit de sa jeunesse ? Qui devient alors le narrateur principal ?
  2. Étudiez le réalisme dans le passage où est évoqué le réveil des noceurs : quelle image se dégage de cette description ? Appuyez-vous sur le champ lexical dominant.
  3. Relevez et analysez les propos de chacun sur la richesse : ces paroles sont-elles cyniques ou réalistes ?
  4. Comment Balzac donne-t-il à cette scène une puissance dramatique exceptionnelle ?

 

Écriture

  1. Quelles pensées éveille en vous la puissance de l’argent ? Si, devenu adulte, vous êtes très riche, que ferez-vous en priorité et quel sera votre style de vie ?

 

Pour aller plus loin

  1. « Je suis riche, j’ai toutes les vertus », s’exclame Raphaël ivre de son pouvoir. Retrouvez, dans vos lectures, un portrait des Caractères de La Bruyère (« Des biens de fortune ») qui fait la satire d’un homme riche. Le texte se termine par la phrase « Il est riche ».

e9782035868008_i0010.jpgÀ retenir

Dans un roman, une « scène » développe en détail un moment fort de l’action. Elle met en attente la progression dramatique pour se concentrer sur un personnage ou un groupe dont les réactions méritent un temps de pause. L’annonce de l’héritage de Raphaël est une scène forte qui met en évidence la tragédie du jeune héritier et qui révèle, à travers les dialogues, la puissance de l’argent sur les esprits.

La Peau de chagrin

III. L’agonie

Épisode 6

Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire 329 allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes330 en levant le nez à la porte de chaque hôtel, et cherchant l’adresse de M. le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé des philosophes. […]

 

— Monsieur, je désirerais parler à M. Raphaël, dit le vieillard à Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie.

— Parler à M. le marquis, s’écria l’intendant. À peine m’adresse-t-il la parole, à moi son père nourricier331

— Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria le vieil homme. Si votre femme l’a jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses332. Il est mon nourrisson, mon enfant, carus alumnus333 ! J’ai façonné sa cervelle, cultivé son entendement334, développé son génie, et j’ose le dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les plus remarquables de notre époque ? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en troisième et en rhétorique335. Je suis son professeur.

— Ah ! monsieur est M. Porriquet.

— Précisément. Mais monsieur…

— Chut, chut ! fit Jonathas à deux marmitons336 donc les voix rompaient le silence claustral337 dans lequel la maison était ensevelie.

— Mais, monsieur, reprit le professeur, monsieur le marquis serait-il malade ?

— Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon maître. Voyez-vous, il n’existe pas à Paris deux maisons semblables à la nôtre. Entendez-vous ? deux maisons. Ma foi, non. Monsieur le marquis a fait acheter cet hôtel qui appartenait précédemment à un duc et pair338. Il a dépensé trois cent mille francs339 pour le meubler. Voyez-vous ? c’est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque pièce de notre maison est un vrai miracle. Bon ! me suis-je dit en voyant cette magnificence, c’est comme chez défunt340 monsieur son père ! Le jeune marquis va recevoir la ville et la cour ! Point. Monsieur n’a voulu voir personne. Il mène une drôle de vie, monsieur Porriquet, entendez-vous ? une vie inconciliable341. Monsieur se lève tous les jours à la même heure. Il n’y a que moi, moi seul, voyez-vous ? qui puisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept heures, été comme hiver. Cela est convenu singulièrement. Étant entré, je lui dis : « Monsieur le marquis, il faut vous réveiller et vous habiller. » Il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sa robe de chambre, toujours faite de la même façon et de la même étoffe. Je suis obligé de la remplacer quand elle ne pourra plus servir, rien que pour lui éviter la peine d’en demander une neuve. C’te imagination ! Au fait, il a mille francs à manger par jour, il fait ce qu’il veut, ce cher enfant. D’ailleurs, je l’aime tant, qu’il me donnerait un soufflet342 sur la joue droite, je lui tendrais la gauche ! Il me dirait de faire des choses plus difficiles, je les ferais encore, entendez-vous ? Au reste, il m’a chargé de tant de vétilles343, que j’ai de quoi m’occuper. Il lit les journaux, pas vrai ? Ordre de les mettre au même endroit, sur la même table. Je viens aussi, à la même heure, lui faire moi-même la barbe et je ne tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de rente viagère qui l’attendent après la mort de Monsieur, si le déjeuner ne se trouvait pas inconciliablement344 servi devant monsieur, à dix heures, tous les matins, et le dîner à cinq heures précises. Le menu est dressé pour l’année entière, jour par jour. M. le marquis n’a rien à souhaiter. Il a des fraises quand il y a des fraises, et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le mange. Le programme est imprimé, il sait le matin son dîner par cœur. Pour lors, il s’habille à la même heure avec les mêmes habits, le même linge, posés toujours par moi, entendez-vous ? sur le même fauteuil. Je dois encore veiller à ce qu’il ait toujours le même drap ; en cas de besoin, si sa redingote s’abîme, une supposition, la remplacer par une autre, sans lui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je dis à mon maître : « Vous devriez sortir, Monsieur. » Il me répond oui, ou non. S’il a idée de se promener, il n’attend pas ses chevaux, ils sont toujours attelés ; le cocher reste inconciliablement, fouet en main, comme vous le voyez là. Le soir, après le dîner, monsieur va un jour à l’Opéra et l’autre aux Ital… mais non, il n’a pas encore été aux Italiens345, je n’ai pu me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à onze heures précises pour se coucher. Pendant les intervalles de la journée où il ne fait rien, il lit, il lit toujours, voyez-vous ? une idée qu’il a. J’ai ordre de lire avant lui le Journal de la librairie346, afin d’acheter des livres nouveaux, afin qu’il les trouve le jour même de leur vente sur sa cheminée. J’ai la consigne347 d’entrer d’heure en heure chez lui, pour veiller au feu, à tout, pour voir à ce que rien ne lui manque ; il m’a donné, monsieur, un petit livre à apprendre par cœur, et où sont écrits tous mes devoirs, un vrai catéchisme. En été, je dois, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré de fraîcheur, et mettre en tous temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche ! il a mille francs à manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privé assez longtemps du nécessaire, le pauvre enfant ! Il ne tourmente personne, il est bon comme le bon pain, jamais il ne dit mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel et dans le jardin ! Enfin, mon maître n’a pas un seul désir à former, tout marche au doigt et à l’œil, et recta348 ! Et il a raison, si l’on ne tient pas les domestiques, tout va à la débandade. Je lui dis tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point il a poussé la chose. Ses appartements sont… en… en comment donc ? ah ! en enfilade349. Eh bien ! il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac ! toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes par un mécanisme. Pour lors, il peut aller d’un bout à l’autre de sa maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil et commode et agréable pour nous autres ! Ça nous a coûté gros, par exemple ! Enfin, finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit : « Jonathas, tu auras soin de moi comme d’un enfant au maillot350. Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. Tu penseras à mes besoins, pour moi. » Je suis le maître, entendez-vous ? et il est quasiment le domestique. Le pourquoi  ? Ah ! par exemple, voilà ce que personne au monde ne sait que lui et le bon Dieu. C’est inconciliable351 !

— Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.

— Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème ? C’est donc bien assujettissant352, ça ! Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me répète souvent qu’il veut vivre comme une vergétation353, en vergétant354. Et pas plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait une tulipe, et il disait en s’habillant : « Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas. » À cette heure, d’autres prétendent qu’il est monomane355. C’est inconciliable356 !

— Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale357 qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre, que votre maître s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations, et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels, un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton358

— Ah ! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le connais pas.

— Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre heures, le coude appuyé sur une table ; quand il sortit de sa rêverie, il croyait le lendemain être encore à la veille, comme s’il eût dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant, je peux lui être utile.

— Minute, s’écria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l’ancien, s’entend359 ! que vous n’entreriez pas à moins de forcer les portes et de me marcher sur le corps. Mais, monsieur Porriquet, je cours lui dire que vous êtes là, et je lui demanderai comme ça : « Faut-il le faire monter ? » Il répondra oui ou non. Jamais je ne lui dis : Souhaitez-vous ? voulez-vous ? désirez-vous ? Ces mots-là sont rayés de la conversation. Une fois il m’en est échappé un. — Veux-tu me faire mourir ? m’a-t-il dit, tout en colère.

Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe ne pas avancer ; mais il revint promptement avec une réponse favorable, et conduisit le vieil émérite360 à travers de somptueux appartements, dont toutes les portes étaient ouvertes. Porriquet aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé d’une robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait le journal. L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de son corps affaissé ; elle était peinte sur son front, sur son visage pâle comme une fleur étiolée361. Une sorte de grâce efféminée et les bizarreries particulières aux malades riches distinguaient sa personne. Ses mains, semblables à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur molle et délicate. Ses cheveux blonds, devenus rares, se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie recherchée.

 

Le professeur de Raphaël est venu demander à son ancien élève d’user de son influence pour l’aider à retrouver un emploi. Spontanément, Raphaël déclare : « Je souhaite bien vivement que vous réussissiez ». Aussitôt, la peau de chagrin rétrécit. Raphaël entre dans une fureur indescriptible.

 

La colère avait blanchi le visage de Raphaël ; une légère écume362 sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était sanguinaire. À cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfants en présence d’un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil ; il se fit une sorte de réaction dans son âme, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyants.

— Oh ! ma vie ! ma belle vie ! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées  ! plus d’amour ! plus rien ! Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.

 

Pourtant, Raphaël accepte de se rendre au théâtre des Italiens où Jonathas lui a trouvé une loge magnifiquement placée. Dans le foyer363, il rencontre le vieil antiquaire devenu amoureux d’Euphrasie qui l’accompagne. Raphaël se souvient alors qu’en quittant le magasin d’antiquités, il avait, par dérision, souhaité au marchand de tomber amoureux d’une danseuse !... Puis il aperçoit « Foedora, placée à l’autre côté de la salle précisément en face de lui », « consciente d’écraser par sa parure et par sa beauté les plus jolies, les plus élégantes femmes de Paris » ; elle pâlit « en rencontrant les yeux fixes de Raphaël, son amant dédaigné » qui la foudroie « par un intolérable coup d’œil de mépris ». Troublée, Foedora voit en Raphaël « la mort de ses prestiges et de sa coquetterie ». Mais un événement inattendu va venir bouleverser la vie de Raphaël.

 

À l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord pour réclamer le silence ; mais ils s’unirent aux applaudissements et en accrurent les confuses rumeurs. Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes364. L’enthousiasme se calma par degrés, les chants retentirent sur la scène, tout rentra dans l’ordre. La bonne compagnie, honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches veulent ne s’étonner de rien, ils doivent reconnaître au premier aspect d’une belle œuvre le défaut qui les dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent immobiles sans écouter la musique, perdus dans un ravissement naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire365, et près d’Aquilina, l’ignoble et sanglante366 figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative367. Puis il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire : — Mais regarde donc la belle créature qui est près de toi ! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé368 qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique, artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait saisi le matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait369 avec impertinence la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine copiait avec exactitude la posture de Valentin. Elle avait appuyé son coude sur le bord de la loge, et se mettait la tête de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fût posée devant un peintre. Ces deux personnes ressemblaient à deux amants brouillés qui se boudent, se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par moments, les légers marabouts370 ou les cheveux de l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement  ; bientôt il sentit le doux contact des ruches371 de blonde372 qui garnissaient le tour de la robe, la robe elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries ; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtements de cette jolie femme, toute sa vie suave373 se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique ; le tulle et la dentelle transmirent fidèlement à son épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton374, séparés par les abîmes de la mort, respirèrent ensemble et pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les pénétrants parfums de l’aloès375 achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les entraves376 rendaient encore plus fantasque377, lui dessina rapidement une femme en traits de feu378. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable ; leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en présence.

— Pauline !

— Monsieur Raphaël !

Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette simple et de bon goût. À travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis379 et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale, sa céleste candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche accusait le tremblement qui faisait palpiter le corps comme palpitait le cœur.

— Oh ! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint- Quentin, y reprendre vos papiers. J’y serai à midi. Soyez exact.

Elle se leva précipitamment et disparut ; Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit de la compromettre, resta, regarda Foedora, la trouva laide ; mais ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein380, il sortit et revint chez lui.

— Jonathas, dit-il à son vieux domestique au moment où il fut dans son lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum381 sur un morceau de sucre ; et demain ne me réveille qu’à midi moins vingt minutes.

— Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant le talisman avec une indéfinissable angoisse. La Peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile382, elle ne pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.

— Ah ! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné, tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu ! Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie.

En disant ces paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non plus la Pauline de l’hôtel Saint- Quentin, mais la Pauline de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant au sein du luxe ; en un mot Foedora douée d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Foedora. Quand il se trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de cette porte où, tant de fois, il avait eu des pensées de désespoir, une vieille femme sortit de la salle et lui dit :

— N’êtes-vous pas M. Raphaël de Valentin ?

— Oui, ma bonne mère, répondit-il.

— Vous connaissez votre ancien logement, reprit-elle, vous y êtes attendu.

— Cet hôtel est-il toujours tenu par Mme Gaudin ? demanda-t-il.

— Oh ! non, monsieur. Maintenant Mme Gaudin est baronne. Elle est dans une belle maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari est revenu. Dame ! il a rapporté des mille et des cents383. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques, si elle le voulait. Elle m’a donné gratis son fonds et son restant de bail384. Ah ! c’est une bonne femme tout de même ! Elle n’est pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.

Raphaël monta lestement à sa mansarde, et quand il atteignit les dernières marches de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là modestement vêtue d’une robe de percaline385 ; mais la façon386 de la robe, les gants, le chapeau, le châle, négligemment jetés sur le lit, révélaient toute une fortune.

— Ah ! vous voilà donc ! s’écria Pauline en tournant la tête et se levant par un naïf mouvement de joie.

Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant, honteux, heureux ; il la regarda sans rien dire.

— Pourquoi nous avez-vous donc quittées ? reprit-elle en baissant les yeux au moment où son visage s’empourpra387. Qu’êtes-vous devenu ?

— Ah ! Pauline, j’ai été, je suis bien malheureux encore !

— Là ! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné votre sort hier en vous voyant bien mis388, riche en apparence, mais en réalité, hein ! monsieur Raphaël, est-ce toujours comme autrefois ?

Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roulèrent dans ses yeux, il s’écria :

— Pauline !… Je… Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda dans son regard.

— Oh ! il m’aime, il m’aime, s’écria Pauline.

Raphaël fit un signe de tête, car il se sentit hors d’état de prononcer une seule parole. À ce geste, la jeune fille lui prit la main, la serra, et lui dit tantôt riant, tantôt sanglotant :

— Riches, riches, heureux, riches, ta Pauline est riche. Mais moi, je devrais être bien pauvre aujourd’hui. J’ai mille fois dit que je paierais ce mot : il m’aime, de tous les trésors de la terre. Ô mon Raphaël ! j’ai des millions. Tu aimes le luxe, tu seras content ; mais tu dois aimer mon cœur aussi, il y a tant d’amour pour toi dans ce cœur ! Tu ne sais pas ? mon père est revenu. Je suis une riche héritière. Ma mère et lui me laissent entièrement maîtresse de mon sort ; je suis libre, comprends-tu ?

