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L’ex-colonel José Antonio Montes gare sa vieille Lada en face de l’ancienne mansion du Cerro. Il n’est pas revenu dans ce quartier depuis… vingt, vingt-cinq ans peut-être. Le temps a filé sans qu’il s’en aperçoive et trop de choses se sont bousculées dans sa vie. Trop.
Il se sent pétrifié, comme si un poids écrasant lui était tombé dessus. « Une chape de plomb sur les épaules. » Il a lu cette expression dans un roman, il y a bien longtemps. Il ne se souvient plus de l’intrigue – c’était un polar quelconque –, mais la phrase est restée dans sa mémoire car il l’avait trouvée idiote et maladroite. Une chape de plomb ! Pourquoi pas un supersonique ?
Il est véritablement accablé. Est-ce la vieillesse ? Les remords ? Un passé qu’il n’arrive pas à digérer ?
Il a coupé le contact et reste assis au volant de cette voiture qui a connu, comme lui, des jours meilleurs.
De l’autre côté de la rue, sur le trottoir d’en face, « la maison ». Cette belle villa où il a coulé des jours heureux et qu’il a quittée pour la laisser à son ami et frère Salvador Ferrer, celui que tous appelaient « Salva ». Cette maison inscrite dans le livre des souvenirs comme l’élégante demeure appartenant au clan Cerda tombe aujourd’hui en ruine, comme tant d’autres choses à Cuba.
En épousant quand il était tout jeune la belle Yolanda, dite « Yoyi », José Antonio Montes avait eu droit à l’inusable récit de la réussite du grand-père de sa femme…



1907. Cinq ans après que l’île eut obtenu son indépendance, Augusto Cerda, un Aragonais de vingt ans, était arrivé à Cuba espadrilles aux pieds, un baluchon à l’épaule et bien décidé à devenir riche avant la quarantaine. Très grand et bardé d’une solide carapace de muscles, il s’était fait embaucher comme manutentionnaire sur les docks du port de La Havane où, jour après jour, il chargeait et déchargeait de lourds ballots de marchandises.
Très vite, l’Aragonais, comme l’appelaient ses congénères (ils ne prononçaient jamais son nom), devint une sorte de légende. Infatigable, il ne se débinait pas devant la tâche. Sérieux, serviable, Cerda était toujours prêt à donner un coup de main à qui le réclamait, se gagnant la sympathie du milieu.
On ne lui connaissait qu’un seul défaut : il était totalement dénué d’humour. Or la grande majorité des dockers étaient noirs ou métis, des hommes pour qui la blague, l’invective et les plaisanteries salaces étaient aussi naturelles que leur langue maternelle. L’Aragonais, qui, en outre, se méfiait de l’alcool, ne participait pas non plus aux beuveries dans les bars fréquentés par prostituées et marins. Il ne dépensait que le strict nécessaire, s’interdisant le moindre plaisir.
Ce ne fut donc une surprise pour personne que l’Aragonais, dix ans après avoir débarqué à Cuba, achetât une bodega, une de ces petites boutiques qui vendent de tout,dans un quartier populaire de la vieille Havane, près de la cathédrale.
La Bella Aragonesa, l’enseigne de sa boutique, était un hommage à la cousine d’Augusto Cerda, sa cadette de six ans. Ils s’étaient promis l’amour éternel au pays, alors qu’elle n’avait que quatorze ans et son amoureux tout juste vingt.
— Je pars à Cuba. Je reviendrai te chercher pour t’épouser et t’emmener vivre là-bas.
María Cuevas l’avait attendu dix ans. Et le brave et taciturne Augusto Cerda avait tenu sa promesse.
Une quinzaine d’années plus tard, le couple se retrouvait à la tête d’une progéniture de cinq enfants. Trois garçons et deux filles.
À quarante ans, l’Aragonais pouvait s’enorgueillir d’être devenu l’homme riche qu’il avait toujours rêvé d’être et un citoyen respectable, loyal envers sa nouvelle patrie.
Après son mariage, Augusto Cerda avait acheté cette maison dans le Cerro, à l’époque un quartier plutôt tranquille. Un coup de cœur. L’ancien propriétaire avait fait en sorte de reproduire à Cuba un curieux mélange de style basque et d’architecture domestique locale. Le jardin foisonnant de roses, liserons d’Amérique et plumbagos bleutés, était protégé par un muret. On entrait par un portail en fer. Un péristyle à colonnettes vous accueillait, débouchant sur une grande salle au rez-de-chaussée qui servait de pièce commune. Une solide table en bois capable d’accueillir une vingtaine de convives trônait au centre ; la cuisine était équipée pour répondre aux besoins d’une famille nombreuse et, détail exotique dans un pays chaud, d’une cheminée où l’on pouvait rôtir un porcelet entier.
