Moussa Konaté est un écrivain malien né à Kita (Mali) en 1951. Diplômé en lettres de l’École normale supérieure de Bamako, il a enseigné le français plusieurs années avant de se lancer dans l’écriture. Le Prix de l’âme, son premier roman, a été publié en 1981. Depuis, il a constitué une œuvre foisonnante avec de nombreux romans, nouvelles, pièces de théâtre et récits pour la jeunesse.

En 1997, Moussa Konaté a créé à Bamako les éditions du Figuier qui se proposent de diffuser le savoir en milieu rural grâce à des livres en langues nationales du Mali.

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Les guerriers de Nifinmansa sèment la terreur

À Nifindougou – Sombre cité – capitale de Nifinjamana – Sombre pays –, le palais d’argile rose du roi Nifinmansa – Cœur ténébreux – se dressait sur une immense esplanade surplombant la ville. Sur le fronton du palais, on lisait la devise suivante : « La pitié est une faiblesse. La liberté est un danger. » L’effrayant domaine de Nifinmansa était surnommé l’antre du diable. Les habitants osaient à peine le regarder. Sous le palais, il y avait un immense sous-sol. Jamais, on n’entendait en ce lieu ni rires ni chants ni paroles. On disait même que des monstres y vivaient, tous plus terrifiants les uns que les autres.

Aujourd’hui, un procès devait avoir lieu dans la demeure du roi. Pour l’annoncer, un énorme gong retentit si fort que les feuillages frémirent et que les oiseaux effrayés s’enfuirent à tire-d’aile. Aussitôt, apparurent sur le toit du palais quatre guerriers tout de noir vêtus, munis chacun d’une longue trompe. Éclata alors une musique brève mais assourdissante, que les murs de l’antre du diable répercutèrent à l’infini. Une colonne de guerriers sortit du sous-sol. Ils chevauchaient des étalons noirs et étaient habillés d’une tenue rouge sang. Leurs visages étaient masqués par des foulards, on n’entrevoyait que leurs yeux noirs. D’un seul mouvement, ils brandirent leurs armes : de longs fouets de lamelles de métal tressées, plantés au bout d’un manche en bois. Les sinistres soldats se dirigèrent vers l’immense portail clos, devant lequel ils s’immobilisèrent comme des statues. Surgissant de nulle part, une chouette noire au regard de feu se mit à tournoyer au-dessus de leurs têtes en hululant. On l’appelait L’Œil. Elle poussa un dernier cri perçant et disparut dans le ciel. Elle connaissait tous les habitants de la ville. D’où tenait-elle ses informations ? Mystère absolu. On la croyait un ange du diable. Celui qui s’en prenait à elle se condamnait au malheur. Elle servait de guide à l’armée du roi Nifinmansa. Impitoyable, elle débusquait ceux qui ne respectaient pas les lois de Cœur ténébreux, où qu’ils se trouvent.

– Au nom de Sa Majesté le roi Nifinmansa, suivez-moi ! hurla le chef des guerriers.

Le lourd portail s’ouvrit dans d’horribles grincements. La colonne de soldats quitta le palais mais, curieusement, s’immobilisa après quelques secondes pour attendre le signal de la chouette. Des sujets de Sa Majesté Nifinmansa étaient accusés d’avoir violé la loi : il fallait les arrêter au plus tôt et les juger avec la plus extrême sévérité. L’Œil lança trois cris terrifiants et se mit à planer lentement, précédant les guerriers.

– En avant, marche ! ordonna leur chef.

La colonne s’ébranla vers le cœur de Nifindougou et ses ruelles étroites.