En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait les mains de Pauline, et les baisait si ardemment, si avidement, que son baiser semblait être une sorte de convulsion. Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit ; ils se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse ferveur, dégagée de toute arrière-pensée, dont se trouve empreint un seul baiser, le premier baiser par lequel deux âmes prennent possession d’elles-mêmes.

— Ah ! s’écria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te quitter. Je ne sais d’où me vient tant de hardiesse, reprit-elle en rougissant.

— De la hardiesse, ma Pauline ? Oh ! ne crains rien, c’est de l’amour, de l’amour vrai, profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas ?

— Oh ! parle, parle, parle, dit-elle. Ta bouche a été si longtemps muette pour moi !

— Tu m’aimais donc ?

— Oh ! Dieu, si je t’aimais ! combien de fois j’ai pleuré, là, tiens, en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais vendue au démon pour t’éviter un chagrin ! Aujourd’hui, mon Raphaël, car tu es bien à moi : à moi cette belle tête, à moi ton cœur ! Oh ! oui, ton cœur, surtout, éternelle richesse ! Eh bien, où en suis-je ? reprit-elle après une pause. Ah ! m’y voici : nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si j’étais pauvre, je tiendrais peut-être à porter ton nom, à être nommée ta femme ; mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore et toujours ta servante. Va, Raphaël, en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune, je ne te donnerais rien de plus aujourd’hui que le jour où j’ai mis là, dit-elle en montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent sous. Oh ! comme alors ta joie m’a fait mal.

— Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël, pourquoi n’as-tu pas de vanité ? je ne puis rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de désespoir, d’amour. Quand tu seras madame la marquise de Valentin, je te connais, âme céleste, ce titre et ma fortune ne vaudront pas…

— Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.

— Moi aussi, j’ai des millions ; mais que sont maintenant les richesses pour nous ? Ah ! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.

— Oh ! ton amour, Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment, ta pensée est à moi ? mais je suis la plus heureuse des heureuses. […] Il serait fastidieux389 de consigner390 fidèlement ces adorables bavardages de l’amour auxquels l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent seuls du prix. Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peut en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée froide lui traversa l’âme comme l’acier d’un poignard perce une poitrine, il regarda la peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie. Il prononça le grand juron français, sans y mettre les jésuitiques391 réticences392 de l’abbesse des Andouillettes393, pencha la tête sur son fauteuil et resta sans mouvement les yeux arrêtés sur une patère394, sans la voir.

— Grand Dieu ! s’écria-t-il. Quoi ! tous mes désirs, tous ! Pauvre Pauline ! Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence. Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il.

Une sueur glacée sortit de ses pores, tout à coup il obéit à un inexprimable mouvement de rage, et saisit la peau de chagrin en s’écriant : « Je suis bien bête ! » Il sortit, courut, traversa les jardins et jeta le talisman au fond d’un puits : « Vogue la galère395, dit-il. Au diable toutes ces sottises ! » […]

Clefs d’analyse

Épisode 6

 

Action et personnages

  1. Qui est Jonathas ? Quel rôle joue-t-il désormais dans la vie de Raphaël et comment s’acquitte-t-il de sa tâche ?
  2. Relevez quelques termes et expressions montrant l’affection véritable que porte le serviteur à son maître. Comment expliquez-vous cet attachement ?
  3. Justifiez l’expression de Jonathas confiant à M. Porriquet que Raphaël mène « une drôle de vie ».
  4. Le serviteur comprend-il la conduite de Raphaël ? Connaît-il l’existence de la peau de chagrin ? Citez une phrase à l’appui de votre réponse.
  5. À quelle activité Raphaël consacre-t-il l’essentiel de son temps ? Quelle distraction s’accorde-t-il, le soir, après dîner ?
  6. Relevez et commentez les termes qu’utilise Jonathas pour signifier tous les devoirs auxquels il est soumis par son maître (ex. : « je dois »).
  7. Que fait apparaître le portrait de Raphaël dressé à partir du point de vue du professeur Porriquet ? Relevez les traits de réalisme.
  8. Comment se passe l’entrevue de Raphaël avec son ancien professeur ? Expliquez le désespoir du jeune marquis.
  9. Quel vœu mortel émet Raphaël après sa rencontre avec Pauline à l’Opéra ? Pourquoi court-il un tel risque ?
  10. Comparez « la Pauline de l’hôtel Saint-Quentin » et la « Pauline comtesse et deux fois millionnaire ».
  11. Qu’espère Raphaël en jetant la Peau dans un puits ? Pensez-vous qu’il est définitivement débarrassé du talisman ?

 

Langue

  1. Quelle est la signification exacte du terme « agonie » qui donne son titre à la troisième partie du roman ? Que laisse-t-il entrevoir au lecteur ?
  2. Comparez les termes utilisés pour nommer le héros dans les premières lignes du texte : « M. le marquis Raphaël de Valentin », « M. Raphaël », « M. le marquis ».
  3. Que suggère l’emploi répété du mot « même » dans les explications de Jonathas au professeur Porriquet ?
  4. En quoi consistent les « adorables bavardages » des deux amants à l’hôtel Saint-Quentin ?

 

Genre ou thèmes

  1. Relevez quelques preuves de la richesse de Raphaël. Comment le confort matériel a-t-il changé sa vie ?
  2. À quoi tient le romantisme de la rencontre de Raphaël et de Pauline au théâtre ?

 

Écriture

  1. M. Porriquet se flatte d’avoir formé l’esprit de Raphaël. Selon vous, quel est le rôle d’un enseignant ? Citez en exemple un professeur qui vous a particulièrement marqué.
  2. Foedora contemple Pauline au théâtre. En vous servant des éléments du récit, dressez le portrait de la jeune fille à partir du regard jaloux de « la femme sans cœur ».

 

Pour aller plus loin

  1. Qu’appelle-t-on « hôtel particulier » au XIXe siècle ? À qui appartiennent ces demeures et où les trouve-t-on en grand nombre à Paris ? Aidez-vous d’Internet.

e9782035868008_i0010.jpgÀ retenir

La rencontre du jeune marquis avec Pauline reflète la sensibilité romantique de Balzac. Le mystère sur l’identité de la jeune femme, les deux amants qui s’ignorent avant de se retrouver, le cadre artistique du théâtre, l’émotion vraie des héros, l’expression des sentiments, le bonheur soudain de Raphaël rappelé aux jours heureux d’autrefois, tout cela appartient au répertoire du romantisme.

Épisode 7

Vers la fin du mois de février, époque à laquelle d’assez beaux jours firent croire aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël déjeunaient ensemble dans une petite serre, espèce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied avec396 le jardin. Le doux et pâle soleil de l’hiver, dont les rayons se brisaient à travers des arbustes rares, tiédissait alors la température. Les yeux étaient égayés par les vigoureux contrastes des divers feuillages, par les couleurs des touffes fleuries et par toutes les fantaisies de la lumière et de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant les tristes foyers, les deux jeunes époux riaient sous un berceau de camélias, de lilas, de bruyères. Leurs têtes joyeuses s’élevaient au-dessus des narcisses, des muguets et des roses du Bengale. Dans cette serre voluptueuse et riche, les pieds foulaient une natte397 africaine colorée comme un tapis. Les parois tendues en coutil398 vert n’offraient pas la moindre trace d’humidité. L’ameublement était de bois en apparence grossier, mais dont l’écorce polie399 brillait de propreté. Un jeune chat accroupi sur la table où l’avait attiré l’odeur du lait se laissait barbouiller de café par Pauline ; elle folâtrait 400 avec lui, défendait la crème qu’elle lui permettait à peine de flairer afin d’exercer sa patience et d’entretenir le combat ; elle éclatait de rire à chacune de ses grimaces, et débitait mille plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des mains. Il abondait dans cette scène matinale un bonheur, inexprimable comme tout ce qui est naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire sa feuille, et contemplait à la dérobée401 Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir qui la lui voilait imparfaitement, sa Pauline les cheveux en désordre et montrant un petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir. Charmante à voir en déshabillé402, délicieuse comme les fantastiques figures de Westhall403, elle semblait être tout à la fois jeune fille et femme ; peut-être plus jeune fille que femme, elle jouissait d’une félicité404 sans mélange, et ne connaissait de l’amour que ses premières joies. Au moment où, tout à fait absorbé par sa douce rêverie, Raphaël avait oublié son journal, Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une boule, le lança dans le jardin, et le chat courut après la politique qui tournait comme toujours sur elle-même. Quand Raphaël, distrait par cette scène enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste de lever la feuille qu’il n’avait plus, éclatèrent des rires francs, joyeux, renaissant d’eux-mêmes comme les chants d’un oiseau.

— Je suis jalouse du journal, dit-elle en essuyant les larmes que son rire d’enfant avait fait couler. N’est-ce pas une félonie405, reprit-elle redevenant femme tout à coup, que de lire des proclamations russes406 en ma présence, et de préférer la prose de l’empereur Nicolas à des paroles, à des regards d’amour ?

— Je ne lisais pas, mon ange aimé, je te regardais.

En ce moment le pas lourd du jardinier dont les souliers ferrés faisaient crier le sable des allées retentit près de la serre.

— Excusez, monsieur le marquis, si je vous interromps ainsi que Madame, mais je vous apporte une curiosité comme je n’en ai jamais vu. En tirant tout à l’heure, sous votre respect407, un seau d’eau, j’ai amené cette singulière plante marine ! La voilà ! Faut, tout de même, que ce soit bien accoutumé à l’eau, car ce n’était point mouillé, ni humide. C’était sec comme du bois, et point gras du tout. Comme monsieur le marquis est plus savant que moi certainement, j’ai pensé qu’il fallait la lui apporter, et que ça l’intéresserait.

Et le jardinier montrait à Raphaël l’inexorable408 peau de chagrin qui n’avait pas six pouces carrés409 de superficie.

— Merci, Vanière, dit Raphaël. Cette chose est très curieuse.

— Qu’as-tu, mon ange ? tu pâlis ! s’écria Pauline.

— Laissez-nous, Vanière.

— Ta voix m’effraie, reprit la jeune fille, elle est singulièrement altérée410. Qu’as-tu ? Que te sens-tu ? Où as-tu mal ? Tu as mal ! Un médecin ! cria-t-elle. Jonathas, au secours !

— Ma Pauline, tais-toi, répondit Raphaël qui recouvra son sang-froid. Sortons. Il y a près de moi une fleur dont le parfum m’incommode. Peut-être est-ce cette verveine ?

Pauline s’élança sur l’innocent arbuste, le saisit par la tige, et le jeta dans le jardin.

— Oh ! ange, s’écria-t-elle en serrant Raphaël par une étreinte aussi forte que leur amour et en lui apportant avec une langoureuse coquetterie ses lèvres vermeilles411 à baiser, en te voyant pâlir, j’ai compris que je ne te survivrais pas : ta vie est ma vie. Mon Raphaël, passe-moi ta main sur le dos ? J’y sens encore la petite mort, j’y ai froid. Tes lèvres sont brûlantes. Et ta main ?… elle est glacée, ajouta-t-elle.

— Folle ! s’écria Raphaël.

— Pourquoi cette larme ? dit-elle. Laisse-la-moi boire.

— Oh ! Pauline, Pauline, tu m’aimes trop.

— Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, Raphaël ? Sois vrai, je saurai bientôt ton secret. Donne-moi cela, dit-elle en prenant la peau de chagrin.

— Tu es mon bourreau, cria le jeune homme en jetant un regard d’horreur sur le talisman.

— Quel changement de voix ! répondit Pauline qui laissa tomber le fatal symbole du destin.

— M’aimes-tu ? reprit-il.

— Si je t’aime, est-ce une question ?

— Eh bien, laisse-moi, va-t’en !

La pauvre petite sortit.

 

Raphaël trouve un dernier espoir dans la science. Il consulte un zoologiste412, un physicien413 et un chimiste414. Sans succès. On tente d’étendre la Peau en utilisant les techniques les plus éprouvées415 ; on essaie ensuite de l’entamer et de la briser : rien à faire. La Peau résiste à tous les traitements.

Épuisé et désespéré, Raphaël « remit la peau de chagrin dans le cadre où elle avait été naguère416 enfermée, et après avoir décrit par une ligne d’encre rouge le contour actuel du talisman, il s’assit dans son fauteuil ». Mais Pauline, avec la complicité de Jonathas, s’est introduite dans la chambre à coucher de son bien-aimé : les deux jeunes gens passent ensemble une merveilleuse nuit d’amour.

 

— Pourquoi t’es-tu réveillée ? dit Raphaël. J’avais tant de plaisir à te voir endormie, j’en pleurais.

— Et moi aussi, répondit-elle, j’ai pleuré cette nuit en te contemplant dans ton repos, mais non pas de joie. Écoute, mon Raphaël, écoute-moi ? Lorsque tu dors, ta respiration n’est pas franche417, il y a dans ta poitrine quelque chose qui résonne, et qui m’a fait peur. Tu as pendant ton sommeil une petite toux sèche, absolument semblable à celle de mon père qui meurt d’une phtisie418. J’ai reconnu dans le bruit de tes poumons quelques-uns des effets bizarres de cette maladie. Puis tu avais la fièvre, j’en suis sûre, ta main était moite et brûlante. Chéri ! tu es jeune, dit-elle en frissonnant, tu pourrais te guérir encore si, par malheur… Mais non, s’écria-t-elle joyeusement, il n’y a pas de malheur, la maladie se gagne, disent les médecins.

De ses deux bras, elle enlaça Raphaël, saisit sa respiration par un de ces baisers dans lesquels l’âme arrive :

— Je ne désire pas vivre vieille, dit-elle. Mourons jeunes tous deux, et allons dans le ciel les mains pleines de fleurs.

— Ces projets-là se font toujours quand nous sommes en bonne santé, répondit Raphaël en plongeant ses mains dans la chevelure de Pauline.

Mais il eut alors un horrible accès de toux, de ces toux graves et sonores qui semblent sortir d’un cercueil, qui font pâlir le front des malades et les laissent tremblants, tout en sueur, après avoir remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes, fatigué leur moelle épinière, et imprimé je ne sais quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël abattu, pâle, se coucha lentement, affaissé comme un homme dont toute la force s’est dissipée dans un dernier effort. Pauline le regarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse.

— Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher à Raphaël les horribles pressentiments qui l’agitaient. Elle se voila la figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de la MORT.

La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs d’un cimetière pour servir aux études de quelque savant. Pauline se souvenait de l’exclamation échappée la veille à Valentin, et se dit à elle-même : Oui, il y a des abîmes419 que l’amour ne peut pas traverser, mais il doit s’y ensevelir.

 

Quelques jours après, par une matinée de mars, Raphaël réunit autour de lui les quatre plus grands médecins de l’époque. Après de prétentieux discours de ses collègues, le jeune médecin Bianchon adopte une politique de bon sens en conseillant au malade de « vivre sagement », de « se confier à la nature » en partant se reposer en Savoie. Mais, à Aix-les-Bains420, Raphaël se fait des ennemis : on n’aime pas sa personnalité singulière et hautaine…

Un mois après, au retour de la promenade et par une belle soirée d’été, quelques-unes des personnes venues aux eaux d’Aix se trouvèrent réunies dans les salons du Cercle421. Assis près d’une fenêtre et tournant le dos à l’assemblée, Raphaël resta longtemps seul, plongé dans une de ces rêveries machinales durant lesquelles nos pensées naissent, s’enchaînent, s’évanouissent sans revêtir de formes, et passent en nous comme de légers nuages à peine colorés. La tristesse est alors douce, la joie est vaporeuse, et l’âme est presque endormie. Se laissant aller à cette vie sensuelle422, Valentin se baignait dans la tiède atmosphère du soir en savourant l’air pur et parfumé des montagnes, heureux de ne sentir aucune douleur et d’avoir enfin réduit au silence sa menaçante peau de chagrin. Au moment où les teintes rouges du couchant s’éteignirent sur les cimes, la température fraîchit, il quitta sa place en poussant la fenêtre.

— Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-vous la complaisance de ne pas fermer la croisée423 ? Nous étouffons.

Cette phrase déchira le tympan de Raphaël par des dissonances424 d’une aigreur singulière ; elle fut comme le mot que lâche imprudemment un homme à l’amitié duquel nous voulions croire, et qui détruit quelque douce illusion de sentiment en trahissant un abîme d’égoïsme. Le marquis jeta sur la vieille femme le froid regard d’un diplomate impassible425, il appela un valet, et lui dit sèchement quand il arriva :

— Ouvrez cette fenêtre !

À ces mots, une surprise insolite426 éclata sur tous les visages. L’assemblée se mit à chuchoter, en regardant le malade d’un air plus ou moins expressif, comme s’il eût commis quelque grave impertinence. Raphaël, qui n’avait pas entièrement dépouillé sa primitive timidité de jeune homme, eut un mouvement de honte ; mais il secoua sa torpeur427, reprit son énergie et se demanda compte à lui-même de cette scène étrange. Soudain un rapide mouvement anima son cerveau : le passé lui apparut dans une vision distincte où les causes du sentiment qu’il inspirait saillirent en relief comme les veines d’un cadavre dont, par quelque savante injection, les naturalistes428 colorent les moindres ramifications429 ; il se reconnut lui-même dans ce tableau fugitif, y suivit son existence, jour par jour, pensée à pensée ; il s’y vit, non sans surprise, sombre et distrait au sein de ce monde rieur, toujours songeant à sa destinée, préoccupé de son mal, paraissant dédaigner la causerie la plus insignifiante, fuyant ces intimités éphémères430 qui s’établissent promptement entre les voyageurs parce qu’ils comptent sans doute ne plus se rencontrer ; peu soucieux des autres, et semblable enfin à ces rochers insensibles aux caresses comme à la furie des vagues. Puis, par un rare privilège d’intuition431, il lut dans toutes les âmes : en découvrant sous la lueur d’un flambeau le crâne jaune, le profil sardonique432 d’un vieillard, il se rappela de lui avoir gagné son argent sans lui avoir proposé de prendre sa revanche433 ; plus loin il aperçut une jolie femme dont les agaceries434 l’avaient trouvé froid ; chaque visage lui reprochait un de ces torts inexplicables en apparence, mais dont le crime gît toujours dans une invisible blessure faite à l’amour-propre435. Il avait involontairement froissé436 toutes les petites vanités437 qui gravitaient438 autour de lui. Les convives de ses fêtes ou ceux auxquels il avait offert ses chevaux s’étaient irrités de son luxe ; surpris de leur ingratitude, il leur avait épargné ces espèces d’humiliations : dès lors ils s’étaient crus méprisés et l’accusaient d’aristocratie. En sondant ainsi les cœurs, il put en déchiffrer les pensées les plus secrètes ; il eut horreur de la société, de sa politesse, de son vernis. Riche et d’un esprit supérieur, il était envié, haï ; son silence trompait la curiosité, sa modestie semblait de la hauteur à ces gens mesquins et superficiels. Il devina le crime latent439, irrémissible440, dont il était coupable envers eux : il échappait à la juridiction441 de leur médiocrité. […]

 

Vers la fin de la soirée, il se promena dans le salon de jeu, en allant de la porte d’entrée à celle du billard, où il jetait de temps à autre un coup d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après quelques tours, il s’entendit nommer par eux. Quoiqu’ils parlassent à voix basse, Raphaël devina facilement qu’il était devenu l’objet d’un débat, et finit par saisir quelques phrases dites à haute voix.

— Toi ?

— Oui, moi !

— Je t’en défie !

— Parions ?

— Oh ! il ira.

Au moment où Valentin, curieux de connaître le sujet du pari, s’arrêta pour écouter attentivement la conversation, un jeune homme grand et fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelque pouvoir matériel, sortit du billard, et s’adressant à lui : — Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer : votre figure et votre personne déplaisent ici à tout le monde, et à moi en particulier ; vous êtes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous présenter au Cercle.

— Monsieur, cette plaisanterie, déjà faite sous l’Empire dans plusieurs garnisons, est devenue aujourd’hui de fort mauvais ton, répondit froidement Raphaël.

— Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, je vous le répète : votre santé souffrirait beaucoup de votre séjour ici ; la chaleur, les lumières, l’air du salon, la compagnie nuisent à votre maladie.

— Où avez-vous étudié la médecine ? demanda Raphaël.

— Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir de Lepage à Paris442, et docteur chez Lozès, le roi du fleuret443.

— Il vous reste un dernier grade à prendre, répliqua Valentin, lisez le Code de la politesse, vous serez un parfait gentilhomme.

En ce moment les jeunes gens, souriants ou silencieux, sortirent du billard. Les autres joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes pour écouter une querelle qui réjouissait leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha de conserver son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort ; mais son antagoniste444 s’étant permis un sarcasme445 où l’outrage446 s’enveloppait dans une forme éminemment447 incisive448 et spirituelle449, il lui répondit gravement : — Monsieur, il n’est plus permis aujourd’hui de donner un soufflet450 à un homme, mais je ne sais de quel mot flétrir une conduite aussi lâche que l’est la vôtre.

— Assez ! assez ! vous vous expliquerez demain, dirent plusieurs jeunes gens qui se jetèrent entre les deux champions.

Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près du château de Bordeau, dans une petite prairie en pente, non loin d’une route nouvellement percée par où le vainqueur pouvait gagner Lyon. Raphaël devait nécessairement ou garder le lit ou quitter les eaux d’Aix. La société triomphait. Le lendemain, sur les huit heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et d’un chirurgien, arriva le premier sur le terrain.

— Nous serons très bien ici, il fait un temps superbe pour se battre, s’écria-t-il gaiement en regardant la voûte bleue du ciel, les eaux du lac et les rochers sans la moindre arrière-pensée de doute ni de deuil. Si je le touche à l’épaule, dit-il en continuant, le mettrai-je bien au lit pour un mois, hein ! docteur ?

— Au moins, répondit le chirurgien. Mais laissez ce petit saule tranquille ; autrement vous vous fatigueriez la main, et ne seriez plus maître de votre coup. Vous pourriez tuer votre homme au lieu de le blesser.

Le bruit d’une voiture se fit entendre.

— Le voici, dirent les témoins qui bientôt aperçurent dans la route une calèche de voyage attelée de quatre chevaux et menée par deux postillons451.

— Quel singulier genre ! s’écria l’adversaire de Valentin, il vient se faire tuer en poste.

À un duel comme au jeu, les plus légers incidents influent sur l’imagination des acteurs fortement intéressés au succès d’un coup ; aussi le jeune homme attendit-il avec une sorte d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui resta sur la route. Le vieux Jonathas en descendit lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir ; il le soutint de ses bras débiles452, en déployant pour lui les soins minutieux qu’un amant prodigue à sa maîtresse. Tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient la grande route de l’endroit désigné pour le combat, et ne reparurent que longtemps après : ils allaient lentement. Les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent une émotion profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur : pâle et défait, il marchait en goutteux453, baissait la tête et ne disait mot. Vous eussiez dit de deux vieillards également détruits, l’un par le temps, l’autre par la pensée, le premier avait son âge écrit sur ses cheveux blancs, le jeune n’avait plus d’âge.

— Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à son adversaire. Cette parole glaciale et le regard terrible qui l’accompagna firent tressaillir le véritable provocateur, il eut la conscience de son tort et une honte secrète de sa conduite. Il y avait dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque chose d’étrange. Le marquis fit une pause, et chacun imita son silence. L’inquiétude et l’attention étaient au comble. — Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction ; mais donnez-la-moi, monsieur, sinon vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre habileté, sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout l’avantage. Eh bien ! monsieur, je suis généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je possède une terrible puissance. Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Je ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user. Vous ne serez pas le seul à mourir. Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau de cette cascade malgré votre habitude de l’assassinat454, et la mienne droit à votre cœur sans que je le vise.

En ce moment des voix confuses interrompirent Raphaël. En prononçant ces paroles, le marquis avait constamment dirigé sur son adversaire l’insupportable clarté de son regard fixe, il s’était redressé en montrant un visage impassible, semblable à celui d’un fou méchant.

— Fais-le taire, avait dit le jeune homme à son témoin, sa voix me tord les entrailles !

— Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles, crièrent à Raphaël le chirurgien et les témoins.

— Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune homme a-t-il des dispositions à prendre ?

— Assez, assez !

Le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire qui, dominé par une puissance presque magique, était comme un oiseau devant un serpent : contraint de subir ce regard homicide, il le fuyait, il revenait sans cesse.

— Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son témoin.

— As-tu peur ?

— Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est brûlant et me fascine.

— Veux-tu lui faire des excuses ?

— Il n’est plus temps.

Les deux adversaires furent placés à quinze pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun près d’eux une paire de pistolets, et, suivant le programme de cette cérémonie, ils devaient tirer deux coups à volonté, mais après le signal donné par les témoins.

— Que fais-tu, Charles ? cria le jeune homme qui servait de second455 à l’adversaire de Raphaël, tu prends la balle avant la poudre.

— Je suis mort, répondit-il en murmurant, vous m’avez mis en face du soleil.

— Il est derrière vous, lui dit Valentin d’une voix grave et solennelle, en chargeant son pistolet lentement, sans s’inquiéter ni du signal déjà donné, ni du soin avec lequel l’ajustait son adversaire.

Cette sécurité surnaturelle avait quelque chose de terrible qui saisit456 même les deux postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas et le regardait au moment où il essuya le feu de son ennemi. La balle de Charles alla briser une branche de saule, et ricocha457 sur l’eau. En tirant au hasard, Raphaël atteignit son adversaire au cœur, et, sans faire attention à la chute de ce jeune homme, il chercha promptement la peau de chagrin pour voir ce que lui coûtait une vie humaine. Le talisman n’était plus grand que comme une petite feuille de chêne.

Clefs d’analyse

Épisode 7

 

Action et personnages

  1. Combien de temps sépare la visite de Porriquet du déjeuner que partagent Pauline et Raphaël ? Aidez-vous des dates données au début des épisodes 6 et 7.
  2. Relevez une expression montrant que Raphaël considère désormais Pauline à la fois comme une jeune fille innocente et comme une jeune femme sensuelle.
  3. En vous fondant sur des éléments précis, justifiez la phrase du narrateur « Il abondait dans cette scène matinale un bonheur inexprimable comme tout ce qui est naturel et vrai ».
  4. Que signale l’arrivée du jardinier dans cette scène de parfait bonheur ? Quels signes physiques révèlent l’émotion de Raphaël ? Pourquoi la peau de chagrin a-t-elle autant rétréci ?
  5. Quels sont les symptômes de la maladie de Raphaël ? Quel résultat donne la consultation des meilleurs médecins ?
  6. Pourquoi Pauline ne comprend-elle pas la maladie de Raphaël ? Qu’entrevoit-elle ?
  7. Pauline pourra-t-elle vivre sans son bien-aimé ? Citez une phrase particulièrement dramatique.
  8. Comment se sent Raphaël durant les premiers jours de son séjour à Aix ? Citez le texte.
  9. Quel comportement adopte-t-il avec les gens autour de lui ? Quels sentiments inspire-t-il ? Commentez l’épisode de la fenêtre et celui de la salle de billard.
  10. Qui arrive en premier sur le lieu du duel ? Que suggère cette promptitude ?
  11. Décrivez l’atmosphère qui règne sur le terrain après l’arrivée de Raphaël. Quel avertissement Raphaël donne-t-il à son adversaire avant de commencer le tir ?
  12. Pourquoi le provocateur ne s’excuse-t-il pas ? Quel prix paie-t-il pour son insolence ? Que coûte ce duel à Raphaël ?

 

Langue

  1. Que suggère le narrateur dans l’expression « sa Pauline » répétée deux fois ?
  2. Le terme « une curiosité » qu’applique le jardinier à la peau de chagrin récupérée dans le puits vous semble-t-il approprié ? Expliquez-vous.

 

Genre ou thèmes

  1. Étudiez le contraste entre la scène du déjeuner et la scène où réapparaît la peau de chagrin.
  2. Quel sens faut-il donner à la phrase « La société triomphait » , après la provocation en duel des deux adversaires ?
  3. À quoi tient la tension dramatique dans la scène du duel ? Observez le cadre, l’enchaînement des faits, l’attitude et les paroles des personnages.

 

Écriture

  1. Pauline apprend par Jonathas où se trouve Raphaël. Elle lui écrit une lettre dans laquelle elle essaie de comprendre la conduite de son bien-aimé et lui exprime ses sentiments.

 

Pour aller plus loin

  1. Quelle est la fonction du duel dans la société d’autrefois ? Qui en a interdit l’usage ? En quelle année ?

e9782035868008_i0010.jpgÀ retenir

et des paroles pousse le suspense à son comble. L’action (une crise, un conflit) se déroule avec une gravité ou une violence extrême ; les sentiments sont intenses ; les personnages, au comble de l’émotion, s’affrontent. Ici, le duel met face à face deux hommes dont l’un, doué d’un pouvoir supérieur, est sûr d’anéantir son adversaire qui pressent l’issue fatale de la rencontre sans en comprendre le mécanisme implacable.

Épisode 8

Raphaël part se reposer au Mont-Dore, en Auvergne458 : il s’installe chez des paysans.

 

Valentin goûta les plaisirs d’une seconde enfance durant les premiers moments de son séjour au milieu de ce riant paysage. Il y allait dénichant des riens, entreprenant mille choses sans en achever aucune, oubliant le lendemain les projets de la veille, insouciant ; il fut heureux, il se crut sauvé. Un matin, il était resté par hasard au lit jusqu’à midi, plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeil, qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie et donne aux chimères459 le relief de l’existence, quand tout à coup, sans savoir d’abord s’il ne continuait pas un rêve, il entendit, pour la première fois, le bulletin de sa santé donné par son hôtesse à Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander. L’Auvergnate croyait sans doute Valentin encore endormi ; et n’avait pas baissé le diapason460 de sa voix montagnarde.

