En Irlande, deux mille personnes disparaissent chaque année. 
***
Tout était absolument paisible dans la campagne irlandaise. L’obscurité était parfaite, comme cela arrive seulement loin des lumières de la ville. Là, au bord de la petite route étroite qui conduisait à Wesport, la nuit semblait totale. Seuls quelques carrés de lumière brillant dans le lointain trahissaient la présence silencieuse de fermes et d’habitations. 
Dans le pré verdoyant se dressaient d’anciennes pierres tombales, toutes inclinées ou renversées, donnant l’impression qu’une main invisible les avait lâchées du ciel, avant de les abandonner à leur triste sort. 
Le vent soufflait fort, comme souvent sur la côte. Les arbres ployaient sous ses assauts répétés et leurs branches nues faisaient naître un cliquetis constant, semblable à une conversation mystérieuse et secrète. Une colline moussue s’élevait au-dessus de la lande, parsemée de fleurs sauvages dont les couleurs, vives et variées la journée, se fondaient en un gris uniforme sous la lueur des étoiles. Un soupir surgi du fond des âges sembla traverser la nuit. Au loin, un chien gémit, brisant le silence de son cri plaintif. 
Debout au milieu des stèles, une jeune femme attendait. On lui avait donné rendez-vous là. Elle consultait régulièrement sa montre d’un geste impatient, comme pour mieux chasser les frissons superstitieux qui lui parcouraient l’échine. L’endroit était étrange. L’atmosphère qui y régnait en plein jour était déjà inquiétante mais de nuit, sous ce ciel à peine parsemé de quelques étoiles, le paysage devenait surnaturel. La jeune femme s’attendait presque à voir un fantôme vaporeux se glisser soudain de dessous une stèle pour la chasser hors du cimetière dont elle était venue troubler la paix 
Ces pensées qui se débattaient dans son esprit agité la firent de nouveau frissonner. Elle remonta le col de son manteau. Allons, allons, tout cela était stupide. Après tout, elle n’avait rien à craindre. Ne connaissait-elle pas par cœur la route de Westport ? Elle aurait pu rejoindre la ville les yeux fermés. 
Non, la seule chose qui l’inquiétait était que l’homme qu’elle attendait avait peut-être oublié leur rendez-vous. Il avait pourtant promis de venir. Peut-être avait-il changé d’avis. Peut-être en avait-il rejoint une autre ? Peut-être… 
Une voix grave et suave résonna soudain juste derrière elle : 
– Ma jolie… Je savais que tu viendrais. Je t’attendais. 
Elle se retourna vivement, un sourire de bienvenue aux lèvres. Une ombre plus noire que les ténèbres se rua alors sur elle. Elle poussa un cri de surprise. Un long hurlement s’éleva dans les airs. 
Quelques instants plus tard, les pierres tombales avaient retrouvé leur tranquillité nocturne. 
Le cimetière était vide. 
Tout était calme. 
***
– C’était quoi, ça ? 
Alison Blair s’était brusquement arrêtée. Elle sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque et retint un frisson. Le long hurlement résonnait encore dans les airs lorsqu’elle se retourna pour contempler la route qui disparaissait derrière elle dans les ténèbres. 
– Un chien, sans doute, marmonna le gardien, debout de l’autre côté de la grille en fer forgé. 
Son accent irlandais était si marqué qu’elle se demanda un instant s’il ne s’adressait pas à elle en gaélique. 
– Plutôt effrayant comme chien, murmura Alison, en se tournant de nouveau vers le grand bonhomme qui examinait sa carte d’identité à la lueur d’une torche puissante. Vous savez, ce n’est pas une fausse carte… 
L’homme leva brusquement le faisceau de sa torche vers elle pour scruter son visage avec attention. Ses yeux méfiants disparaissaient presque sous d’épais sourcils broussailleux. Relevant fièrement le menton, Alison soutint son regard sans ciller. Après un bref hochement de tête approbateur, l’homme soupira. 
– Ça va chauffer dans la chaumière quand le patron va apprendre que vous êtes là… 
– Je sais. 
En tant que membre de la Société des Gardiens, Alison savait qu’elle était attendue avec autant d’impatience que le virus de la grippe. Même dans les meilleures circonstances, les Gardiens n’étaient pas réputés pour être les hôtes les plus accueillants de l’univers. Ils vivaient souvent seuls, reclus, travaillaient en secret et protégeaient leur identité avec jalousie, se tenant le plus possible à l’écart d’un monde empli de gens qui ne les comprendraient jamais.