Pauline
Elle a bien cru qu’on n’y arriverait jamais. Le voyage a été terrible. Elle n’aime pas la nouvelle voiture de papa, à cause de l’odeur du cuir. Elle a failli être malade. Mais on s’habitue, au bout d’un moment.
Les parents n’ont pas arrêté de se disputer. Pas une grosse dispute. Jamais de grosse dispute. Très peu de mots, quelques phrases, sans crier. Ça a duré des heures, tout le temps du voyage, en fait. Elle n’est pas idiote ; elle sait que la dispute a commencé bien avant le départ de Sceaux. On peut dire que ça fait plusieurs semaines, et même plusieurs mois.
De temps en temps, ils font semblant de ne pas se disputer : on va se promener au parc en famille. Pendant deux heures, papa joue avec eux, et maman prend des photos. Ils rient fort, ils sont gais. Ils croient que ça suffit pour qu’elle ne se rende compte de rien. Mais il ne faut pas croire : elle n’est pas idiote.
Elle est très sage. Il faut toujours obéir aux adultes, qui savent ce qui est bien. Parfois, elle trouve que c’est pénible, et même qu’on l’oblige à faire des choses sans intérêt. Mais elle a confiance : les adultes ont toujours raison. Elle obéit sans discuter. D’abord, parce qu’elle veut faire plaisir à maman, qui est tellement contrariée lorsque les enfants sont insupportables. Surtout, parce qu’elle aime bien qu’on ne fasse pas attention à elle, qu’on l’oublie dans son coin. C’est beaucoup plus simple d’être une petite fille sans histoire : on est toujours content d’elle, et on la laisse tranquille.
Tout à l’heure, elle s’est blottie sur la banquette arrière ; elle a attendu que son envie de vomir disparaisse, et elle a écouté la dispute de ses parents, en faisant semblant de dormir. Elle sait que papa a des soucis, et qu’il doit beaucoup travailler parce qu’il a des responsabilités. C’est pour ça qu’il n’est pas souvent à la maison. Mais elle a de la chance d’avoir un papa qui gagne de l’argent. Dans le monde, il y a beaucoup d’enfants malheureux. Il y en a même qui n’ont rien à manger ; il faut penser à eux quand on n’arrive pas à finir son assiette de bœuf bourguignon.
Aujourd’hui est un jour important car elle sera demoiselle d’honneur pour la première fois. Enfin, il y a eu d’autres fois, mais elle était trop petite et elle ne s’en souvient pas. Elle sera demoiselle d’honneur avec Clémence et Hadrien, et tous les cousins. Et il y aura aussi des enfants de l’autre famille. En tout, ils seront douze enfants. Une fois, elle a entendu maman dire à papa « C’est ridicule ! » et elle n’a pas compris pourquoi. Après maman a changé d’avis et elle leur a dit que ce serait très mignon, tous ces enfants autour de la mariée.
Pendant la cérémonie, elle sera assise devant, sans les parents, et ça lui fait vraiment plaisir. Au premier rang, elle verra très bien la cérémonie. Ce ne sera pas comme d’habitude à la messe : elle aura tellement de choses à regarder qu’elle ne s’ennuiera pas du tout, elle en est sûre. D’ailleurs, ce n’est pas une messe ordinaire, c’est un mariage. Il est possible que le prêtre raconte des choses intéressantes. Elle se promet d’écouter très attentivement, au moins au début.
Pour la cérémonie, elle a une belle robe rose avec des broderies devant et des sandalettes neuves. Elle est très fière de sa tenue. Maman lui a coupé les cheveux hier soir, pour qu’elle ait « un carré bien net », et ce matin, en se regardant dans la glace juste avant de partir, elle s’est trouvée jolie.
Il y aura avec eux une petite fille qui a une maladie au nom bizarre, qu’on ne peut pas soigner. C’est maman qui l’a dit. Peut-être qu’on ne la trouvera pas très belle, et peut-être qu’elle va mal se tenir à la messe. Mais ce n’est pas sa faute, c’est à cause de sa maladie. Il faudra être gentil et ne faire aucune remarque. C’est une petite fille exactement comme les autres.
Depuis plusieurs jours, elle pense à la petite fille. Elle est « exactement comme les autres », mais maman l’a tellement répété que, Pauline le devine, cette petite fille est très différente. Ça l’intrigue de penser qu’elles seront peut-être côte à côte durant la cérémonie. Quel genre de maladie a cette petite fille ? Pourquoi est-ce qu’elle va mal se tenir à la messe ? Est-ce que c’est à cause de sa maladie qu’elle n’est pas très belle ? Est-ce qu’elle va à l’école ? En fait, elle se rend compte que la présence de cette petite fille malade ajoute à son impatience d’assister au mariage, à sa curiosité, à son excitation, à sa joie d’être demoiselle d’honneur.