— Ça ne va pas mieux, ça ne va pas pis461, disait-elle. Il a encore toussé pendant toute cette nuit à rendre l’âme462. Il tousse, il crache, ce cher monsieur, que c’est une pitié. Je me demandons, moi et mon homme463, où il prend la force de tousser comme ça. Ça fend le cœur. Quelle damnée464 maladie qu’il a ! C’est qu’il n’est point bien du tout ! J’avons toujours peur de le trouver crevé dans son lit, un matin. Il est vraiment pâle comme un Jésus de cire ! Dame, je le vois quand il se lève, eh ben, son pauvre corps est maigre comme un cent de clous465. Et il ne sent déjà pas bon tout de même ! Ca lui est égal, il se consume466 à courir comme s’il avait de la santé à vendre. Il a bien du courage tout de même de ne pas se plaindre. Mais, vraiment, il serait mieux en terre qu’en pré, car il souffre la passion de Dieu467 ! Je ne le désirons pas, monsieur, ce n’est point notre intérêt. Mais il ne nous donnerait pas ce qu’il nous donne que je l’aimerions tout de même : ce n’est point l’intérêt qui nous pousse. Ah ! mon Dieu ! reprit-elle, il n’y a que les Parisiens pour avoir de ces chiennes de maladies-là ! Où qui prennent ça, donc ? Pauvre jeune homme, il est sûr qu’il ne peut guère ben finir. C’te fièvre, voyez-vous, ça vous le mine, ça le creuse, ça le ruine ! Il ne s’en doute point. Il ne le sait point, monsieur. Il ne s’aperçoit de rien. Faut pas pleurer pour ça, monsieur Jonathas ! il faut se dire qu’il sera heureux de ne plus souffrir. Vous devriez faire une neuvaine 468 pour lui. J’avons vu de belles guérisons par les neuvaines, et je paierions bien un cierge pour sauver une si douce créature, si bonne, un agneau pascal469.

La voix de Raphaël était devenue trop faible pour qu’il pût se faire entendre, il fut donc obligé de subir cet épouvantable bavardage. Cependant l’impatience le chassa de son lit, il se montra sur le seuil de la porte :

— Vieux scélérat, cria-t-il à Jonathas, tu veux donc être mon bourreau ?

La paysanne crut voir un spectre et s’enfuit.

— Je te défends, dit Raphaël en continuant, d’avoir la moindre inquiétude sur ma santé.

— Oui, monsieur le marquis, répondit le vieux serviteur en essuyant ses larmes.

— Et tu feras même fort bien, dorénavant, de ne pas venir ici sans mon ordre.

Jonathas voulut obéir ; mais, avant de se retirer, il jeta sur le marquis un regard fidèle et compatissant470 où Raphaël lut son arrêt de mort. Découragé, rendu tout à coup au sentiment vrai de sa situation, Valentin s’assit sur le seuil de la porte, se croisa les bras sur la poitrine et baissa la tête. Jonathas, effrayé, s’approcha de son maître.

— Monsieur ?

— Va-t’en ! va-t’en ! lui cria le malade.

Pendant la matinée du lendemain, Raphaël, ayant gravi471 les rochers, s’était assis dans une crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir le chemin étroit par lequel on venait des eaux à son habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathas conversant derechef472 avec l’Auvergnate. Une malicieuse puissance lui interpréta les hochements de tête, les gestes désespérants, la sinistre naïveté de cette femme, et lui en jeta même les fatales paroles dans le vent et dans le silence. Pénétré d’horreur, il se réfugia sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jusqu’au soir, sans avoir pu chasser les sinistres pensées, si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel intérêt dont il était devenu l’objet. Tout à coup l’Auvergnate elle-même se dressa soudain devant lui comme une ombre dans l’ombre du soir ; par une bizarrerie de poète, il voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et de blanc, une vague ressemblance avec les côtes desséchées d’un spectre.

— Voilà le serein473 qui tombe, mon cher monsieur, lui dit-elle. Si vous restiez là, vous vous avanceriez ni plus ni moins qu’un fruit patrouillé474. Faut rentrer. Ça n’est pas sain de humer la rosée, avec ça que vous n’avez rien pris depuis ce matin.

— Par le tonnerre de Dieu, s’écria-t-il, vieille sorcière, je vous ordonne de me laisser vivre à ma guise475, ou je décampe476 d’ici. C’est bien assez de me creuser ma fosse tous les matins, au moins ne la fouillez pas le soir.

— Votre fosse ! monsieur ! Creuser votre fosse ! Où qu’elle est donc, votre fosse ? Je voudrions vous voir bastant477 comme notre père, et point dans la fosse ! La fosse ! nous y sommes toujours assez tôt, dans la fosse.

— Assez, dit Raphaël.

— Prenez mon bras, monsieur.

— Non.

 

Raphaël rentre à Paris.

 

Le lendemain il se trouva chez lui, dans sa chambre, au coin de sa cheminée. Il s’était fait allumer un grand feu, il avait froid. Jonathas lui apporta des lettres, elles étaient toutes de Pauline. Il ouvrit la première sans empressement, et la déplia comme si c’eût été le papier grisâtre d’une sommation478 sans frais envoyée par le percepteur479. Il lut la première phrase : « Parti, mais c’est une fuite, mon Raphaël. Comment ! personne ne peut me dire où tu es ? Et si je ne le sais pas, qui donc le saurait ? » Sans vouloir en apprendre davantage, il prit froidement les lettres et les jeta dans le foyer, en regardant d’un œil terne et sans chaleur les jeux de la flamme qui tordait le papier parfumé, le racornissait, le retournait, le morcelait.

Des fragments roulèrent sur les cendres en lui laissant voir des commencements de phrase, des mots, des pensées à demi brûlées, et qu’il se plut à saisir dans la flamme par un divertissement machinal.

« …Assise à ta porte… attendu… Caprice… j’obéis… Des rivales… moi, non ! ; ta Pauline… aime… plus de Pauline donc ?… Si tu avais voulu me quitter, tu ne m’aurais pas abandonnée… Amour éterne… Mourir… »

Ces mots lui donnèrent une sorte de remords : il saisit les pincettes et sauva des flammes un dernier lambeau de lettre.

« …J’ai murmuré, disait Pauline, mais je ne me suis pas plainte, Raphaël ? En me laissant loin de toi, tu as sans doute voulu me dérober480 le poids de quelques chagrins. Un jour, tu me tueras peut-être, mais tu es trop bon pour me faire souffrir. Eh bien, ne pars plus ainsi. Va, je puis affronter les plus grands supplices, mais près de toi. Le chagrin que tu m’imposerais ne serait plus un chagrin : j’ai dans le cœur encore bien plus d’amour que je ne t’en ai montré. Je puis tout supporter, hors de pleurer loin de toi, et de ne pas savoir ce que tu… »

Raphaël posa sur la cheminée ce débris de lettre noirci par le feu, il le rejeta tout à coup dans le foyer. Ce papier était une image trop vive de son amour et de sa fatale vie.

— Va chercher monsieur Bianchon, dit-il à Jonathas.

Horace481 vint et trouva Raphaël au lit.

— Mon ami, peux-tu me composer une boisson légèrement opiacée 482 qui m’entretienne dans une somnolence continuelle, sans que l’emploi constant de ce breuvage483 me fasse mal ?

— Rien n’est plus aisé, répondit le jeune docteur ; mais il faudra cependant rester debout quelques heures de la journée, pour manger.

— Quelques heures, dit Raphaël en l’interrompant, non, non, je ne veux être levé que durant une heure au plus.

— Quel est donc ton dessein484 ? demanda Bianchon.

— Dormir, c’est encore vivre, répondit le malade.

— Ne laisse entrer personne, fût-ce même mademoiselle Pauline de Vitschnau, dit Valentin à Jonathas pendant que le médecin écrivait son ordonnance.

— Eh bien, monsieur Horace, y a-t-il de la ressource485 ? demanda le vieux domestique au jeune docteur qu’il avait reconduit jusqu’au perron.

— Il peut aller encore longtemps, ou mourir ce soir. Chez lui, les chances de vie et de mort sont égales. Je n’y comprends rien, répondit le médecin en laissant échapper un geste de doute. Il faut le distraire.

— Le distraire ! Monsieur, vous ne le connaissez pas. Il a tué l’autre jour un homme sans dire ouf ! Rien ne le distrait.

Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice486. Grâce à la puissance matérielle exercée par l’opium487 sur notre âme immatérielle488, cet homme d’imagination si puissamment active s’abaissa jusqu’à la hauteur de ces animaux paresseux qui croupissent au sein des forêts, sous la forme d’une dépouille489 végétale, sans faire un pas pour saisir une proie facile. Il avait même éteint la lumière du ciel, le jour n’entrait plus chez lui. Vers les huit heures du soir, il sortait de son lit : sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchait aussitôt. Ses heures froides et ridées ne lui apportaient que de confuses images, des apparences, des clairs-obscurs490 sur un fond noir. Il s’était enseveli dans un profond silence, dans une négation de mouvement et d’intelligence. Un soir, il se réveilla beaucoup plus tard que de coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Il sonna Jonathas.

— Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche, tu seras heureux dans tes vieux jours ; mais je ne veux plus te laisser jouer ma vie. Comment ! misérable, je sens la faim. Où est mon dîner ? réponds.

Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumière tremblotait dans l’obscurité profonde des immenses appartements de l’hôtel ; il conduisit son maître redevenu machine à une vaste galerie et en ouvrit brusquement la porte. Aussitôt Raphaël, inondé de lumière, fut ébloui, surpris par un spectacle inouï. C’était ses lustres chargés de bougies, les fleurs les plus rares de sa serre491 artistement disposées, une table étincelante d’argenterie, d’or, de nacre, de porcelaines ; un repas royal, fumant, et dont les mets appétissants irritaient les houppes nerveuses 492 du palais. Il vit ses amis convoqués, mêlés à des femmes parées et ravissantes, la gorge nue493, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs, les yeux brillants, toutes de beautés diverses, agaçantes sous de voluptueux travestissements494 : l’une avait dessiné ses formes attrayantes par une jaquette irlandaise495, l’autre portait la basquina496 lascive497 des Andalouses498 ; celle-ci demi-nue en Diane chasseresse499, celle-là modeste et amoureuse sous le costume de mademoiselle de La Vallière500, étaient également vouées à l’ivresse. Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l’amour, le plaisir. Au moment où la morte figure de Raphaël se montra dans l’ouverture de la porte, une acclamation soudaine éclata, rapide, rutilante501 comme les rayons de cette fête improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, ces femmes d’une pénétrante beauté frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit. Une délicieuse musique, cachée dans un salon voisin, couvrit par un torrent d’harmonie ce tumulte enivrant, et compléta cette étrange vision. Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse, une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main d’Aquilina502. Il comprit que ce tableau n’était pas vague et fantastique comme les fugitives images de ses rêves décolorés, il poussa un cri sinistre, ferma brusquement la porte, et flétrit503 son vieux serviteur en le frappant au visage.

— Monstre, tu as donc juré de me faire mourir ? s’écria-t-il. Puis, tout palpitant du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but une forte dose de sommeil, et se coucha.

— Que diable ! dit Jonathas en se relevant, monsieur Bianchon m’avait cependant bien ordonné de le distraire.

Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël, par un de ces caprices physiologiques504, l’étonnement et le désespoir des sciences médicales505, resplendissait de beauté pendant son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches. Son front gracieux comme celui d’une jeune fille exprimait le génie. La vie était en fleurs sur ce visage tranquille et reposé. Vous eussiez dit d’un jeune enfant endormi sous la protection de sa mère. Son sommeil était un bon sommeil, sa bouche vermeille laissait passer un souffle égal et pur ; il souriait transporté sans doute par un rêve dans une belle vie. Peut-être était-il centenaire, peut-être ses petits-enfants lui souhaitaient-ils de longs jours, peut-être de son banc rustique506, sous le soleil, assis sous le feuillage, apercevait-il, comme le prophète507, en haut de la montagne, la terre promise508, dans un bienfaisant lointain !

— Te voilà donc !

Ces mots, prononcés d’une voix argentine, dissipèrent les figures nuageuses de son sommeil. À la lueur de la lampe, il vit assise sur son lit sa Pauline, mais Pauline embellie par l’absence et par la douleur. Raphaël resta stupéfait à l’aspect de cette figure blanche comme les pétales d’une fleur des eaux509, et qui, accompagnée de longs cheveux noirs, semblait encore plus noire dans l’ombre. Des larmes avaient tracé leur route brillante sur ses joues, et y restaient suspendues, prêtes à tomber au moindre effort. Vêtue de blanc, la tête penchée et foulant510 à peine le lit, elle était là comme un ange descendu des cieux, comme une apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.

— Ah ! j’ai tout oublié, s’écria-t-elle au moment où Raphaël ouvrit les yeux. Je n’ai de voix que pour te dire : Je suis à toi ! Oui, mon cœur est tout amour. Ah ! jamais, ange de ma vie, tu n’as été si beau. Tes yeux foudroient. Mais je devine tout, va ! Tu as été chercher la santé sans moi, tu me craignais… Eh bien.

— Fuis, fuis, laisse- moi, répondit enfin Raphaël d’une voix sourde. Mais va-t’en donc. Si tu restes là, je meurs. Veux-tu me voir mourir ?

— Mourir ! répéta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi ? Mourir, mais tu es jeune ! Mourir, mais je t’aime ! Mourir ! ajouta-t-elle d’une voix profonde et gutturale511 en lui prenant les mains par un mouvement de folie.

— Froides, dit-elle. Est-ce une illusion ?

Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau de la peau de chagrin, fragile et petit comme la feuille d’une pervenche512, et le lui montrant :

— Pauline, belle image de ma belle vie, disons-nous adieu, dit-il.

— Adieu ? répéta-t-elle d’un air surpris.

— Oui. Ceci est un talisman qui accomplit mes désirs, et représente ma vie. Vois ce qu’il m’en reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir…

La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla chercher la lampe. Éclairée par la lueur vacillante qui se projetait également sur Raphaël et sur le talisman, elle examina très attentivement et le visage de son amant et la dernière parcelle de la Peau magique. En la voyant belle de terreur et d’amour, il ne fut plus maître de sa pensée : les souvenirs des scènes caressantes et des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son âme depuis longtemps endormie, et s’y réveillèrent comme un foyer513 mal éteint.

— Pauline, viens ! Pauline !

Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent 514, ses sourcils violemment tirés par une douleur inouïe, s’écartèrent avec horreur, elle lisait dans les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle ; et à mesure que grandissait ce désir, la Peau, en se contractant, lui chatouillait la main. Sans réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin dont elle ferma la porte.

— Pauline ! Pauline ! cria le moribond515 en courant après elle, je t’aime, je t’adore, je te veux ! Je te maudis, si tu ne m’ouvres ! Je veux mourir à toi516 !

Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse à demi nue se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se déchirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler avec son châle.

— Si je meurs, il vivra, disait-elle en tâchant vainement de serrer le nœud. Ses cheveux étaient épars517, ses épaules nues, ses vêtements en désordre, et dans cette lutte avec la mort, les yeux en pleurs, le visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, elle présentait à Raphaël, ivre d’amour, mille beautés qui augmentèrent son délire ; il se jeta sur elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans ses bras.

Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces ; mais il ne trouva que les sons étranglés du râle518 dans sa poitrine, dont chaque respiration creusée plus avant, semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de sons, il mordit Pauline au sein. Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu’il entendait, et tenta d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s’était accroupie dans un coin.

— Que demandez-vous ? dit-elle. Il est à moi, je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit ?

Clefs d’analyse

Épisode 8

 

Action et personnages

  1. En quoi consistent « les plaisirs d’une seconde enfance » que connaît Valentin au début de son séjour en Auvergne ?
  2. Quels symptômes l’hôtesse note-t-elle chez le malade ? Justifiez l’expression « la sinistre naïveté de cette femme » qu’emploie le narrateur.
  3. Comment Raphaël répond-il à l’empressement de Jonathas ? de son hôtesse ? Le trouvez-vous injuste ? Pourquoi ?
  4. Que révèlent les fragments des lettres de Pauline ? Quelles pensées et sentiments ont agité la jeune femme durant l’absence de Raphaël ?
  5. Par quel moyen Raphaël essaie-t-il de prolonger sa vie ? Quel produit le médecin lui prescrit-il ? Pourquoi cet homme de science ne comprend-il pas la maladie de son patient ?
  6. Vers minuit, Raphaël apparaît comme transfiguré. Relevez quelques termes significatifs. À quoi attribuer l’amélioration de son état ?
  7. Justifiez les efforts de Raphaël pour éloigner Pauline.
  8. Combien mesure la Peau désormais ? Quel dénouement s’annonce ?
  9. Dans quelles conditions meurt Raphaël ? Appréciez la splendeur dramatique de la dernière scène.

