I
Le legs de Mauss
L'éclat d'une grande œuvre et ses ombres
La raison simple d'une renommée : une vision globale et puissante du don comme enchaînement de trois obligations
En quels termes, sous quel angle Mauss s'est-il posé la question du don? On peut résumer son approche dans la formule qui suit :
« Qu'est-ce qui fait que dans tant de sociétés, à tant d'époques et dans des contextes tellement différents, les individus et/ou les groupes se sentent obligés non seulement de donner ou, quand on leur donne, de recevoir, mais aussi se sentent obligés, quand ils ont reçu, de rendre ce qu'on leur a donné, et de rendre soit la même chose (ou son équivalent), soit quelque chose de plus ou de mieux? »
C'était pour répondre à cette question qu'il avait rassemblé tous ces matériaux présents dans le livre et que ceux-ci, sous l'impact de cette question, avaient commencé à s'animer d'un sens nouveau. Ce qui m'avait, comme la plupart des lecteurs de l'« Essai sur le don », le plus impressionné avait été de voir Mauss montrer l'existence, au sein des formes les plus diverses d'échanges et de prestations, d'une même force s'incarnant dans trois obligations, distinctes mais enchaînées, et qui précipitait les personnes et les choses dans un mouvement qui, tôt ou tard, ramenait les choses vers les personnes et faisait coïncider le point d'arrivée de tous ces dons et contre-dons avec leur point de départ.
Cette force, Mauss la décrivait comme possédant à la fois les personnes et les choses, ceci bien sûr au sein de sociétés où aucune barrière absolue ne semblait exister entre les unes et les autres, donc ne pouvait les séparer radicalement. Les choses prolongeaient les personnes, et les personnes s'identifiaient aux choses qu'elles possédaient et qu'elles échangeaient. Mauss nous décrivait des mondes où «tout va et vient, comme si il y avait échange constant d'une matière spirituelle comprenant choses et hommes, entre les clans et les individus, répartis entre les rangs, les sexes et les générations ». On apprenait que «le lien par les choses est un lien d'âme, car la chose elle-même a une âme, est de l'âme »1. Et l'on croyait comprendre pourquoi, une fois donnée, une chose emporte avec elle quelque chose des personnes et «s'efforce» de retourner tôt ou tard vers celle qui, pour la première fois, l'avait cédée. Tout semblait clair, à condition, bien entendu, que le lecteur partage lui-même ce type de croyances et aille même jusqu'à le considérer comme une explication «scientifique». C'est là que le bât blessait, et c'est là où Lévi-Strauss devait concentrer ses critiques.
Nous allons donc reprendre le dossier pas à pas. Et d'abord repartir du fait qu'avant de recevoir un don, il faut d'abord qu'on l'ait donné. Or, même si l'existence d'un esprit dans les choses peut sembler expliquer l'obligation de les rendre, elle n'explique pas, semble-t-il, celle de les donner. Qu'est-ce donc que «donner» ?
Le don, un double rapport
Pour expliquer pourquoi on donne, Mauss avançait une hypothèse un peu moins «spirituelle», et qui est explicite dans ses analyses du potlatch. C'est l'hypothèse que ce qui oblige à donner est précisément que donner oblige. Donner, c'est transférer volontairement quelque chose qui vous appartient à quelqu'un dont on pense qu'il ne peut pas ne pas l'accepter. Le donateur peut être un groupe, ou un individu, qui agit seul ou au nom d'un groupe. De même, le donataire peut être un individu, ou un groupe, ou une personne qui reçoit le don au nom du groupe qu'il représente.
Un don est donc un acte volontaire, individuel ou collectif, qui peut ou non avoir été sollicité par celui, celles ou ceux qui le reçoivent. Dans la culture occidentale, on valorise les dons non sollicités. Mais cette attitude n'est pas universelle. Dans beaucoup de sociétés, et hier encore dans certains milieux de la nôtre, ceux qui désirent épouser une femme doivent le demander aux représentants de sa famille et éventuellement de son clan. En Europe, on appelle cela demander officiellement que l'on vous «accorde la main» d'une jeune fille.
Faisons à cette étape abstraction de tout contexte social particulier qui pousserait certains (individus ou groupes) à donner ou à recevoir, et supposons que les uns et les autres jouissent avant le don d'un statut social équivalent. Que se passe-t-il dès que les uns donnent aux autres ?