Chapitre 1

Fatiguée. Exténuée même… La journée avait été longue et la chaleur avait fini de m’achever. Si seulement la climatisation était réparée !

– Avant de partir, j’aimerais que vous finissiez ce rapport.

Je sursautai en entendant la voix rauque de mon superviseur. Il me jeta un tas de feuilles ainsi qu’un regard noir. Réfrénant mon envie de lui exprimer ma façon de penser et, surtout, ce que je pensais de son attitude et de sa façon d’être en général, je rattrapai la pile avant qu’elle ne s’effondre sur le sol. J’étais prête à parier qu’il n’avait pas numéroté les pages et qu’il était déçu de ne pas me voir à genoux en train de tout ramasser, en me confondant en excuses. Parce que le pire, c’est que je me serais excusée ! Fichue éducation qui m’obligeait à plier devant ce genre de personnage… Et encore, côtoyer mes meilleurs amis m’avait un peu « endurcie ». Il ne me manquait plus que savoir m’imposer face aux tyrans de son espèce.

Je soupirai, repensant à ma journée de stage. Elle n’avait pas été de tout repos à cause de cet homme justement, qui voyait d’un mauvais œil le prolongement de mon contrat. Depuis le début, il m’avait prévenue que je n’étais pas la personne qu’il désirait pour ce poste. D’après lui, le fils d’un de ses amis aurait été bien mieux qualifié que moi. Seulement, d’après les critères des ressources humaines, je convenais parfaitement et ils m’avaient engagée dès le premier entretien.

Pour une fois que j’étais choisie en premier ! J’en aurais bien fait une danse de la joie ! Bon, d’accord, je l’avais faite devant mon ordinateur en lisant leur mail de réponse. Il m’était tant de fois arrivé d’être choisie par défaut in fine, que ce revirement de situation m’avait un peu décontenancée avant de me ravir au point que je ne portais plus réellement attention à ce que mon chef direct racontait.

J’entendis au loin une église sonner 20 heures. Pestant à l’idée de rester plus tard encore pour lui, je rangeai mes affaires tout en réfléchissant aux différents projets que je menais dans l’entreprise et qui, pour la plupart, arrivaient à leur fin. Le rapport nécessitait encore quelques arrangements, mais les dernières modifications se feraient lundi, après un week-end que j’espérais calme et…

Je grognai en prenant conscience qu’il ne le serait pas. Pas tant que Sandra jouerait à cache-cache avec les membres de sa famille et que ces derniers continueraient à me harceler pour que je leur dévoile ce que je savais.

Je secouai la tête et reportai mon attention sur l’écran de mon ordinateur. De toute façon, j’étais incapable de réfléchir davantage, alors autant rentrer chez moi. Inutile de faire une bêtise ou des choses que je devrais refaire la semaine prochaine. Je fermai mon bureau, saluai le gardien de nuit et filai dans le métro pour rentrer à l’appartement.

Accrochée à la barre, je tentai de me rappeler ce qui me restait dans le frigidaire. Pas grand-chose, très certainement, puisque les courses n’avaient pas été faites depuis bien longtemps.

Tant pis, ce soir, ce serait grignotage et, si j’avais vraiment faim, je me ferais livrer des sushis. Ou une pizza !

Je fis les derniers pas jusque chez moi dans un état de langueur qui me laissait à penser que je ne ferais pas long feu. Mais, après tout, pourquoi me priverais-je du bonheur de me coucher tôt avec un bon livre pour seule compagnie ?

Aussitôt arrivée, mes chaussures et ma veste rangées dans la penderie de l’entrée, je passai rapidement par la cuisine et, un livre dans une main, un verre de soda dans l’autre, je m’installai sur mon canapé, les jambes repliées sous moi et le sourire aux lèvres.