 

Langue

  1. Caractérisez le niveau de langage de l’hôtesse auvergnate. Relevez quelques exemples et expliquez ce que ce langage authentique apporte au récit.
  2. Dans la dernière scène, qui est successivement nommé « le moribond », puis « le cadavre » ? Comment ces deux termes soulignent-ils la progression du récit ?

 

Genre ou thèmes

  1. À quel épisode antérieur fait penser la fête organisée par Jonathas en l’honneur de son maître ? Montrez que tous les éléments du plaisir sont ici réunis et expliquez la réaction du marquis.
  2. Relevez un verbe montrant à partir de quel point de vue est brossé le portrait de Pauline au chevet de Raphaël. Par quels détails la jeune femme fait-elle penser à une vision céleste ?
  3. Pourquoi Pauline croit-elle Valentin fou quand il révèle le pouvoir maléfique de la Peau ? Expliquez sa fuite et sa volonté d’en finir avec la vie.
  4. Comment, dans la scène finale, le désespoir se mêle-t-il à l’amour et à la mort ?

 

Écriture

  1. Que pensez-vous du dénouement de La Peau de Chagrin ? Argumentez votre point de vue en vous fondant sur le destin des personnages. Quelle péripétie Balzac aurait-il pu imaginer pour sauver son héros ? Donnez libre cours à votre imagination.
  2. Ajoutez un paragraphe à la fin du récit. Vous y décrirez l’amenuisement puis la disparition définitive de la peau de chagrin sous les yeux de Pauline.

 

Pour aller plus loin

  1. La Peau de chagrin est un récit fantastique. Citez d’autres œuvres (romans, contes, films) développant ce registre.

e9782035868008_i0010.jpgÀ retenir

Le dénouement est le point d’arrivée d’un récit. L’action y trouve sa conclusion. La mort de Raphaël, programmée depuis le début du roman, est retardée par le héros qui, pendant plusieurs mois, choisit d’échapper à toutes les tentations. D’un épisode à l’autre cependant, la peau de chagrin rétrécit, la mort approche inévitablement, jusqu’à la scène finale où Raphaël s’abandonne au désir que lui inspire Pauline et meurt dans l’apothéose d’un amour partagé.

La Peau de chagrin

POUR APPROFONDIR

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La Peau de chagrin

Thèmes et prolongements

e9782035868008_i0012.jpg Une peinture réaliste

Montrer le monde tel qu’il est, sans le transfigurer par l’imagination ; observer sans pitié les attitudes et les actions des hommes, exposer ce que le bon goût imposerait de cacher et mettre devant les yeux du lecteur le détail qui révèle la vérité d’un caractère, d’une pensée ou d’une situation, telle est la démarche de Balzac dans La Peau de chagrin.

e9782035868008_i0013.jpg Un récit fantastique

Le titre du roman La Peau de chagrin énonce la raison d’être du récit en mentionnant l’objet magique qui fonde le destin tragique du héros : un talisman au pouvoir redoutable. Présentée par l’intermédiaire d’un personnage énigmatique, messager d’une puissance infernale, la peau de chagrin donne en même temps qu’elle prend, promet le bonheur tout en condamnant au malheur.

La peau de chagrin

La peau de chagrin est un morceau de cuir qui a la taille d’une peau de renard. Ordinaire à première vue, elle révèle son mystère à travers son éclat surnaturel (« cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète »), son incroyable résistance (aucun instrument ne parvient à l’entamer) et le message en sanscrit — langue sacrée de l’Inde — qui s’y trouve gravé. Que propose le pacte ? Un marché dont le lecteur saisit immédiatement la gravité, car Raphaël obtiendra tout ce qu’il souhaite, mais le prix de ces faveurs venues d’on ne sait où sera considérable : « vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant. » Comment ne pas voir qu’il s’agit là d’un marché de dupes puisque le jeune homme devra renoncer fatalement à tout ce que la Peau lui aura offert ?

Et tel sera bien le scénario qui soutiendra l’intrigue. La promesse inscrite sur le talisman sera tenue. La peau de chagrin permettra au héros désespéré de s’acheter un destin à la hauteur de son idéal. Raphaël héritera et sa richesse s’accompagnera des privilèges liés à l’argent : confort, luxe, pouvoir et succès. Mais chacun de ses désirs réduira la taille du talisman, c’est-à-dire sa durée de vie. Car une puissance maléfique attend avec avidité la conclusion du pacte.

e9782035868008_i0014.jpg La peau de chagrin ou l’enfer sur terre

La Peau de chagrin raconte l’histoire d’un jeune homme qui souffre. D’un bout à l’autre de l’intrigue, Raphaël est en proie au désespoir, incapable par nature et par fatalité d’inverser les données de son destin. C’est ainsi que la mélancolie de l’étudiant ruiné laisse place, après la signature du pacte, à la terreur du marquis de Valentin, jeune homme comblé de tous les privilèges, mais qui contemple sa tombe.

Un jeune homme triste

Au début du roman, le héros marche volontairement vers sa propre mort. Après avoir perdu sa dernière pièce d’or au jeu, il a décidé de mettre fin à ses jours. Dans le magasin d’antiquités où il attend le moment fatal, il répond aux questions du petit vieillard, avoue « des souffrances inouïes qu’il est difficile d’exprimer en langage humain », ajoutant qu’il est « dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères ». Plus tard, quand il raconte sa vie à son ami Émile au cours de la nuit d’orgie du banquier Taillefer, cette déclaration si extrême prend tout son sens. Raphaël y révèle ses aspirations déçues. D’abord, un drame familial : la ruine de sa famille et le désespoir de son père (« il m’adorait et m’avait ruiné »). Ensuite, sa pauvreté et son déclassement social. Enfin, ses espoirs mêlés d’incertitudes (« je me croyais destiné à de grandes choses, et je me sentais dans le néant ») et son isolement (« j’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis »). Sur le plan personnel, Raphaël est aussi un homme frustré car la modeste Pauline ne répond en rien à sa soif de romanesque (« Mon amour veut des échelles de soie escaladées en silence, par une nuit d’hiver »), tandis que la redoutable Foedora se joue de sa passion. Au bord du suicide, il devient alors, avec son ami Rastignac, un adepte sans joie de la débauche, un « galérien du plaisir ». Tel est le malheur de ce jeune homme brillant et romantique qui n’arrive pas à faire coïncider ses rêves avec la réalité.

e9782035868008_i0015.jpg La société mise en scène

Paru en 1831, le récit de La Peau de chagrin a pour toile de fond le Paris contemporain de l’auteur. L’ancrage de l’action en 1830 présente un véritable intérêt documentaire pour le lecteur qui découvre, à travers des personnages emblématiques, la société de l’époque, avec ses déclassés, sa jeunesse cynique et ses mondains, sans qu’apparaisse chez Balzac une quelconque intention moraliste.

Les mondains

L’orgie organisée par le banquier Taillefer, ce nouveau riche qui ouvre au Tout-Paris les portes de son « palais » tapissé d’or et de soie, donne à Balzac l’occasion de décrire différents groupes à travers des approches collectives et des portraits individuels. Artistes, journalistes, écrivains sont évoqués comme des profiteurs aimables dont la légèreté intellectuelle va de pair avec un appétit de plaisirs et un goût du luxe qui trouvent à s’assouvir chez les nantis. Durant cette soirée, on voit aussi des courtisanes prises sur le vif, qui telles Aquilina et Euphrasie, sont mises en scène dans tout l’éclat de leur beauté, de leur sensualité et de leur vulgarité. Ces femmes sensuelles (« je prétends faire de mon existence une longue partie de plaisir ») affichent un cynisme sans fard, fondé sur une vision réaliste du monde : « La société m’approuve ; ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissipations ? » Clairvoyantes, elles savent que les attend une vie coupée en deux parts : « une jeunesse certainement joyeuse, et je ne sais quelle vieillesse incertaine pendant laquelle je souffrirai tout à mon aise ». L’inaccessible Foedora révèle une autre catégorie sociale, celle de ces femmes à la mode qui règnent sur Paris par le pouvoir de leur beauté et de leur fortune. Devenu millionnaire, Raphaël de Valentin connaîtra, comme le banquier Taillefer, « la puissance de l’or » et l’existence paresseuse des riches. C’est dans les beaux quartiers, au milieu de ses appartements somptueux qu’il expirera...

La Peau de chagrin

Vers le brevet

Sujet 1 : La Peau de chagrin, Épisode 1, de « Figurez-vous un petit vieillard... » à « des pensées de mort et de fantasques images. »

Questions

 

I. Une apparition extraordinaire

  1. « Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs » :

    a. Remplacez la subordonnée relative par un adjectif de même sens qui permettra d’alléger la construction.

    b. Quel est l’antécédent du pronom relatif « que » ?

    c. Quelle idée le narrateur développe-t-il dans cette phrase ?

  2. « Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière » :
    1. Identifiez et nommez les deux figures de style utilisées ici.
    2. Sur quels aspects de l’apparition insistent-elles ?
  3. « Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux » :
    1. Justifiez l’emploi du verbe « surprit » en vous appuyant sur la scène de l’apparition.
    2. Proposez un verbe synonyme de sens plus fort.

 

II. Un personnage impressionnant

    1. Que signifie le mot « décharné » ?
    2. Sur quel radical est-il construit ? Trouvez, dans le texte, deux autres termes évoquant la même idée.
  1. « Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage » :
    1. Faites l’analyse logique de cette phrase.
    2. Expliquez sur quel aspect du visage elle oriente l’attention du lecteur.
  2. « la rigueur implacable de ses petits yeux verts dénués de cils et de sourcils » :
    1. Par quels choix d’écriture l’auteur donne-t-il à la description des yeux toute sa signification ?
    2. Sur quel aspect du regard insiste cette évocation ?
  3. « Une finesse d’inquisiteur trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie » : en restant aussi près du texte que possible, transformez cette phrase simple en une phrase complexe incluant une proposition subordonnée relative.

 

III. Un narrateur omniprésent

  1. « Figurez-vous » :
    1. Identifiez le temps et le mode du verbe.
    2. Justifiez son emploi en expliquant qui parle et dans quelle intention .
  2. « Vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu » :
    1. À qui s’adresse ici le narrateur ?
    2. Quel est l’intérêt de cette intervention dans le portrait ?
  3. « ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme » :
    1. Supprimez l’expression personnelle du narrateur dans cette phrase.
    2. Analysez l’effet produit.

 

Réécriture

 

« Une finesse d’inquisiteur trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. »

Transformez cette phrase simple en phrase complexe avec une subordonnée relative.

Les compléments d’agent de la construction deviendront ainsi les sujets du verbe de la proposition subordonnée.

 

Rédaction

 

Faites le portrait du jeune homme à partir du point de vue du petit vieillard. Ce portrait tiendra compte de la situation particulière du jeune homme désespéré, mais aussi de la personnalité extraordinaire du petit vieillard.

Petite méthode pour la rédaction

  • Le portrait doit être développé à partir du regard du petit vieillard. Un regard curieux et sarcastique qui semble tout deviner.
  • Brosser un portrait revient à décrire les traits les plus frappants d’un personnage, de façon à suggérer, pour le lecteur, l’originalité, les mystères, le caractère de l’individu.
  • Le portrait peut s’arrêter sur certaines particularités du corps, du visage, des manières, des mouvements ou, au contraire, adopter une démarche plus systématique en décrivant le personnage des pieds à la tête.
  • Le portrait doit donner vie au personnage, le faire exister comme une vraie personne.
La Peau de chagrin

Sujet 2 : La Peau de chagrin, Épisode 7, de « Le bruit d’une voiture se fit entendre » à la fin.

Questions

 

I. Une scène dramatique

  1. « Le bruit d’une voiture se fit entendre » :
    1. À quels choix d’écriture cette phrase doit-elle sa puissance expressive ?
    2. Transformez cette construction passive en construction active. Quelle nuance de sens percevez-vous alors ?
  2. « À un duel comme au jeu, les plus légers incidents influent sur l’imagination des acteurs fortement intéressés au succès d’un coup » :
    1. Justifiez l’emploi du présent dans cette phrase.
    2. Qui s’exprime ici ? Cette phrase donne-t-elle un avis ou une explication ?
  3. « Ce jeune homme a-t-il des dispositions à prendre ? » :
    1. Que signifie le mot « dispositions » ?
    2. Analysez la puissance dramatique de ce terme dans cette scène.
    1. Expliquez l’expression « regard homicide » en la rapprochant d’autres expressions du texte évoquant le regard de Valentin.
    2. Justifiez le choix de ce terme par l’auteur dans cette scène de duel.

 

II. Deux adversaires

    1. Donnez la définition du mot « duel ».
    2. Comparez ce terme au mot « assassinat » qu’utilise Raphaël de Valentin dans la phrase : « Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau de cette cascade malgré votre habitude de l’assassinat. »
    3. D’après ce terme, que pense le jeune homme du duel ?
  1. « […] et ne reparurent que longtemps après : ils allaient lentement ». « Les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent une émotion profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur : pâle et défait, il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot » :
    1. Comparez l’emploi des deux-points dans ces deux phrases.
    2. Selon quel point de vue les deux scènes sont-elles décrites ?
  2. « Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction ; mais donnez-la-moi, monsieur, sinon vous allez mourir » : que signifie l’expression en gras ?

 

III. Le fantastique

  1. « Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer » :
    1. À quelle catégorie grammaticale appartient le mot « le » ?
    2. Que remplace-t-il ?
  2. « Je ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user » :
    1. Quel est le rapport de sens entre les deux propositions de cette phrase ?
    2. Traduisez ce même rapport en changeant la ponctuation.
    3. Traduisez ce même rapport en transformant la deuxième proposition en subordonnée.
  3. « Cette sécurité surnaturelle » :
    1. Quel terme utiliserait-on aujourd’hui à la place du mot « sécurité » ?
    2. Justifiez l’emploi de l’adjectif « surnaturelle » en vous appuyant sur la conduite et les paroles du héros.

 

Réécriture

 

« Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son témoin.

  • — As-tu peur ?
  • — Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est brûlant et me fascine.
  • — Veux-tu lui faire des excuses ?
  • — Il n’est plus temps. »

En restant au plus près du texte, transformez cet extrait de discours direct en discours indirect. Vous utiliserez des verbes de parole (ex. : « dire ») et apporterez aux phrases les aménagements nécessaires à leur correction grammaticale.

 

Rédaction

 

À la perspective d’une mort certaine, l’adversaire de Valentin consent à faire des excuses.

Racontez la scène en prenant soin d’alterner récit et dialogue. Vous ferez ressortir, par les paroles et les attitudes, les sentiments des deux adversaires et les émotions des témoins.