Huit chambres et deux salles de bain se distribuaient sur deux étages. En cette fin des années 1920, disposer d’une salle de bain à chaque étage était un luxe. Sous le toit pentu, un grenier accessible occupait la soupente d’où l’on pouvait apercevoir le bout de terrain à l’arrière, ombragé d’arbres fruitiers, manguiers, bananiers, cerisiers…



Des effluves de goudron parviennent à ses narines, émanant de la chaussée fondue sous le soleil brûlant de la journée. Immobile dans la silencieuse moiteur et les ombres de la nuit qui lui parviennent par la fenêtre ouverte, José Antonio Montes n’a pas bougé de sa vieille Lada. Il jette un coup d’œil à sa montre, une Rolex, souvenir des jours meilleurs, à l’époque où tout semblait possible.
Quatre heures dix-sept du matin.
Drôle d’heure pour rendre visite à quelqu’un que l’on n’a pas vu depuis plus de vingt ans, se dit-il. Un homme qu’il avait cru haïr pour finalement se rendre compte, bien des années plus tard, qu’il avait été son seul véritable ami, un presque frère… Salvador Ferrer… Salva…
Était-ce raisonnable de venir frapper à sa porte à cette heure indue, après un si long silence ? Était-ce même honnête de chercher à revoir son aîné de six ans, un vieux paysan détaché de tout et de tous, un homme bon, un père meurtri, un veuf inconsolable ?
— Al carajo !
L’expression lui fait l’effet d’un coup de fouet.
On lâche« al carajo ! »et l’impossible devient possible.
José Antonio Montes descend de sa voiture et claque la portière avec cette énergie virile qui l’a toujours caractérisé. Il donne un tour de clé. Sait-on jamais ! Le quartier a tellement changé. On dévalise, on vole tout, même les bidons d’essence qui servent de poubelles. Dans ce pays, tout va de mal en pis. Pendant la période dite « spéciale », après l’implosion de l’Union soviétique, on tuait les chats errants pour les cuisiner et les vendre entre deux morceaux de pain. « Les hamburgers de la révolution. »
L’officier à la retraite du ministère de l’Intérieur, José Antonio Montes, traverse la rue et se dirige vers la maison, la démarche lente et incertaine. Le temps de constater que le jardin des merveilles n’a plus ni fleurs ni fougères, qu’il est devenu sec et gris. Juste quelques buissons rabougris et agonisants. Où sont passées les roses que sa femme Yoyi entretenait avec amour, en souvenir de sa grand-mère aragonaise ? Rien que de la terre ! Des herbes hautes, jaunes et brûlées par le soleil. Les passants volent-ils aussi les fleurs ? Ils mangent bien les chats. Ils font peut-être de la soupe de fleurs et de feuilles…



La perplexité de José Antonio Montes devant l’étendue du désastre est grande. Va pour le jardin transformé en terrain vague, mais… ce dépotoir, sous le porche ! Des fauteuils défoncés, une table à trois pattes, un vieux hamac crasseux, des bidons d’essence éventrés… La plupart des vitres ont été brisées ou colmatées, ici par une planche en bois, là par une plaque de laiton ou un morceau de carton bitumé… Quant aux murs écaillés de la façade, ils auraient bien besoin d’un coup de peinture…
Force est de constater que la mansion du Cerro est en pleine décrépitude. Pas étonnant. Salvador y vit seul. Et le paysan nerveux et énergique d’hier doit être à présent un vieil homme de quatre-vingt-quatre ans.
Dans quel état va-t-il trouver son ancien camarade ? se demande-t-il. Aussi délabré que la maison dans laquelle il habite en solitaire depuis toutes ces années ?
José Antonio Montes prend son courage à deux mains. Encore un de ces clichés dont il usait et abusait lorsqu’il avait des hommes sous son commandement. « Et maintenant, prenez votre courage à deux mains. » Histoire d’en rajouter et pour faire rire ses subalternes, il soupesait ses testicules. La blague avait toujours un franc succès.



