PREMIÈRE PARTIE
La modernité triomphante
CHAPITRE PREMIER
Les lumières de la raison
L'idéologie occidentale
Comment peut-on parler de société moderne si n'est pas reconnu au moins un principe général de définition de la modernité? Il est impossible d'appeler moderne une société qui cherche avant tout à s'organiser et à agir conformément à une révélation divine ou à une essence nationale. La modernité n'est pas davantage changement pur, succession d'événements; elle est diffusion des produits de l'activité rationnelle, scientifique, technologique, administrative. C'est pourquoi elle implique la différenciation croissante des divers secteurs de la vie sociale : politique, économie, vie familiale, religion, art en particulier, car la rationalité instrumentale s'exerce à l'intérieur d'un type d'activité et exclut qu'aucun d'eux soit organisé de l'extérieur, c'est-à-dire en fonction de son intégration dans une vision générale, de sa contribution à la réalisation d'un projet sociétal, que Louis Dumont dénomme holiste. La modernité exclut tout finalisme. La sécularisation et le désenchantement dont parle Weber, qui définit la modernité par l'intellectualisation, manifeste la rupture nécessaire avec le finalisme de l'esprit religieux, qui appelle toujours une fin de l'histoire, réalisation complète du projet divin ou disparition d'une humanité pervertie et infidèle à sa mission. L'idée de modernité n'exclut pas celle de fin de l'histoire, comme en témoignent les grands penseurs de l'historicisme, Comte, Hegel et Marx, mais la fin de l'histoire est plutôt celle d'une pré-histoire et le début d'un développement entraîné par le progrès technique, la libération des besoins et le triomphe de l'Esprit.
L'idée de modernité remplace au centre de la société Dieu par la science, laissant au mieux les croyances religieuses à l'intérieur de la vie privée. Il ne suffit pas que soient présentes les applications technologiques de la science pour qu'on parle de société moderne. Il faut en plus que l'activité intellectuelle soit protégée des propagandes politiques ou des croyances religieuses, que l'impersonnalité des lois protège contre le népotisme, le clientélisme et la corruption, que les administrations publiques et privées ne soient pas les instruments d'un pouvoir personnel, que vie publique et vie privée soient séparées, comme doivent l'être les fortunes privées du budget de l'État ou des entreprises.
L'idée de modernité est donc étroitement associée à celle de rationalisation. Renoncer à l'une, c'est rejeter l'autre. Mais la modernité se réduit-elle à la rationalisation? Est-elle l'histoire des progrès de la raison, qui sont aussi ceux de la liberté et du bonheur, et de la destruction des croyances, des appartenances, des cultures « traditionnelles »? La particularité de la pensée occidentale, au moment de sa plus forte identification à la modernité, est qu'elle a voulu passer du rôle essentiel reconnu à la rationalisation à l'idée plus vaste d'une société rationnelle, dans laquelle la raison ne commande pas seulement l'activité scientifique et technique, mais le gouvernement des hommes autant que l'administration des choses. Cette conception a-t-elle une valeur générale ou n'est-elle qu'une expérience historique particulière, même si son importance est immense? Il faut d'abord décrire cette conception de la modernité et de la modernisation comme création d'une société rationnelle.
Parfois, elle a imaginé la société comme un ordre, une architecture fondés sur le calcul; parfois, elle a fait de la raison un instrument au service de l'intérêt et du plaisir des individus; parfois, enfin, elle l'a utilisée comme une arme critique contre tous les pouvoirs, pour libérer une «nature humaine » qu'avait écrasée l'autorité religieuse.
Mais, dans tous les cas, elle a fait de la rationalisation le seul principe d'organisation de la vie personnelle et collective, en l'associant au thème de la sécularisation, c'est-à-dire du détachement de toute définition des «fins ultimes ».
Tabula rasa
La conception occidentale la plus forte de la modernité, celle qui a eu les effets les plus profonds, a surtout affirmé que la rationalisation imposait la destruction des liens sociaux, des sentiments, des coutumes et des croyances appelés traditionnels, et que l'agent de la modernisation n'était pas une catégorie ou une classe sociale particulière, mais la raison elle-même et la nécessité historique qui prépare son triomphe. Ainsi, la rationalisation, composante indispensable de la modernité, devient de surcroît un mécanisme spontané et nécessaire de modernisation. L'idée occidentale de modernité se confond avec une conception purement endogène de la modernisation. Celle-ci n'est pas l'œuvre d'un despote éclairé, d'une révolution populaire ou de la volonté d'un groupe dirigeant; elle est l'œuvre de la raison elle-même, et donc surtout de la science, de la technologie et de l'éducation, et les politiques sociales de modernisation ne doivent pas avoir d'autre but que de dégager la route de la raison en supprimant les réglementations, les défenses corporatistes ou les barrières douanières, en créant la sécurité et la prévisibilité dont l'entrepreneur a besoin et en formant des gestionnaires et des opérateurs compétents et consciencieux. Cette idée peut sembler banale; elle ne l'est pas, puisque la grande majorité des pays du monde se sont engagés dans des modernisations bien différentes, où la volonté d'indépendance nationale, les luttes religieuses et sociales, les convictions de nouvelles élites dirigeantes, donc d'acteurs sociaux, politiques et culturels, ont joué un rôle plus important que la rationalisation elle-même, paralysée par la résistance des traditions et des intérêts privés. Cette idée de la société moderne ne correspond même pas à l'expérience historique réelle des pays européens, où des mouvements religieux et la gloire du roi, la défense de la famille et l'esprit de conquête, la spéculation financière et la critique sociale ont joué un rôle aussi important que les progrès techniques et la diffusion des connaissances; mais elle constitue un modèle de modernisation, une idéologie dont les effets théoriques et pratiques ont été considérables.