Petite méthode pour la rédaction

  • C’est la peur devant son adversaire implacable qui incite le « véritable provocateur », jeune homme insolent et sûr de lui, à faire des excuses. Le dialogue et le récit devront mettre en évidence ce qui est, en vérité, une capitulation devant la puissance de Valentin.
  • Vous adopterez, comme Balzac, un point de vue omniscient puisque vous devez rapporter les pensées, les sentiments et les émotions des personnages. Sachant que Valentin, s’il échappe au duel, verra, lui aussi, sa vie se prolonger, ses paroles et son attitude feront apparaître son soulagement.
  • Dans le récit, l’imparfait sera réservé à la description et le passé simple aux actions.
La Peau de chagrin

Outils de lecture

Action : dans un récit ou une pièce de théâtre, suite des événements qui constituent l’intrigue.

Argumentation : énoncé par lequel on tente de persuader ou de convaincre le destinataire.

Dénouement : fin d’un récit, moment où l’action se « dénoue ».

Description (ou discours descriptif) : discours qui nomme, précise les caractères et les qualités d’une personne, d’un objet ou d’un lieu ; qui crée un décor ou une atmosphère.

Dialogue : ensemble de répliques échangées entre deux ou plusieurs personnages.

Discours : énoncé par lequel le narrateur commente l’action ou exprime une idée personnelle. Le discours s’oppose au « récit » qui rapporte des événements.

Durée de l’histoire : période sur laquelle se déroule l’action.

Fiction : création imaginaire. S’oppose à la réalité.

Intérêt dramatique : intérêt que peut éveiller l’action chez le lecteur.

Intrigue : enchaînement des événements dans un récit.

Narrateur : dans le récit, celui qui raconte l’histoire.

Narration (ou discours narratif) : énoncé qui rapporte des événements par la voix d’un narrateur.

Nœud de l’action : moment-clé de l’action, sommet dramatique.

Nouvelle (ou conte) : récit bref et dense, en prose.

Nouvelle réaliste : nouvelle qui met en scène un nombre restreint de personnages fortement caractérisés, dans un cadre spatio-temporel limité. Elle se concentre sur un événement précis, privilégie les scènes et les épisodes-clés, fait l’économie des préparatifs et des transitions.

Paroles rapportées : paroles insérées dans un récit. Discours direct : les paroles sont rapportées telles qu’elles sont prononcées. Discours indirect : les paroles sont insérées dans une proposition subordonnée complétive. Discours indirect libre : le discours indirect libre supprime la subordination.

Péripétie : événement imprévu dans le cours d’une action dramatique.

Point de vue ou focalisation : dans le récit, foyer à partir duquel est perçu un personnage ou une situation.

Point de vue externe ou focalisation externe : présentation du monde à partir d’une perception objective.

Point de vue interne ou focalisation interne : présentation du monde à travers la perception subjective d’un personnage.

Point de vue omniscient ou focalisation zéro : le narrateur sait tout de ses personnages (leur passé, leurs pensées, leurs sentiments, leurs projets).

Réalisme : mouvement littéraire qui traverse l’histoire depuis le Moyen Âge. Il se développe vers 1850 autour d’un principe fondamental : montrer la réalité, décrire les milieux et les mœurs à partir d’une observation objective, sélectionner les petits faits vrais.

Récit : 1. acte de raconter ; 2. produit de la narration, c’est-à-dire énoncé qui rapporte une histoire en utilisant différentes formes de discours.

Réflexion philosophique : pensée qui approfondit une idée sur des questions fondamentales (la société, l’amour, le pouvoir, l’argent).

Registre dramatique : qui cherche à éveiller des sentiments puissants (peur, surprise) par des procédés de dramatisation (ex. : le coup de théâtre).

Registre fantastique : qui introduit le doute, l’inquiétude, la terreur par la mention de faits étranges et inexplicables.

Registre tragique : qui exprime le déchirement de l’homme face à des situations ou des forces qui le dépassent.

Rythme de la narration : l’ellipse temporelle consiste à passer sous silence une période ; le résumé ou sommaire résume brièvement une période ; la scène développe un épisode ; la pause interrompt la narration à la faveur d’une description, d’un commentaire ou de paroles rapportées.

Temps de l’écriture : moment où l’auteur rédige son œuvre.

Thèse : idée à laquelle on croit et dont on défend la validité à l’aide d’arguments.

La Peau de chagrin

Bibliographie et filmographie

La Peau de chagrin, édition Gallimard, 1974. Dernière édition, dite du Furne corrigé (notre édition).

La Peau de chagrin, édition Flammarion, 1996.

Quelques romans de Balzac

Eugénie Grandet, 1833.

  • ▶ Histoire d’une jeune fille qui vit sous la domination tyrannique de son père, un avare intraitable.

Les Illusions perdues, 1836-1843.

  • ▶ Raconte les expériences parisiennes de Lucien de Rubempré, jeune provincial ambitieux. Satire réaliste du milieu des journalistes.

Le Père Goriot, 1835.

  • ▶ Histoire d’un père qui sacrifie tout pour ses filles. Avec Rastignac et Vautrin, personnages fameux de La Comédie humaine.

Le Colonel Chabert, 1844.

  • ▶ Histoire d’un soldat de Napoléon passé pour mort à la bataille d’Eylau, qui revient à Paris où sa femme s’est remariée.

Récits fantastiques

Les Élixirs du diable, de l’écrivain allemand Hoffmann, 1816.

  • ▶ Roman ténébreux dans lequel un élixir permet au capucin Médard de satisfaire tous ses désirs de débauche.

Smarra ou les Démons de la nuit, conte de Charles Nodier, 1821.

  • ▶ Présente une série de songes romantiques et étranges dans une composition très complexe.

Trilby ou le Lutin d’Argail, conte de Charles Nodier, 1822.

  • ▶ Histoire d’un lutin amoureux qui hante la demeure du pêcheur Dougal et de sa femme, Jeannie.

L’Élixir de longue vie, conte de Balzac, 1831.

  • ▶ Histoire d’un don Juan riche et puissant, qui, grâce à un liquide magique, pourra ressusciter à sa mort.

La Cafetière, nouvelle de Théophile Gautier, 1831.

  • ▶ Histoire d’un homme qui, une nuit, voit s’animer autour de lui des objets puis se retrouve dans un bal où il danse avec une femme sublime qui, à l’aube, se transforme en cafetière.

Maître Cornélius, nouvelle de Balzac, 1832.

  • ▶ L’action, qui se passe en 1479 sous le règne de Louis XI, met en scène un avare volant ses propres trésors.

Melmoth réconcilié, roman de Balzac, 1835.

  • ▶ Melmoth qui a vendu son âme au diable propose au caissier Castanier accablé de dettes de reprendre le pacte à son compte et de lui acheter son âme.

La Morte amoureuse, nouvelle de Théophile Gautier, 1836.

  • ▶ Histoire d’un jeune prêtre qui tombe amoureux de la courtisane Clarimonde, vampire éprise de lui.

La Vénus d’Ille, nouvelle de Prosper Mérimée, 1837.

  • ▶ Histoire dans laquelle une statue de Vénus en bronze commet un crime mystérieux.

Films

La Peau de chagrin, téléfilm français réalisé par Michel Favart, 1980.

  • ▶ Adaptation fidèle du roman.

La Peau de chagrin, téléfilm du réalisateur Alain Berliner, 2010.

  • ▶ Adaptation très réussie du roman pour France 2.

Site Internet

Honoré de Balzac, article de l’encyclopédie en ligne larousse.fr.

La Peau de chagrin

Notes

1

Charles de Lovenjoul, Histoire des œuvres de Honoré de Balzac, 1876.

2

Champfleury, Notes historiques sur M. de Balzac, à la suite de Baschet, Balzac, Essai sur l’homme et sur l’œuvre.

3

Lettre de Balzac à Mme Hanska, 1843.

4

Balzac, Avant-Propos de La Comédie humaine, 1842.

5

Lettre de Balzac à Mme Hanska, 2 janvier 1846.

6

La Caricature, 11 août 1831.

7

Balzac, Correspondance.

8

Félix Davin, Introduction aux Études de mœurs et aux Études philosophiques, 1835.

9

Chronique de Paris, 14 août 1836.

10

Calotte : chapeau qui couvre le sommet du crâne.

11

Linceul : drap dont on entoure les corps morts.

12

Décharné : d’une extrême maigreur.

13

Judaïques : juives.

14

Moïse : prophète juif.

15

Le Peseur d’or : tableau du peintre hollandais Gérard Dow (1664), élève de Rembrandt, représentant un vieil homme à lunettes, une calotte au sommet du crâne, en train de peser de l’or.

16

Inquisiteur : individu qui cherche, avec une curiosité indiscrète et violente, à connaître les secrets d’une personne.

17

Accusait : révélait avec force.

18

Poudreux : poussiéreux.

19

Lucide : qui voit clair derrière les apparences.

20

Père Éternel : Dieu.

21

Méphistophélès : le Diable.

22

Le moribond : le jeune inconnu qui s’apprête à mourir.

23

Cabinet : bureau.

24

Fantasques : fantaisistes, bizarres.

25

Sagace : perçant, pénétrant.

26

Chaland : client.

27

Suspicion : soupçon, méfiance.

28

Stylet : poignard dont la lame est très pointue.

29

Surnuméraire : employé qui n’est pas titulaire de son poste.

30

Trésor : organisme qui correspond aujourd’hui au ministère des Finances.

31

Gratification : somme d’argent qu’on donne aux employés, en plus de leur salaire, pour récompenser leur mérite.

32

Funambules : théâtre situé sur l’ancien boulevard du Temple à Paris (aujourd’hui dans le 11e arrondissement). Il connut la célébrité, à partir de 1830, avec des pantomimes. En 1862, le théâtre disparut avec l’ancien boulevard.

33

Flons flons : airs joyeux.

34

Convoi : voiture qui transporte les morts.

35

Démentait : contredisait.

36

Crécelle : bruit criard et désagréable produit par un moulinet de bois.

37

Centime […] parat […] tarain […] heller […] copec […] farthing : la plus petite monnaie des pays évoqués.

38

Sesterces : monnaie romaine.

39

Oboles : monnaie grecque.

40

Piastre : monnaie d’Égypte, du Liban et de la Syrie.

41

Billon : alliage de cuivre et d’une faible dose d’argent.

42

Roi constitutionnel : roi dont les pouvoirs sont définis par une Constitution, document officiel qui fixe les lois.

43

En enfance : dans l’état qui est celui d’un retardé mental.

44

Chagrin : cuir rugueux fait, en général, d’une peau de mulet ou d’âne.

45

Comète : astre à queue lumineuse.

46

Incrédule : qui ne croit pas ce qu’il voit.

47

Talisman : objet qu’on croit doué d’un pouvoir magique et protecteur.

48

Mentale : que le jeune homme garde dans son esprit sans l’exprimer de vive voix.

49

Lucidité : brillance.

50

Grains : dessins que forment les pores et les rainures sur la couche supérieure de la peau.

51

Polis : du verbe « polir », frotter, lustrer pour rendre lisse et brillant.

52

Grenat : pierre fine à douze faces dont la couleur rouge sombre penche tantôt vers le violet, tantôt vers l’orangé.

53

Aspérités : irrégularités.

54

Charlatanisme : artifice, tromperie du charlatan, homme qui prétend posséder certains secrets merveilleux.

55

Sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon : il s’agit de l’étoile à six branches dont l’empreinte se trouvait sur l’anneau magique qui conférait la toute-puissance à Salomon (roi d’Israël de 970 à 931 avant Jésus-Christ selon la Bible).

56

Orientaliste : savant qui étudie les cultures des pays d’Orient situés autour de la Méditerranée.

57

Sentence : énoncé d’une règle morale ou d’une loi générale.

58

Le tissu cellulaire : le grain.

59

Merveilleuse : dotée de pouvoirs surnaturels.

60

Onagre : âne sauvage, d’une agilité et d’une rapidité remarquables.

61

L’industrie du Levant : le savoir-faire de l’Orient.

62

Vouloir : vœu.

63

T’exaucera : accomplira ton désir.

64

Sanscrit : langue littéraire et sacrée de la civilisation brahmanique de l’Inde. En fait, les lettres sont écrites en arabe.

65

Perse : ancien nom de l’Iran.

66

Le Bengale : région d’Asie méridionale, partagée entre l’Inde et le Bangladesh, située entre l’Himalaya et le golfe du Bengale.

67

Symbolique : qui représente un pouvoir surnaturel.

68

Convulsive : agitée, nerveuse.

69

Bacchanale : fête au cours de laquelle s’accomplissent tous les excès.

70

Incisifs : mordants, piquants.

71

L’autre monde : l’au-delà.

72

Exorbitant : excessif.

73

Brachmane : ou brahmane, prêtre formant la première des quatre grandes castes (tribus) chez les hindous.

74

Philanthropique : qui agit par amour de l’humanité et non par intérêt.

75

Fortune : sort.

76

Prodigue : qui dépense et distribue sans compter.

77

Ménagés : économisés.

78

Ductilité : souplesse.

79

Frénétiques : nerveux, agités.

80

Le Pont-des-Arts : le pont des Arts enjambe la Seine, dans le centre de Paris.

81

Orateur : personne qui sait tenir un auditoire par son discours.

82

Hôtel Saint-Quentin : le petit hôtel où Raphaël occupe une mansarde (sorte de grenier).

83

Enseigne : panneau sur lequel est inscrit le nom d’un commerce.

84

Inamovible : bien fixée, qu’on ne peut enlever.

85

J.-J. Rousseau : écrivain philosophe qui a effectivement séjourné dans cet hôtel, en 1742. Il l’évoque en ces termes dans ses Confessions : « vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre ».

86

Ta Léonarde : définit une personne originaire d’un lieu ; ici, désigne la propriétaire du lieu où habite Raphaël, c’est-à-dire madame Gaudin, sa logeuse.

87

Huissiers : officiers de justice chargés de mettre à exécution les jugements, notamment de prendre, pour les vendre aux enchères, les biens des gens qui ne peuvent pas payer leurs dettes.

88

Créanciers : personnes à qui l’on doit de l’argent.

89

Bouffons : le Théâtre-Italien (salle Favart).

90

Sur des cordes tendues : ces cordes étaient brusquement détendues par la force publique pour faire déguerpir les mendiants.

91

Bivouac : campement.

92

Boudoir : petit salon de femme.

93

Les écrous : registres où sont inscrites les entrées et les sorties des détenus dans une prison.

94

Sainte-Pélagie : prison des hommes condamnés pour dette.

95

La Force : prison qui accueillait toute sortes de condamnés.

96

Maisons conventuelles : maisons où vivent les religieux et les religieuses.

97

Canoniser : classer une personne parmi les saints.

98

Comme un héros de juillet : allusion aux Trois Glorieuses, journées révolutionnaires des 27, 28, 29 juillet 1830, qui renversèrent Charles X et mirent fin à la Restauration. Les insurgés étaient jeunes et idéalistes. Ils avaient le soutien de la jeunesse.

99

Candélabres : grands chandeliers à plusieurs branches.

100

Frises : une frise est un bandeau de faible largeur peint ou sculpté qui décore le haut d’un édifice, d’une pièce ou d’un objet quelconque.

101

Jardinières : bacs où sont cultivées les fleurs d’appartement.

102

Respiraient : exprimaient.

103

Vermeil : couverts et vaisselle d’argent (autrefois de cuivre), recouverts d’une dorure tirant sur le rouge.

104

Hébétés : abrutis par l’alcool et les excès de nourriture.

105

Lascivement : voluptueusement, pour exciter le désir des hommes.