Depuis que j’étais toute petite, la lecture était mon loisir préféré. J’avais ainsi moins l’impression de déranger mes parents. Tout en caressant la couverture de mon roman, je repensai à eux. Trop absorbés par leur travail respectif, ils avaient pris l’habitude de me faire garder par des nourrices. J’en avais vu défiler beaucoup trop pour me souvenir de toutes, mais certaines avaient conservé une place spéciale dans mon cœur…

À l’adolescence, j’avais quasiment emménagé chez mes meilleurs amis : Sandra et Paul. Nous nous étions rencontrés en primaire, sur les bancs de l’école. Paul avait pris ma défense contre un groupe d’élèves qui avaient décidé de semer la terreur dans la cour de récréation. Par la suite, il m’avait imposé de le suivre partout pour ma sécurité. Je l’avais fait et, sous son aile protectrice, j’avais rencontré sa jumelle. Nous nous étions tout de suite bien entendus et j’étais devenue leur petite sœur de cœur. Je faisais tellement partie de leurs vies que leurs parents m’avaient en quelque sorte « adoptée ».

Avaient alors commencé les meilleures années de ma vie. J’avais enfin une famille, des adultes qui m’écoutaient, m’imposaient des règles et surtout qui me poussaient à m’affirmer. Ce que j’avais appris à faire en m’opposant régulièrement à Paul et son ingérence.

Je posai mon livre sur le canapé à côté de moi et me dirigeai vers ma chambre. Inspirant un grand coup, je laissai mes yeux parcourir la pièce et les meubles. Le grand lit dont j’avais remonté la couette, la table de nuit sur laquelle trônaient trois livres abandonnés, la psyché, ma bibliothèque et la commode.

J’approchai de cette dernière et observai les peluches disposées dessus. Un mystérieux valentin me les avait offertes. Elles me donnaient le sourire par leur simple présence. Elles prouvaient que quelqu’un pensait à moi, quelqu’un d’autre que mes parents, que Sandra, Paul ou leurs parents. Quelqu’un dont je ne connaissais pas l’identité et qui ne loupait aucun 14 février depuis des années.

Du bout des doigts, je caressai le petit ourson qui étreignait un cœur contre sa poitrine.

Au début, je n’avais eu de cesse de découvrir qui en était l’expéditeur. J’avais posé des questions à mon entourage, espionné… Mais rien. Et puis, j’avais peu à peu abandonné mes investigations, de peur d’énerver mon valentin et de ne plus recevoir de présents. Je me contentais d’apprécier le geste de peur de briser mon rêve. Je fermai les yeux pour éviter de repenser à celui dont j’espérais qu’il soit à l’origine de tous ces envois.

Il est loin. Il est parti il y a si longtemps…

Décidée à ne pas sombrer dans la mélancolie, j’attrapai sur une étagère le tome suivant du roman en cours que j’étais sur le point de finir et retrouvai ma place sur le canapé. Pourrais-je lire aujourd’hui ? J’étais fatiguée, certes, mais surtout soucieuse pour Sandra. Après notre conversation de la semaine précédente, elle avait brusquement disparu. Elle m’en avait prévenue, mais le vivre était terrible. Nous étions colocataires et partions même en vacances ensemble… Alors, une semaine entière sans savoir où elle était, ce qu’elle faisait et surtout quand elle serait de nouveau près de moi était très étrange.

Depuis toutes ces années, j’avais pris l’habitude de me reposer sur elle, de la suivre aveuglément. Après avoir passé un certain temps à adorer me servir d’exemple, elle m’avait poussée aux fesses pour que je m’affirme, que je prenne soin de mon apparence. Grâce à elle, j’avais acquis de l’assurance, mais il restait des sujets sensibles. Sa famille en faisait partie et je ne voulais pas les décevoir après tout ce qu’ils avaient fait pour moi…

Aussi, quand Paul et leurs parents me posaient des questions sur la raison de cette disparition, je culpabilisais de ne pas leur répondre. Ils savaient que j’étais au courant de la raison de sa fuite, mais j’avais promis à Sandra de n’en rien dire et j’étais du genre à tenir mes engagements. Paul le savait, leurs parents aussi. Ils tentèrent tout de même leur chance en venant à l’appartement. Peut-être espéraient-ils la voir sortir de sa chambre, un sourire aux lèvres et une explication toute prête.