La ville était déserte. Tout le monde était terré chez soi. Chaque fois que le gong et le cri de la chouette résonnaient, la terreur s’installait, chacun craignait d’avoir commis une faute. Même les chiens s’enfuyaient la queue basse. Il fallait tout faire pour éviter de croiser les guerriers. Un proverbe conseillait : « Quand sonne le gong pendant que tu es dans la rue, entre par la première porte qui s’offre à toi. »

Précédés de L’Œil, les guerriers avançaient dans la cité muette. Le sinistre oiseau détenait la liste des accusés et décidait de l’ordre de leur arrestation. Arrivé au-dessus d’une maison, il poussa un cri strident, battit des ailes frénétiquement, puis se posa sur le toit. C’était le signal : là résidait le premier accusé.

– Pied à terre ! ordonna le chef.

Pendant que deux guerriers veillaient sur les chevaux, les autres suivirent le chef et pénétrèrent dans la maison après en avoir fait sauter la porte. L’endroit était modeste. Dans la cour, seul un vieil homme était assis sur une chaise bancale, les bras croisés, le regard dans le vague.

– Lève-toi ! lui intima le chef des guerriers.

– Je… je suis malade, bafouilla l’homme.

– Lève-toi, te dis-je, insista l’autre d’une voix féroce.

Tremblant de peur, le vieil homme tenta de se mettre debout, mais il tituba et s’effondra. Aucun des guerriers ne lui porta secours. Il se débattit par terre, se releva à moitié, s’écroula de nouveau. Après plusieurs tentatives, il parvint enfin à s’accrocher à la chaise sur laquelle il se hissa péniblement.

– Où est Kélen ? lui demanda alors le chef des guerriers.

– Mon fils Kélen n’est pas là. Il est sorti il y a longtemps.

– Si tu mens, tu le paieras cher, je te préviens. Pour la dernière fois, où est Kélen ?

– Mon fils est absent.

– Fouillez partout ! ordonna le chef à ses guerriers.

Ces derniers se mirent aussitôt en mouvement. Rien ne leur résistait. Les objets volaient dans tous les sens. Après quelques instants de recherche dans la maison, un des guerriers apparut avec un adolescent mince, pauvrement vêtu, qu’il tenait par le col de la chemise. Le jeune homme tremblait de tout son corps. Il était difficile de l’imaginer en dangereux bandit.

Du haut du toit, la chouette poussa son hululement pour confirmer qu’il s’agissait bien de Kélen. Le chef des guerriers brandit alors son fouet et en asséna un violent coup au vieil homme.

– On ne se moque pas des guerriers de Sa Majesté le roi ! hurla-t-il.

Le garçon, voyant son père étendu par terre et geignant de douleur, cria et essaya de se libérer de l’étreinte du guerrier. Peine perdue. Avec une poigne de fer, celui-ci lui lia les mains dans le dos et lui passa une chaîne autour du cou pour le tenir en laisse.

– Papa ! Papa ! Tu as mal ? demanda l’enfant en larmes.

Son gardien ne lui laissa pas le temps de prononcer un autre mot : il lui enfila une cagoule sur la tête et la troupe se remit en route, précédée de L’Œil. En larmes, Kélen marchait en queue du cortège, tenu par un soldat à cheval, comme un maître promène son chien.

Quelques minutes plus tard, la chouette cria de nouveau et se posa sur le toit d’une autre maison modeste dont les guerriers défoncèrent la porte. Un jeune homme d’une vingtaine d’années, de grande taille et fort musclé, était au milieu de la cour. Il n’ouvrit pas la bouche, ne fit aucun geste. Il semblait étrangement serein malgré le vacarme autour de lui. La chouette hulula. Ils étaient bien chez le deuxième accusé.

– C’est toi, Lafi ? lui demanda le chef des guerriers, menaçant.

– Oui, c’est moi, répondit crânement le jeune homme.

Il fut aussitôt enchaîné, les mains dans le dos. C’est alors que sa vieille maman sortit de la maison et courut vers lui en suppliant.

– N’emmenez pas mon enfant. Il est innocent. Je vous en prie.