106

Venise sauvée : tragédie de l’auteur anglais Otway (1682) qui triomphait en France et dont l’héroïne s’appelle Aquilina.

107

Grêle : menue, mince.

108

Naïade : nymphe, divinité des eaux douces, d’un ruisseau ou d’une fontaine, qui, dans l’antiquité gréco-romaine, personnifie la nature pure et charmante.

109

Ingénue : innocente.

110

Candide : pur, naïf.

111

Dépravation : vice.

112

Vices : comportement ou actes immoraux.

113

Célestes : venant du ciel, divines.

114

Suaves : doux.

115

Fange primitive : bassesse originale, immoralité masquée par la beauté de la jeunesse et le luxe de la parure (vêtements, bijoux).

116

Ambre : résine qui dégage un parfum très fort.

117

Guenilles : vêtements en loques, haillons.

118

Bouleau : balai fabriqué avec des rameaux de bouleau, qu’utilisaient les cantonniers pour balayer les rues, les trottoirs et les caniveaux.

119

Tuileries : le palais des Tuileries, près du Louvre, dans les beaux quartiers de la capitale.

120

Avec du satin : les robes et jupons en satin qu’on portait longs en ce temps-là.

121

Foyers dorés : belles cheminées décorées à la feuille d’or qu’on trouve dans les appartements de luxe.

122

Pot de terre rouge : à une époque où le chauffage central n’existait pas, on pouvait se réchauffer (notamment les pieds) en s’approchant d’un pot en terre garni de cendres chaudes.

123

Assister au spectacle de la Grève : c’est sur la place de Grève (aujourd’hui place de l’Hôtel-de-Ville, dans le 1er arrondissement de Paris) qu’étaient exécutés les condamnés à mort, devant une foule populaire.

124

Aquilina mia : mon Aquilina (expression affectueuse, empruntée à l’italien).

125

Cachemires : châles en cachemire, tissu luxueux très fin fait avec le poil des chèvres ou des moutons du « petit Tibet ». Très en vogue à l’époque.

126

Vélins : nom donné, à Alençon, à une espèce de dentelle souvent appelée « point royal ».

127

Absout : verbe « absoudre », innocenter, laver de toutes les fautes.

128

Venimeux : plein de haine.

129

Perpétuité : éternité.

130

À voir : si je considère.

131

Arrêt : verdict, loi, décision.

132

Ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissipations ? : ne me donne-t-elle pas les moyens de satisfaire mes vices ?

133

Rente : revenu versé régulièrement.

134

Abnégation : dévouement désintéressé.

135

Lutines : espiègles, malicieuses.

136

Siège pascal : siège droit faisant partie du mobilier d’église.

137

Hareng saur : hareng salé et séché à la fumée.

138

Pamphlet : texte combatif et satirique.

139

Ineffables : indescriptibles.

140

Empire : il s’agit du premier Empire, instauré par Napoléon Bonaparte, de 1804 à 1814.

141

Convoi : ensemble des véhicules qui suivent un corbillard lors d’un enterrement.

142

Procureur du roi : officier chargé des intérêts du roi et du public.

143

Hospice : hôpital.

144

Commissaire-priseur : personne qui, aidée d’un expert, évalue le prix des objets vendus aux enchères, reçoit les enchères (propositions d’achat) et conclut la vente.

145

La succession paternelle : les biens que Raphaël a hérités de son père.

146

Ce reliquat exigu : ces modestes restes du passé.

147

Rococo : sans valeur. Le commissaire-priseur traite les biens de « vieilleries ».

148

Religions : croyances, valeurs.

149

Bordereau de vente : facture, relevé de la vente.

150

Huissier-priseur : commissaire-priseur.

151

Quatre cents francs de rente viagère : il était d’usage d’assurer à un domestique resté longtemps dans une famille le versement d’une somme fixe payable chaque année (la rente viagère).

152

Réclusion : enfermement.

153

Je diogénisais : du verbe « diogéniser », inventé par Balzac ; vivre dans la pauvreté et le mépris des richesses, comme Diogène (écrivain grec, première moitié du IIIe siècle après J.-C.), qui vivait nu dans un tonneau.

154

Prodigues : généreux.

155

S’impatronisa : s’introduisit, s’imposa.

156

Frugal : modeste, sans rien de superflu.

157

Ariel : personnage représentant le génie aérien (être surnaturel) dans La Tempête (1611), tragi-comédie de Shakespeare (dramaturge anglais).

158

Sylphe : génie, c’est-à-dire être surnaturel qui occupe, dans le monde invisible, un rang intermédiaire entre le lutin et la fée. Il se déplace d’un vol léger et rapide.

159

Ingénuité : naïveté, confiance.

160

Chef d’escadron : celui qui commande une division appartenant à un régiment de cavalerie.

161

Grenadiers à cheval de la garde impériale : cavaliers d’élite qui servaient l’empereur Napoléon.

162

Passage de la Berezina : débâcle des armées de Napoléon en retraite obligées de passer le fleuve gelé de la Berezina (26-29 novembre 1812).

163

Cosaques : combattants russes.

164

Les désastres de 1814 et 1815 : en 1814, la première abdication de Napoléon Ier ; en 1815, après les Cent Jours et la défaite de Waterloo contre les Anglais, la seconde abdication de l’empereur.

165

Hôtel garni : hôtel meublé (sorte de pension).

166

Princesse Borghèse : Pauline Borghèse, sœur de Napoléon.

167

Le droit que nous avons à la dotation de Wistchnau : Gaudin avait été fait baron de l’Empire, avec l’attribution de Wistchnau (petite ville de Moravie), qui lui assurait des fonds et des revenus.

168

Saint-Denis : établissement scolaire créé par Napoléon Ier pour l’éducation des jeunes filles dont le père ou le grand-père a reçu la Légion d’honneur (honneur suprême consenti aux grands serviteurs de l’État).

169

Calice : corolle.

170

Peau d’âne : conte de Perrault dont l’héroïne est une princesse habillée d’une peau d’âne.

171

Pygmalion : homme qui instruit et révèle à elle-même une femme jeune et ignorante. À l’origine, Pygmalion est un roi légendaire de Chypre, tombé amoureux d’une statue qu’il avait sculptée.

172

Despotisme : autorité excessive.

173

Magistral : de maître.

174

Continence : contrôle de soi.

175

Les raisons de procureur : les considérations de justice.

176

La probité des écus : l’honnêteté dans les questions d’argent.

177

La probité de la pensée : la morale, la loyauté.

178

Indigence : pauvreté.

179

Dépravation : dérèglement, vice.

180

La belle Hélène : Hélène de Troie qui causa la guerre entre Grecs et Troyens à cause de sa beauté (l’histoire est racontée dans L’Iliade et L’Odyssée, du poète grec de l’Antiquité, Homère).

181

La Galatée d’Homère : Homère, dans L’Iliade, cite Galatée parmi les Néréides (nymphes de la mer) entourant Thétis (une autre nymphe).

182

Pour peu qu’elle soit crottée : pour peu qu’elle ait une apparence négligée.

183

Embaumée : parfumée.

184

À la dérobée : secrètement.

185

Aunes : ancienne unité de longueur appliquée surtout au mesurage des étoffes.

186

Blondes : dentelles de soie.

187

Batistes : toiles de lin très fines.

188

Héraldiques couronnes : couronnes représentées sur les blasons des familles aristocratiques.

189

Factice : artificiel.

190

Vanités : inconsistances, futilités.

191

Félicité : bonheur.

192

S’enquit de ma fortune : me demanda où j’en étais.

193

Gasconne : Rastignac est originaire de Gascogne, région du sud-ouest de la France.

194

Opulence : richesse.

195

Charlatanisme : fausse science des charlatans qui prétendent, avec assurance, posséder certains secrets merveilleux et qui font ainsi autorité.

196

Verve : éloquence, art de bien parler.

197

Rue des Cordiers : rue proche de la Sorbonne où habite Raphaël et qui n’existe plus aujourd’hui.

198

Le monde : la société mondaine, à la mode.

199

Égoïser : se comporter en égoïste. Verbe inventé par Balzac.

200

Messeyait : convenait mal.

201

Intriguer : conspirer, tramer des affaires louches pour son intérêt propre.

202

Proscrivent : interdisent, censurent.

203

Spéculation : calcul pour s’enrichir.

204

Ses capitaux : son argent.

205

Liquidation : vente à bas prix effectuée dans l’urgence pour payer des dettes.

206

Receveur-général : celui qui reçoit, au nom de l’État, l’argent public.

207

Coteries : compagnie de personnes qui vivent de façon soudée entre elles pour défendre des intérêts communs.

208

Prôneurs : grands parleurs qui aiment à faire des remontrances.

209

Des hommes qui parlent d’or comme Chrysostome : Jean Chrysostome (344/349-407), archevêque de Constantinople et père de l’Église grecque. Son éloquence lui valut le surnom de Chrysostome (en grec ancien « Bouche d’or »).

210

Ta Théorie : Raphaël travaille sur une Théorie de la volonté.

211

Cafre : désigne un homme noir d’Afrique, ici dans le sens de « nul ». Très péjoratif.

212

Transiger : négocier.

213

Pierre de Florence : marbre de Florence, en Italie.

214

Cordiale : venant du cœur.

215

Idolâtrie : vénération, adoration.

216

Bien mise : élégante.

217

Commissionnaire : homme attendant au coin d’une rue les commissions des passants qui le paieront pour les services rendus.

218

Fendirent l’air : partirent avec une extrême rapidité.

219

Hôtel : maison particulière très luxueuse.

220

Affectant : faisant croire.

221

Monosyllabes : mots composés d’une seule syllabe comme « oui » et « non ».

222

Arsinoé : dans Le Misanthrope de Molière (1666), personnage-type de la vieille prude (femme qui affiche une vertu exagérée).

223

Araminte : dans Les Fausses Confidences (1737) de Marivaux, jeune veuve qui refuse d’épouser le comte.

224

Avoué […] notaire : hommes de loi.

225

N’accusait : ne révélait.

226

Décents : convenables.

227

Diplomatiques : les diplomates, représentants officiels d’un gouvernement à l’étranger, se doivent de garder une attitude ferme et calme en toutes circonstances.

228

Le centuple : une quantité cent fois plus importante.

229

Dardant : du verbe « darder », lancer avec force.

230

Voituré : disposant d’une voiture pour rentrer chez soi.

231

La valeur nominale : la signification.

232

Guichets : passages étroits faisant communiquer avec l’extérieur l’intérieur d’un édifice.

233

L’Institut : l’Institut de France, institution française créée en 1795 qui abrite les Académies. Situé aujourd’hui au 23 quai de Conti, à Paris (6e arrondissement).

234

Un denier : monnaie ancienne. Raphaël n’a pas un sou sur lui.

235

Douteux : très moyen.

236

Barbe : les chapeaux sont fabriqués à partir des poils les plus doux de certains animaux (la « barbe ») soigneusement lissés.

237

Son dernier période : période est ici un nom masculin ; désigne le plus haut degré, le summum, le comble.

238

Déjeté : déformé, dévié.

239

Faute de : par manque de.

240

Industrieuse : qui a demandé des efforts et du travail.

241

Bien mis : élégant.

242

Fats : sots prétentieux.

243

Moucheture de fange : petite tache de boue ou de saleté.

244

Décrotteur : celui qui fait métier de décrotter, de cirer les souliers et les bottes (les rues de l’époque étaient boueuses).

245

Pria che spunti : air emprunté à l’acte II de l’opéra de Cimarosa (1749-1801), Il Matrimonio Segreto (Le Mariage secret).

246

Mutisme : silence volontaire.

247

L’organe : la voix.

248

Rondo : air dont le thème principal se reprend plusieurs fois.

249

Garde-cendre : plate-bande en cuivre qui sert à retenir la cendre et les charbons qui pourraient s’échapper du foyer de la cheminée.

250

Cassolette : bijou creux en or ou en argent contenant des parfums. Il se porte suspendu à une chaîne.

251

Indicible : impossible à exprimer.

252

Dérobé : dissimulé.

253

Incriminé : accusé.

254

Lait d’amandes : boisson composée d’amandes écrasées et d’eau.

255

Cothurnes : chaussures à talon que Foedora porte sur des souliers plus souples.

256

Georges : domestique de Feodora.

257

N’a-t-il pas encore défait les rideaux ce soir : Raphaël est caché derrière des rideaux qu’il a défaits.

258

Crêper : gonfler la chevelure en la rebroussant mèche par mèche avec le peigne ou la brosse.

259

Athée en amour : qui ne croit pas à l’amour.

260

Quelque faible que fût en elle ce besoin d’épanchement cordial : si faible que fût chez elle le besoin de faire d’amicales confidences.

261

La délaça : à l’époque, les femmes portent un corset lacé qui leur serre la taille.

262

Corsage : buste.

263

Gaze : voile très léger et transparent.

264

Yeux furtifs : qui cherchent à voir en se cachant ; regards jetés à la dérobée.

265

Martiales : fermes, dures, implacables.

266

Albâtre : roche blanche et translucide utilisée en sculpture depuis l’Antiquité.

267

Bassinoire : bassin dans lequel on met de la braise, et qu’un manche permet de promener dans un lit pour le chauffer.

268

Vénération : adoration.

269

À l’ouïe : à l’oreille.

270

Fiole : flacon.

271

Criarde : d’une couleur violente.

272

Suavité : douceur, délicatesse.

273

Présumant trop de moi-même : ayant anticipé une maîtrise absolue de moi-même.

274

Requête : demande.

275

Le cœur me faillit : le courage me manqua.

276

Imprécations : interdictions, condamnations.

277

Consoler les peines que je vous ai causées en ne devinant pas le compte de vos petits écus : Raphaël a mentionné les sacrifices financiers qu’il s’est imposés pour fréquenter Foedora.

278

Exorbitants : excessifs.

279

Débauche : usage excessif et déréglé de tous les plaisirs des sens, notamment ceux de l’amour, de la nourriture, du vin et du jeu.

280

Chaste : pur, qui ne s’accorde aucun plaisir.

281

Cacheté : fermé à l’aide d’un cachet de cire.

282

Cannibales : sauvages qui mangent de la chair humaine.

283

Derechef : à nouveau.

284

Napoléons : pièces d’or à l’effigie de Napoléon Ier.

285

Distillant : du verbe « distiller », répandre.

286

Punch : boisson alcoolisée à base de rhum.

287

Lesage : marchand de meubles et d’objets d’art qui avait pour clients les mondains de l’époque.

288

Rue Taitbout : à la Chaussée-d’Antin, rive droite (aujourd’hui, dans le IXe arrondissement de Paris).

289

Jamais dans les maisons de jeu pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive horreur : Raphaël a autrefois promis à son père de ne jamais fréquenter les maisons de jeu.

290

Courtisanes : femmes qui vendent leurs faveurs aux hommes.

291

Bonne chère : bonne nourriture, bons repas.

292

Galérien du plaisir : bagnard, forçat ; Raphaël devient esclave de ses désirs.

293

Pourceaux : porcs.

294

Jurements : jurons, blasphèmes.

295

Cigares de la Havane : les meilleurs cigares fabriqués à Cuba, dans les Caraïbes.

296

Bilieux : jaunes comme la bile.

297

Lymphatiques : jaunâtres.

298

Stigmates : marques, traces.

299

Cadavéreuses : pâles comme des cadavres ; on dirait aujourd’hui « cadavériques ».

300

Processions : cortèges ; défilés de personnes à l’occasion d’une cérémonie religieuse.