Seulement, elle n’était pas là. Je ne savais pas moi-même où elle était ni comment la joindre autrement que par son téléphone portable, sur le répondeur duquel j’avais laissé quelques messages. J’étais restée polie et calme, même si intérieurement je brûlais de lui hurler d’arrêter ses bêtises et de revenir parmi nous. Au lieu de sa voix, j’avais droit à un texto par jour. Elle me disait qu’elle allait bien, qu’elle réfléchissait, qu’elle reviendrait quand elle aurait des réponses à ses questions.

Toujours la même version, pour me rassurer et pour que je fasse passer le message…

Je finis mon verre d’un trait en entendant mon portable vibrer sur la table basse. Je pris l’appel sans regarder qui m’appelait.

– Bonsoir…

– ’Soir !

Je déglutis en reconnaissant la voix de Paul. Celui que Sandra avait abandonné sans un mot. Il lui en voulait. Il ne me l’avait pas dit, mais leur relation était si fusionnelle qu’il devait ressentir son départ comme une trahison. Surtout qu’il savait pertinemment qu’elle restait en contact avec moi, même si c’était par texto uniquement.

– Je n’ai encore rien reçu aujourd’hui, dis-je avant même qu’il prenne la peine de poser la question habituelle.

– Je voulais peut-être juste prendre de tes nouvelles…

Je souris à sa maigre tentative de changer de sujet, de me faire croire que la disparition de Sandra ne le préoccupait pas plus que ça.

– Je vais très bien, si j’excepte l’acharnement de mon superviseur à me faire sentir stupide, incapable et totalement pas à ma place.

– Rien de neuf, quoi !

– Non, rien de neuf, fis-je en riant, sentant la tension diminuer. Et toi ?

– Rien de neuf, marmonna-t-il.

Tous les deux, nous n’étions pas de grands fans du téléphone. Nous passions de longues périodes sans nous téléphoner, préférant nous voir, même rapidement, autour d’un café. Mais je craignais qu’en l’invitant à la maison, il ne refuse de partir, qu’il attende le retour de sa jumelle.

– Je vais me mettre au sport, annonçai-je sans réfléchir.

– Toi ? Au sport ? Et lequel ?

Je pouvais entendre son amusement et je fus soulagée d’avoir réussi à lui faire oublier l’espace d’une seconde la disparition de sa sœur. Je lui parlai donc de mon envie de me mettre au footing. De me décrasser le corps, d’occulter le temps d’une course le mini-enfer que me faisait vivre mon chef.

– Et quand comptes-tu t’y mettre, que je sorte le pop-corn pour aller t’admirer cracher tes poumons ?

– Crétin ! Tu pourrais me soutenir et te proposer plutôt comme compagnon de galère !

– Tu plaisantes ? Si je cours, il faut une belle fille devant moi !

Je fis une grimace de dépit, tout en me répétant que je n’étais pas visée. On se connaissait depuis si longtemps… À ses yeux, j’étais tout juste un être sexué.

Je sursautai en entendant la sonnette de la porte d’entrée.

– Je vais te laisser, dit-il sans me laisser le temps de parler. Je te rappelle plus tard, bises !

Je fronçai les sourcils en regardant mon combiné. Paul avait forcément entendu le coup de sonnette. N’aurait-il pas dû me poser des questions sur le fait que quelqu’un vienne me rendre visite aussi tard ? Pourquoi n’avait-il pas pensé que c’était peut-être Sandra ?

Ça ne pouvait pas être elle, en fait, car elle avait ses clés. Mais ça n’expliquait pas pour autant le peu de curiosité de Paul… À moins que… À moins qu’il ne sache qui se trouvait sur le palier. Ou qu’il soit pressé de retrouver sa dernière conquête en date, Alissia « avec deux s ». Je levai les yeux au ciel en me rappelant la voix un peu haut perchée de cette blonde qui aimait à nous rappeler la particularité de son prénom.

Redoutant un peu la visite impromptue de mon gentil mais encombrant voisin du premier, je regardai par le judas. Mon sang se figea.

OK… Alors ça, je ne l’avais pas prévu…