INTRODUCTION
« Chef et guide du peuple des Francs », « rector du peuple chrétien », ainsi apparaît Charlemagne aux yeux de son conseiller intime Alcuin d'York1 ; deux siècles plus tard, le moine Richer voit en Hugues Capet « un tuteur non seulement du bien public, mais du bien de chacun en particulier2 ». Au couchant de la monarchie, Louis XVI leur fait écho : « Les rois, comme rois, n'ont rien à eux que le droit, ou plutôt le devoir, de tout conserver à la société, dont ils sont les tuteurs et les chefs. [...] La charge du souverain est le gouvernement de l'État comme celle du père est le gouvernement de la famille3. » C'est ainsi qu'un homme, le roi, pendant près de treize siècles, a tenu en main le sort de ses sujets, leur vie quotidienne, comme leurs libertés et leur dignité.
Excessive charge, exercice d'un pouvoir absolu, pensons-nous aujourd'hui, reléguant cette monarchie d'un autre âge dans un passé surclassé par notre moderne conception du pouvoir. Jugée parfois trop solitaire ou trop partisane, la pratique politique des récents présidents de la République a conduit à les qualifier, par dérision, de « monarques »; et si huit monarchies subsistent actuellement en Europe, il est bien entendu qu'elles ne sont que des démocraties couronnées. En effet, la liste des incompréhensions sur l'ancienne monarchie serait longue, qui s'adresse de préférence à sa forme achevée, celle des Bourbons. Pour reprendre une formule récente4, une « légende noire » court sur la royauté des XVIIe et XVIIIe siècles, et se résume dans l'arbitraire d'un pouvoir étouffant la liberté, qu'illustrent les trop fameuses lettres de cachet par lesquelles quiconque serait emprisonné sur simple décision du roi.
Cette image se répand dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. Abusés par une philosophie dont les sources d'inspiration sont étrangères aux traditions monarchiques, les Français « éclairés » vont se tourner vers d'autres exemples, singulièrement l'Angleterre, et d'autres expressions qui leur font juger leurs formules politiques comme oppressives. En répandant, mêlées à des dénonciations de grippages réels, des idées fausses mais « considérées par l'opinion comme autant d'articles de foi 5 », les critiques des philosophes visent à donner l'impression que les régnicoles vivent sous un régime tyrannique. Point de vue surprenant si l'on veut bien considérer, par comparaison avec les siècles post-révolutionnaires, le peu de moyens dont dispose le roi absolu pour se faire obéir et l'autorité modérée de Louis XV, faible de Louis XVI, dont les philosophes, sans crainte du paradoxe, blâment, au nom du despotisme éclairé, les gouvernements de n'être pas assez autoritaires pour transformer les institutions.
Armés par cette propagande philosophique, renforcés dans leurs convictions par une lecture des événements révolutionnaires perçus comme une nécessité historique, les historiens du XIXe siècle – à l'exception d'un Tocqueville, trop neutre pour être écouté6 – résument, sans bénéfice d'inventaire, ce qu'ils croient être l'Ancien Régime par le néologisme d' « absolutisme7 ». Parallèlement, sous la Restauration, les fidèles de la monarchie sont tributaires d'une image idéalisée de la royauté du temps de Saint Louis ou encore d'Henri IV, opposée à celle dévaluée, car en somme pré-jacobine, de Louis XIV ou de Louis XV : une vision romantique de l'Histoire leur fait préférer la justice rendue sous le chêne de Vincennes – pourtant exceptionnelle – à celle exercée au XVIIIe siècle par les magistrats chevronnés du Conseil du roi. Ni ces ultraroyalistes imprégnés de l'idée de monarchie « tempérée » ni leurs adversaires libéraux n'ont été capables de faire toute sa part au milieu politique dans l'évolution historique de l'institution royale, ni de clairement situer dans le régime révolutionnaire l'acte de naissance de l'État absolutiste8.
Cette double déformation et le poids de deux siècles contribuent à établir entre les Français d'aujourd'hui et leurs ancêtres une distance mentale qui est source d'obscurcissement. Soit la monarchie n'évoque plus grand-chose, mis à part quelques images simplistes ou carrément idéalisées, soit nos contemporains manifestent une tendance difficilement résistible à voir les événements du passé à la lumière de doctrines du présent, à en forcer la vision pour leur faire exprimer ce qu'ils en attendent. La sensibilité de nos lointains parents n'est plus la nôtre et nous avons peine à pénétrer dans ses arcanes...