L’ex-colonel garde le doigt pressé sur le bouton. Il va finir par réveiller tout le quartier. Salvador serait-il sourd à présent ? Ou l’a-t-il vu s’approcher de sa fenêtre du premier étage ? La grande chambre qui donne sur la rue. Celle-là même où se trouve le grand lit où tous les deux, José Antonio le premier, ont couché avec la belle Yolanda Cerda y Cuevas.
Son doigt est encore collé à la sonnette quand la porte s’entrouvre.
Il apparaît sur le seuil, en contre-jour, découpé dans un halo de lumière faible. Salvador, pieds nus, dans un pantalon informe, un maillot de corps déchiré. Le paysan solide, haut et droit comme un palmier royal, n’est plus qu’un homme affaibli et maigre. Il porte une barbe blanche et ses cheveux clairsemés laissent apparaître la peau rosée du crâne. Son front immense est traversé de rides fines.
— Salvador…
Le vieil homme plisse les yeux et appuie l’épaule gauche au chambranle, gardien du seuil, comme s’il voulait empêcher l’intrus de pénétrer dans la maison.
— Tu me reconnais ? José… José Antonio…
— Le colonel Montes.
Le ton est celui de la constatation ironique.
— Ex-colonel. Moi aussi, je suis à la retraite. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, Salvador.
Il s’en veut d’utiliser encore un cliché. C’est un signe. La rencontre s’annonce laborieuse et cet homme, devenu le fantôme de lui-même, continue de lui barrer le passage. Il reconnaît néanmoins ses yeux noirs, profonds, et cette façon si dérangeante qu’il a de plonger dans le regard de l’autre.
— Je peux entrer ?
— C’est ta maison. Enfin… La maison de la famille Cerda y Cuevas. Tous décédés. Les morts n’ont pas droit à la parole, comme tu sais.
Le vieil homme lui tourne le dos et traverse d’un pas indécis le vestibule. José Antonio Montes entre et referme la porte derrière lui. Il suit Salvador à la cuisine. Le vieux compagnon de route, celui de toutes les luttes, n’a pas oublié la tradition généreuse des paysans cubains : on offre un café même à son pire ennemi. Noblesse oblige.
Si les murs du couloir couverts de salpêtre sentent le moisi et le renfermé, la cuisine, foyer et lieu sacré de l’ancienne maison du Cerro, semble avoir été épargnée par la dégradation généralisée dont souffre la demeure. Rien ne semble avoir changé. La collection d’assiettes dans le vieux vaisselier est toujours là, les verres, les coupes, la soupière… Les pots de Sargadelos et les assiettes en faïence apportées d’Espagne dans le trousseau de mariage de la belle Aragonaise.
— De la faïence de Valence, comme la paella.
Apparemment les murs ont été repeints. Tout est en ordre. Propre. Comme au bon vieux temps.
Salvador a passé une chemise bleue, la chemise de l’uniforme de la Milice révolutionnaire. Le vieux paysan milite-t-il encore ? Est-il toujours président du comité de défense de son quartier ? Ou porte-t-il cette chemise parce qu’il n’a rien d’autre à se mettre ?
Une ampoule nue tombe du plafond au bout d’un fil. Cet éclairage ingrat semble grossir à la loupe le travail d’usure que le temps a creusé sur le corps et la peau de Salvador Ferrer. Sa peau blanche et autrefois hâlée par le soleil a pris la teinte jaunâtre et tavelée d’une feuille de tabac attaquée par l’humidité. Il a des mains noueuses déformées par l’arthrite, le dos fatigué. Ses mouvements sont d’une lenteur extrême, comme si le vieillard craignait de se casser à chaque geste consciencieusement effectué.
Salvador pose une petite tasse de café devant José Antonio, qui s’est assis au centre de la table.
— Café d’Oriente. L’avantage d’avoir des amis paysans. Un cigare ?
— Je ne fume plus.
— Ah, bon !
— Le cœur.
En plaçant son poing fermé sur le côté gauche de sa poitrine, José Antonio se sent soudain ridicule et pitoyable.
Salvador s’assoit en face de lui. Il humecte de salive le bout du cigare qu’il porte ensuite à ses lèvres. Des volutes de fumée âcre s’élèvent et se dissipent au plafond.
— Deux infarctus.
— Sans blague !
Entre eux le silence s’installe, dense, soutenu. Les deux hommes boivent leur café à petites gorgées. Ils ne se regardent pas. Chacun reste enfermé dans ses pensées.