301

Caves : creux.

302

Gêné : inconfortable, malaisé.

303

Le capitaliste Cardot : il s’agit du notaire.

304

Major : grade militaire qui désigne un officier supérieur.

305

Jugeur : celui qui se permet de juger et de porter des jugements sur tout ; personnage caricatural des salons de l’époque ; Balzac le décrit ainsi au chapitre 1 : « Le jugeur, qui ne s’étonne de rien, qui se mouche au milieu d’une cavatine (dans un opéra, courte pièce vocale pour soliste) aux Bouffons, y crie brava avant tout le monde, et contredit ceux qui préviennent son avis, était là, cherchant à s’attribuer les mots des gens d’esprit. »

306

Compagnie des Indes : compagnie qui gérait le commerce de certaines denrées entre la France et ses colonies.

307

Palpable : qu’on peut toucher.

308

Infructueusement : sans succès.

309

Ayants cause : héritiers.

310

Parterre : ensemble des spectateurs placés sur la partie d’une salle de spectacle entre l’orchestre et le fond du théâtre (le parterre proprement dit).

311

Se courrouce : se met en colère.

312

Saillies de son visage : parties du visage qui dépassent, qui ressortent.

313

Incrédulité : fait de ne pas croire la réalité en face de soi.

314

Pulmonique : atteint d’une affection du poumon, en particulier de tuberculose pulmonaire.

315

Pair de France : membre exerçant la puissance législative avec le roi et la Chambre des députés.

316

Qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet : le roi Louis-Philippe, après la révolution de juillet 1830, conserve la Chambre des pairs, mais supprime l’hérédité de la pairie.

317

Bouffons : théâtre d’« opéra bouffon » (un opéra de caractère léger), à Paris.

318

Valentin : il s’agit de Raphaël devenu le marquis de Valentin.

319

Sarrazin : blé noir.

320

Piché : pichet.

321

Recteur : curé d’une paroisse (en Bretagne).

322

Lambris : boiseries.

323

Code : la Constitution ; désigne ici le document qui fonde la monarchie de Juillet, avec ses lois.

324

Préjugé : opinion que l’on se fait à l’avance sur une chose, avant de l’avoir examinée.

325

Apoplexie : insuffisance cardiaque qui provoque une mort violente.

326

Je te tiens quitte : je ne te demande rien d’autre que.

327

Goutte : maladie chronique qui détruit les articulations et fait beaucoup souffrir.

328

Fangeusement : de « fange », boue ; honteusement.

329

Septuagénaire : âgé d’au moins soixante-dix ans.

330

Rue de Varennes : aujourd’hui dans le 7e arrondissement de Paris, la rue de Varenne est l’une des plus riches en hôtels particuliers somptueux.

331

Père nourricier : Jonathas a élevé Raphaël, comme une nourrice.

332

Le sein des muses : image pour dire que le visiteur a formé Raphaël intellectuellement  ; les Muses, au nombre de neuf, sont les divinités gréco-romaines des arts et des lettres.

333

Carus alumnus : cher élève (en latin).

334

Entendement : intelligence.

335

Rhétorique : classe où l’on enseignait la « rhétorique », ou art de bien parler dans l’intention de persuader.

336

Marmitons : apprentis à qui l’on confie les tâches les moins importantes en cuisine.

337

Silence claustral : silence absolu des cloîtres où les religieux étudient et méditent.

338

Pair : membre exerçant la puissance législative avec le roi et la Chambre des députés.

339

Trois cent mille francs : représente une somme considérable à l’époque.

340

Défunt : qui est mort.

341

Inconciliable : dans la bouche de Jonathas, content d’utiliser un mot difficile avec le professeur, ce terme signifie « incompréhensible ».

342

Soufflet : gifle.

343

Vétilles : petites choses.

344

Inconciliablement : systématiquement.

345

Aux Italiens : au Théâtre italien, un théâtre parisien.

346

Journal de la librairie : la Bibliographie de la France, revue officielle qui annonçait les nouveaux livres publiés.

347

Consigne : ordre.

348

Au doigt et à l’œil, et recta : d’une manière absolument parfaite.

349

En enfilade : les pièces se suivent les unes les autres.

350

Enfant au maillot : bébé.

351

Inconciliable : ici, « non négociable ».

352

Assujettissant : contraignant.

353

Vergétation : végétation (le domestique, peu instruit, déforme le mot). On dirait aujourd’hui « comme un légume ».

354

En vergétant : comprendre « en végétant », c’est-à-dire en restant inactif.

355

Monomane : atteint de monomanie (folie ou délire sur un seul objet).

356

Inconciliable : ici, « incompréhensible ».

357

Magistrale : de maître.

358

Newton : physicien, philosophe, astronome et mathématicien anglais (1642-1727), considéré comme l’un des plus grands hommes de science de l’histoire humaine.

359

S’entend : je veux dire.

360

Émérite : professeur qui a pris sa retraite et jouit des honneurs de son titre.

361

Étiolée : flétrie.

362

Écume : mousse ; manifestation de la rage.

363

Foyer : salle où les spectateurs peuvent circuler et discuter pendant les entractes.

364

Lorgnettes : petites lunettes d’approche qui permettent de mieux voir.

365

Baignoire : dans un théâtre, loge située au niveau du parterre.

366

Sanglante : de couleur rouge sang.

367

Approbative : qui approuve.

368

Inviolé : toujours respecté, qui n’a jamais été transgressé.

369

Dérobait : cachait.

370

Marabouts : plumes de l’oiseau nommé « marabout » sur la coiffure de l’inconnue.

371

Ruches : bandes plissées d’étoffe, de tulle ou de dentelle qui, dans la toilette des femmes, servent d’ornement sur les collerettes, les chapeaux et les robes.

372

Blonde : dentelle de soie.

373

Suave : douce.

374

Le bon ton : les convenances.

375

Aloès : plante grasse qui produit de petites fleurs.

376

Entraves : ce qui retient, contient, empêche (ici le principe de Raphaël de ne jamais s’exposer à la beauté d’une femme qui pourrait éveiller son désir).

377

Fantasque : fantaisiste, bizarre.

378

Traits de feu : éclairs lumineux.

379

Lis : fleur blanche.

380

Plein : rempli d’émotion.

381

Laudanum : préparation à base d’opium pour soulager la douleur et endormir.

382

Contractile : qui a la propriété de se contracter.

383

Des mille et des cents : beaucoup d’argent.

384

Bail : contrat de location.

385

Percaline : étoffe de couleur en coton.

386

La façon : le modèle, la coupe.

387

S’empourpra : rougit.

388

Bien mis : bien habillé.

389

Fastidieux : désigne un travail long et difficile ; laborieux.

390

Consigner : mentionner, citer.

391

Jésuitiques : qui développent une argumentation habile mais discutable sur le plan de la logique et de la morale ; hypocrites.

392

Réticences : réserves.

393

Abbesse des Andouillettes : référence à un passage célèbre de « l’histoire de l’abbesse des Andouillettes » dans Tristram Shandy de Laurence Sterne (1713-1768). L’abbesse, dans une situation difficile, doit prononcer des mots obscènes (« bougre », « foutre »). Pour éviter de commettre un péché, elle dit « bou » et « fou » tandis que la novice qui l’accompagne termine avec « gre » et « tre ».

394

Patère : ornement de cuivre doré dont on se sert pour soutenir les draperies ou suspendre divers objets.

395

Vogue la galère : advienne que pourra, arrive ce qui arrivera.

396

De plain-pied avec : au même niveau que.

397

Natte : tissu artisanal, de paille ou de jonc, fait de trois brins ou cordons entrelacés et servant à couvrir les sols ou les murs.

398

Coutil : toile serrée et lissée.

399

Polie : lissée.

400

Folâtrait : verbe « folâtrer », s’amuser avec joie et légèreté.

401

À la dérobée : sans que Pauline le voie.

402

Déshabillé : peignoir léger et très féminin.

403

Westhall : fameux graveur et illustrateur d’ouvrages littéraires (1765-1836).

404

Félicité : bonheur.

405

Félonie : trahison, action basse.

406

Proclamations russes : allusion aux interventions du tzar Nicolas Ier auprès des Polonais qui s’étaient rebellés le 29 novembre 1830.

407

Sous votre respect : sans vouloir vous offenser (« sauf votre respect »).

408

Inexorable : inflexible, qu’on ne peut éviter.

409

Six pouces carrés : un demi-décimètre carré.

410

Altérée : troublée, bouleversée.

411

Vermeilles : rouges.

412

Zoologiste : savant qui étudie la zoologie (science des animaux).

413

Physicien : médecin.

414

Chimiste : spécialiste de la chimie, science qui s’intéresse à la préparation, aux propriétés et aux transformations d’un corps.

415

Éprouvées : qui ont fait leurs preuves, confirmées.

416

Naguère : autrefois.

417

Franche : saine, régulière.

418

Phtisie : tuberculose.

419

Abîmes : gouffres.

420

Aix-les-Bains : ville située en Savoie, aux pieds des Alpes et du lac du Bourget, où jaillissent des sources naturelles d’eau chaude favorables aux malades. Les gens de la bonne société y font des « cures » d’eau minérale destinées à leur rendre la santé.

421

Cercle : lieu où se réunit la communauté des curistes, après les soins, pour se distraire ensemble autour d’activités communes.

422

Sensuelle : des sens.

423

Croisée : fenêtre.

424

Dissonances : ruptures d’harmonie.

425

Impassible : qui ne montre ni ses émotions, ni ses pensées ; imperturbable.

426

Insolite : inhabituelle, curieuse.

427

Torpeur : engourdissement.

428

Naturalistes : spécialistes des sciences naturelles.

429

Ramifications : itinéraires suivant lesquels se divisent les artères, les veines, les nerfs.

430

Intimités éphémères : amitiés qui ne durent pas.

431

Intuition : connaissance soudaine et spontanée d’un fait.

432

Sardonique : satanique, diabolique.

433

Prendre sa revanche : les règles de courtoisie obligent un joueur qui a gagné à proposer une autre partie à son adversaire malheureux.

434

Agaceries : petites provocations dans l’intention de séduire.

435

L’amour-propre : sentiment qu’on peut avoir de sa propre dignité ; fierté.

436

Froissé : blessé, atteint.

437

Vanités : l’amour-propre des autres curistes.

438

Gravitaient : évoluaient.

439

Latent : qui n’est pas encore apparent ; sous-jacent.

440

Irrémissible : impardonnable.

441

Juridiction : pouvoir de juger.

442

Bachelier au tir de Lepage à Paris : le magasin Lepage était une des meilleures armureries de Paris, doublée d’un stand de tir.

443

Fleuret : épée de l’escrimeur.

444

Antagoniste : adversaire.

445

Sarcasme : attaque verbale pleine d’ironie.

446

Outrage : insulte.

447

Éminemment : hautement.

448

Incisive : mordante, blessante.

449

Spirituelle : piquante, brillante.

450

Soufflet : gifle par laquelle un homme insulté provoque son adversaire en duel.

451

Postillons : hommes attachés au service de la poste, et qui conduisent les voyageurs.

452

Débiles : faibles.

453

Goutteux : qui souffre de la goutte.

454

Votre habitude de l’assassinat : l’adversaire de Raphaël est excellent au tir.

455

Second : second témoin.

456

Saisit : troubla vivement.

457

Ricocha : rebondit.

458

Auvergne : au centre de la France, dans le Massif central.

459

Chimères : idéaux qu’on poursuit dans l’imagination.

460

Diapason : niveau.

461

Pis : pire.

462

Rendre l’âme : mourir.

463

Homme : mari.

464

Damnée : épouvantable, mortelle.

465

Comme un cent de clous : extrêmement maigre (on dit aujourd’hui « maigre comme un clou »).

466

Se consume : s’épuise.

467

Il souffre la passion de Dieu : il souffre terriblement.

468

Neuvaine : dans la religion catholique, cycle de prières de neuf jours pour obtenir une faveur de Dieu.

469

Agneau pascal : l’agneau de Pâques, qui symbolise l’innocence dans la religion chrétienne.

470

Compatissant : plein de compassion (pitié), qui prend part à sa douleur.

471

Gravi : participe passé du verbe « gravir », escalader.

472

Derechef : de nouveau.

473

Serein : légère humidité qui tombe au crépuscule et rafraîchit l’atmosphère après une chaude journée.

474

Patrouillé : manipulé avec des mains sales et qui va s’abîmer.

475

À ma guise : comme je veux.

476

Je décampe : je pars sur-le-champ.

477

Bastant : fort.

478

Sommation : ordre, demande autoritaire.

479

Percepteur : fonctionnaire chargé de recevoir les impôts au nom de l’État.

480

Dérober : enlever.

481

Horace : le docteur Horace Bianchon, qui avait prescrit le repos à Raphaël.

482

Opiacée : à base d’opium.

483

Breuvage : boisson.

484

Dessein : intention.

485

De la ressource : de l’espoir.

486

Factice : artificiel.

487

La puissance matérielle exercée par l’opium : l’opium fait dormir et apaise les souffrances de l’âme.

488

Notre âme immatérielle : par définition, l’âme n’a pas de matière, de corps.

489

Dépouille : peau détachée du corps, mue ; corps d’une personne décédée.

490

Clairs-obscurs : ombres qui produisent une atmosphère apaisante.

491

Serre : jardin couvert à parois vitrées qui protègent du froid et où l’on fait pousser plantes et fleurs.

492

Houppes nerveuses : papilles du palais qui contiennent une terminaison nerveuse.

493

La gorge nue : la poitrine découverte (par de larges décolletés).

494

Travestissements : déguisements, parures.

495

Jaquette irlandaise : veste de femme ajustée au niveau de la taille, vraisemblablement en laine d’Irlande.

496

Basquina : sorte de jupe riche et élégante que portent les femmes espagnoles.

497

Lascive : qui cherche à éveiller le désir des hommes.

498

Andalouses : femmes originaires d’Andalousie, région au sud de l’Espagne.

499

Diane chasseresse : déesse de la Chasse, dans la mythologie.

500

Mademoiselle de La Vallière : maîtresse de Louis XIV.

501

Rutilante : éclatante.

502

Aquilina : Raphaël a rencontré la jeune femme lors de la fête organisée par le banquier Taillefer.

503

Flétrit : verbe « flétrir », blâmer, condamner ce qu’on est en droit de reprocher à quelqu’un (littéraire).

504

Caprices physiologiques : miracle qu’accomplit le corps au moment où tout semble perdu.

505

L’étonnement et le désespoir des sciences médicales : que la médecine ne comprend pas.

506

Rustique : campagnard.

507

Le prophète : sage « élu » devant recevoir et transmettre la parole divine. Ici, il s’agit vraisemblablement d’Abraham.

508

La terre promise : selon l’Ancien Testament, Dieu a donné la terre d’Israël au prophète Abraham et à sa famille.

509

Fleur des eaux : le nénuphar blanc.

510

Foulant : pressant, écrasant.

511

Gutturale : qui vient du fond de la gorge, rauque.

512

Pervenche : plante à fleurs bleues ou mauves, poussant dans les lieux ombragés. Ses feuilles sont petites et délicates.

513

Un foyer : un feu.

514

Se dilatèrent : s’agrandirent.

515

Moribond : mourant.

516

À toi : en étant à toi.

517

Épars : éparpillés.

518

Râle : bruit que fait une personne en train de mourir et venant de sa difficulté à respirer.

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