PREMIÈRE PARTIE
L'ouverture au monde
L'« ouverture » en milieu catholique, et s'agissant des périodes anciennes, vaut en particulier vis-à-vis du protestantisme. Thomas Platter junior représente, lui, une démarche inverse et pourtant fort instructive. Il incarne, en la partie de ses écrits longuement évoqués ici et dont beaucoup sont encore inédits en françaisc'est donc de notre part un breakthrough... Il incarne, disais-je, l'intérêt que porte un protestant à l'égard du catholicisme de la Contre-Réforme, y compris dans ses aspects les plus esthétiques, pour nous quelquefois les plus étranges, à commencer par le culte des reliques ; ces mêmes reliques dont l'historiographie anglo-saxonne, il est vrai, a récemment démontré qu'elles n'étaient pas aussi sottes ni aussi absurdes dans le principe que ne le croyaient Calvin et Voltaire. Par ailleurs, l'attention portée par Platter aux mythes de fondation à propos des églises et des villes annonce, à divers égards, la pensée similaire et toujours créatrice d'un grand médiéviste contemporain ; j'évoquerai ici Jacques Le Goff.
Thomas Platter, un protestant
ouvert au catholicisme
et fasciné par l'Europe baroque
Emmanuel Le Roy Ladurie
L'étude plattérienne qu'on va lire ci-après se rattache-t-elle au problème de « l'ouverture » qui fut central en notre entreprise « Annie Kriegel » ? La réponse à cette question sans aucun doute est positive. Bâlois, Thomas Platter appartient au monde helvétique plurireligieux et multilingue qui fait ainsi figure d'entité originale dans l'Europe de ce temps (1595-99). De fait, ce personnage s'intéresse, si protestant soit-il – ou parce que protestant éclairé –, à toutes les religions passées (les reliquats pagano-romains, monumentaux) ou présentes (les croyances juives, protestantes... et catholiques, celles-ci considérées par le même auteur avec beaucoup de sympathie, notamment sous l'angle très « legoffien » des mythes de fondation). Les grandes entreprises industrielles (salines, vastes moulins, arsenaux des galères, gigantesques carrières...), qui sont comme des germes de l'avenir capitaliste, attirent également l'attention marquée de notre homme. Ouverture aussi, de la part de l'Helvète, vis-à-vis des problèmes relatifs aux femmes, aux villes, aux républiques urbaines. Enfin les diverses monarchies, qu'il a envisagées de visu : royauté espagnole, tolérante aux libertés urbaines à défaut de l'être aux non-catholiques ; monarchie « belge », fonctionnant sur le mode archiducal par délégation de Madrid ; monarchie anglaise, donc anglicane, dépourvue de tout sectarisme zwinglien et déjà pénétrée d'influences américaines ; monarchie française, enfin, celle d'Henri IV, ce qui est tout dire, avec l'attention d'icelle portée à la tolérance religieuse, à la croissance économique, au pouvoir des élites, au contact avec les puissances maritimes, protestantes, libérales, capitalistes... Platter est bien, du point de vue de ses centres d'intérêt, un personnage poppérien (ou bergsonien) par excellence.
Thomas junior : un plan à la Vico
Je parlerai ici, pour l'essentiel, de Thomas Platter junior, le troisième des Platter. Son père, le vieux Thomas, ancien mendiant et petit berger, puis prote et proviseur, fut un humaniste respecté dans la première moitié du XVI e siècle. Son fils aîné, Felix, formé à Montpellier, fut un grand médecin de Bâle ; enfin, celui qui m'intéresse ici, le petit frère Thomas, étudia lui aussi la médecine à Montpellier, voyagea en Suisse, France du Sud, Espagne, France de l'Ouest et du Nord, Angleterre, Belgique avant de revenir en Helvétie. Thomas le Jeune me passionne d'autant plus qu'il sera en France, semble-t-il, un peu moins connu que ses deux aînés lors de notre époque.
Mon intérêt pour les Platter s'explique, depuis que j'ai l'âge de vingt-cinq ans, par ma passion pour cette famille elle-même mais aussi pour l'histoire du Languedoc et de la France du Sud, notamment la ville de Montpellier où s'individualise une rue des Frères-Platter – puisqu'ils y furent étudiants – et où ils demeurent bien connus, au moins des savants, des érudits locaux, des historiens. L'historien des Alpes que je suis par l'histoire des glaciers se souvient aussi que le père, Thomas Platter, fut un petit berger des Alpes presque françaises, enfin, disons des Alpes helvétiques. De ma part, c'est à la fois un hommage à la francophonie, puisque après tout je m'exprime en français sur un sujet qui est en très grande partie germanique, culturellement ; mais c'est aussi un hommage à la Suisse et peut-être au dialecte bâlois ainsi qu'à la langue allemande, langage des trois Platter, même si deux d'entre eux savent bien le français. Ajoutons que je ne me prends pas du tout pour un vrai germaniste, tant s'en faut, même si je lis assez convenablement l'allemand, mais hélas, je le parle et le comprends oralement très mal, comme l'on pourrait s'en rendre compte, si l'on m'éprouvait à ce sujet. Néanmoins, au travers d'une collaboration avec ma traductrice, Dominique Liechtenhan, bâloise, attachée au CNRS, nous eûmes accès aux textes originaux des trois Platter, spécialement ici à ceux du troisième, tels qu'ils furent publiés admirablement en leur langue originelle, les uns et les autres dans de belles et définitives éditions alémaniques en quatre volumes, de 1945 à 1976, avec quelques rééditions ultérieures, du reste savantes elles aussi, pour le vieux Platter récemment. Ajouterai-je, enfin, que nous avons mis presque autant de temps, Mme Liechtenhan et moi, à traduire pour nous-mêmes le texte des Platter – presque autant de temps que lui à l'écrire –, ce qui nous a donné une grande familiarité avec son œuvre. Incidemment, je note que les quatre ou cinq volumes des textes des Platter, plus les traités de médecine de Felix Platter, traités dont je me suis fort peu occupé, forment typiquement ce qu'on peut appeler une prosopographie, une biographie de plusieurs individus d'une même famille.