I
La serveuse était nouvelle. Elle est arrivée du tunnel avec son pas très rapide et discret sur le trottoir et des chaussures sans talons, mais elle était quand même aussi grande que moi. Quarante ans environ? On ne pose pas ces questions-là aux dames. Elle avait une sorte de maquillage rose chair aux paupières et elle avait dû passer pas mal de temps à se préparer. Je n’ai pas bien regardé ses chaussures comme je fais souvent pour avoir une idée car si comme j’en avais l’impression elle revenait de loin, ce n’était pas la peine d’en rajouter. Et puis moi aussi je reviens de loin, je me le dis de temps en temps, mais je ne suis même pas sûr que ce soit vrai. Le ciel était tout gris. Dans un café comme le Cercle, quand le ciel est bien gris comme ça, on sait vraiment à quoi on sert, par moments. Les gens rentrent se mettre à l’abri du mauvais temps, ils viennent boire un verre et puis continuent leur chemin, le patron fumait son cigarillo du matin quand elle est arrivée. J’avais de bons rapports avec lui, je crois qu’on peut le dire comme ça. Déjà je suis au bord de la retraite et lui est au beau milieu de sa vie en principe, mais il a des problèmes de cholestérol et d’autres soucis de santé. Les médicaments qu’il met dans un coin du bar, près de la Casio, j’ai déjà eu à en prendre, et je suis toujours là. Mais je crois que cela lui faisait quelque chose, il était énervé. Sabrina n’était pas venue trois jours de suite et elle avait envoyé un arrêt de maladie, elle avait attrapé une grosse grippe. La nouvelle devait se demander si c’était bien ici, moi je ne savais pas si elle allait entrer ou continuer plus loin, ce jour-là c’était l’angoisse du patron de devoir encore affronter un service du déjeuner seul avec sa femme et moi sans Sabrina, et puis, c’est difficile de trouver quelqu’un qui connaît bien le métier, pour faire les remplacements au pied levé.

Le patron a regardé vers elle l’air de rien, elle a sorti de son sac à main le petit papier et elle est rentrée d’un pas plus lent, oui, c’était bien elle. Il a seulement posé son cigarillo puant dans le cendrier Gentiane Suze vert et blanc, on ne sert presque plus ce genre d’apéro-là pourtant, mais on a toujours les cendriers avec le nom dessus. Au Cercle nous avons aussi les verres Dubonnet et d’autres avec des marques dont les bouteilles ne sortent jamais des étagères du comptoir, ils peuvent encore rappeler des choses à la clientèle, lesquelles, je ne sais pas. Elle était un peu gênée et quand elle est arrivée près de la caisse pour se présenter, j’ai fait un grand sourire pour l’encourager. Le patron a souvent la gueule de travers, on dirait un bouledogue, mais ce n’est pas seulement le mauvais gars, en vérité. Parfois il boude deux ou trois jours, ou parfois même un mois ou deux, et puis aussi vite que ça lui est venu ça repart, et on n’en parle plus. Cette semaine-là, comme depuis une petite année, il faisait quasiment la gueule à plein temps, mais bon, c’est le patron. Elle a parlé à voix basse, je n’ai pas entendu ce qu’elle lui disait à cause d’une benne à ordures qui était en train d’être actionnée juste à ce moment. Il y avait deux petits bonshommes verts, avec des grands gants, et puis un sommier que la pluie d’hier, et celle d’avant-hier également, avait complètement pourri en accéléré. Ce sommier, je l’avais regardé à plusieurs reprises, j’étais même passé exprès devant en arrivant, il me dérangeait la vue. Je me demandais s’il s’agissait d’un déménagement, d’un décès, ou bien simplement les gens l’avaient mis là parce qu’ils avaient changé de literie. Il y a un grand magasin de meubles pas loin, au bord de la rue piétonne. C'était un grand modèle avec les taches habituelles, toujours du même côté, et des petites plumes qui n’avaient pas senti la pluie depuis une bonne dizaine d’années. Je dors seul depuis trop longtemps. Je n’ai même pas eu l’occasion d’essayer le Viagra, qui fait des vrais miracles et beaucoup de divorces, à ce qu’on entend dire au café. J’aimerais bien, de temps en temps. Les centaines de bouteilles sont tombées dans la benne quand le container s’est ouvert et ça a fait un bruit dément, révérence parler. N’empêche qu’un jour on doit tous sortir un sommier, et pour ceux qui sont toujours vivants, le sommeil qu’on retrouve ne sera jamais le même. Les types de la voirie l’ont chargé par-dessus les bouteilles et ils ont démarré aussitôt. J’ai pensé à part moi que ça aurait fait un bon spot pour les Alcooliques anonymes, mais je ne travaille pas dans cette branche-là. Les types de la voirie vont plutôt à l’autre bar, celui d’en face, il s’appelle La Rotonde. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle il s’appelle comme ça.