Salvador Ferrer attend le temps qu’il faut, jusqu’à ce que José Antonio Montes rompe enfin la glace.
— Il est mort.
« Il. » Inutile de prononcer son nom.
Une habitude solidement ancrée à Cuba depuis plus d’un demi-siècle : on ne nomme plus Fidel Castro. Dans cette île de la Caraïbe, ce « Il » suffit à le désigner, lui – dirigeant charismatique pour les uns, tyran implacable pour les autres et, pour tous, personnage emblématique et référence unique.
Il, comme l’île de Cuba qu’il incarne à lui tout seul.
— Mort ? Ou est-ce encore une fausse alerte ?
— Un camarade du ministère m’a appelé il y a deux heures. La nouvelle ne sera annoncée officiellement qu’à midi. Le temps de mettre en place la cérémonie.
— Qui veut-on tromper ? Depuis l’annonce de sa maladie en août 2003, tout est déjà prévu.
— Une chose est de prévoir et l’autre…
José Antonio Montes reste à court d’arguments. Salvador Ferrer, lui, retrouve le sourire sardonique de sa jeunesse, quelques dents en moins.
— Tu as toujours de bons contacts avec la hiérarchie ?
— Quelques contacts. Oui.
— Tu ne changeras pas, José.
— Toi non plus, Salvador.
— Ainsi nous nous retrouvons, vingt ans après, comme le comte de Monte-Cristo !
— C’est sans rancœur et sans amertume que je suis venu.
— Ah bon.
Salvador Ferrer se relève en prenant appui sur le rebord de la table en acajou. Une vieille fatigue séculaire. Usés et fourbus, les muscles, les nerfs et l’âme. José Antonio Montes détourne les yeux comme s’il surprenait son ancien ami dans une intimité honteuse.
Le vieux paysan refait un café comme les Cubains de la campagne, en rajoutant du café moulu sur la croûte de café filtré au fond de la chaussette. La situation de pénurie oblige à retrouver des habitudes remontant à l’esclavage.
— Tout le peuple de La Havane va défiler devant le cercueil. J’aimerais qu’on remette nos uniformes. Moi, celui de l’armée, toi, celui de la Milice. Pour faire la paix entre nous. Enterrer le passé.
Salvador s’affaire, il sort des galettes rances d’une boîte en laiton et les dispose sur une assiette avec une noix de saindoux. Il n’a pas eu le courage de faire la queue pour obtenir le bout de beurre auquel il a droit avec le cahier de rationnement : un quart de beurre deux fois par mois. Du beurre qui a un goût de saindoux. Autant se satisfaire de saindoux.
— On enterre les morts. Le passé, lui, est toujours vivant. Il te colle à la peau, reste imprimé dans ton cerveau. Sale bête que le passé, José.
— Nous avons vécu de bons moments. Et d’autres plus durs. Mais l’âge aidant… je m’accroche à ma jeunesse. Quelquefois… j’ai l’impression de sentir la terre et les rochers de la Sierra sous mes pieds.
Salvador arpente d’un bout à l’autre la pièce encombrée de meubles, contourne la grande table rectangulaire en acajou sombre, les chaises dépareillées, celles en rotin, celles en toile, un petit escabeau égaré dans le tas… Le vieil homme se penche avec difficulté pour chercher quelque chose dans un tiroir au bas d’une armoire. Il se redresse, continue sa quête en repoussant du revers de la main boîtes, assiettes et bouteilles rangées sur une étagère et trouve enfin ce qu’il cherchait : la bouteille de Havana Club Anejo, un vieux rhum à la couleur ambrée.
— En souvenir de cette époque dont tu as apparemment du mal à décoller… Cadeau de Ramón Castro, l’aîné.
— Tu le vois toujours ?
— Il est passé par ici, il y a… disons… une éternité.
Salvador Ferrer est pris d’un éclat de rire qui le fait tousser. Il renverse une rasade de rhum sur la table.
— En 2000, pour être précis. Don Ramón est venu se saouler avec son vieux copain d’enfance. « Un siècle commence, Salvador ! », qu’il me dit et je lui réponds : « Oui, mon grand ! Et ton putain de frère est toujours là ! » Seigneur, quelle cuite nous avons pris ! Comme cette autre fois, à Biran, quand nous avions… oh, mon Dieu ! Le temps qui passe est un désastre !
Salvador verse une rasade de rhum dans la tasse de José Antonio Montes. Puis il remplit à ras bord la sienne et se penche sur le liquide doré comme pour y lire le passé.