Elle tenta de retenir son fils, mais le chef des guerriers s’interposa et lui dit en brandissant son fouet :

– Retourne d’où tu es venue, sinon je te montrerai l’enfer.

– Maman, supplia Lafi, rentre à la maison et ne crains rien. Tout ira bien.

La vieille femme s’immobilisa. Elle pleurait silencieusement, des larmes ruisselaient sur ses joues. Les guerriers conduisirent rudement son enfant hors de la cour. Kélen et Lafi furent liés par le cou avec une chaîne et la colonne continua son chemin, toujours guidée par L’Œil.

La marche vers la demeure du troisième accusé fut un peu plus longue à travers les rues vides. Les habitants étaient invisibles mais, par les fentes des portes et des fenêtres closes, ils observaient avec anxiété les envoyés du roi. Tout le monde se demandait : « À qui le tour ? »

La chouette battit furieusement de l’aile, puis atterrit sur le toit d’une minuscule maison en brique d’où sortit un vieil homme.

– C’est moi, Bâssa. Je sais que vous venez m’arrêter. Je n’ai pas peur de vous. Faites de moi ce que vous voulez. Je m’en fiche

Il fut immédiatement entravé et lié aux deux autres. D’habitude, les habitants étaient terrorisés à l’idée de se faire arrêter, c’était la première fois que quelqu’un osait prendre les devants et se livrer, ce qui valut un coup de fouet à Bâssa. Lafi dut l’aider à se tenir debout. Puis la colonne reprit sa marche.

Un peu plus loin, L’Œil désigna le repaire du quatrième et dernier accusé. C’était une maison banale dans une ruelle étroite. Il n’était nullement nécessaire de défoncer les portes pour entrer. Le bois du portail était en bien piètre état, rongé par les mites. Une dizaine de soldats investirent les lieux. Dans l’une des chambres, une femme était couchée sur un lit, blottie sous une couverture de laine. Elle ne leva même pas la tête.

– Où est Ninâ ? l’interrogea le chef des guerriers.

– Qui ? demanda la femme d’une voix lasse de malade.

– J’ai dit, où est Ninâ ?

– Ce n’est pas moi.

– Qui est-ce alors ?

– Je ne connais personne de ce nom.

Aussitôt, le fouet s’abattit sur la femme en sifflant. Celle-ci hurla de douleur et tomba du lit, entraînant la couverture. C’est alors qu’apparut une fille aux longs cheveux bruns qui se cachait sous les draps. Du haut du toit, la chouette hulula de satisfaction.

Aussitôt, Ninâ fut enchaînée et traînée dehors pendant que sa mère se tordait de douleur. Elle essaya de se lever, mais en vain. Le fouet lui avait profondément lacéré les bras. Il ne lui restait plus qu’à pleurer toutes les larmes de son corps. Les guerriers l’avaient déjà oubliée et poursuivaient leur chemin avec les quatre accusés enchaînés et cagoulés.

Le compte était bon. L’Œil hulula en guise d’adieu et disparut. Dès que la colonne arriva au palais, le gong retentit et le portail s’ouvrit. Les quatre accusés furent rapidement attachés côte à côte à des pieux, dans la vaste cour. Leur mission accomplie, les guerriers, leur chef en tête, disparurent dans le sous-sol du palais.

Alors d’autres guerriers, beaucoup plus nombreux, surgirent des entrailles du palais. Ils franchirent à leur tour le portail et se dirigèrent vers le centre-ville. Ils étaient chargés de faire venir de force les habitants – une personne par famille – qui devaient assister au procès et à la punition des accusés. Sa Majesté, Cœur ténébreux, estimait que c’était le meilleur moyen de dissuader d’autres sujets d’enfreindre ses lois.

Pour ordonner aux habitants de Nifindougou de se tenir prêts, le gong résonna trois fois, suivi de l’air martial des quatre trompes. Malheur aux familles récalcitrantes, car elles ne pouvaient prétendre ne pas voir été informées.