CHAPITRE PREMIER
Les vraies menaces
Denis Jeambar : Tant de questions surgissent aujourd’hui, dans les pays les plus développés, qu’on peut se demander si le progrès y est encore une idée neuve. L'élan qui, depuis des siècles, porte la civilisation occidentale et explique son influence planétaire n’est plus ce qu’il était. Certes, le moteur n’est pas à l’arrêt, mais le doute s’est installé. Comme si les combats nouveaux qu’imposent la croissance mondiale et ses effets collatéraux, ou centraux, étaient soudain devenus insurmontables. Comme si l’homme européen, après avoir dominé son environnement, était atterré par les conséquences de ses actes et n’était plus assez fort pour les assumer.
Il est vrai que, tels de grands enfants, nous avons barbouillé la Terre de nos coloriages multiples et consommé ses ressources sans y regarder de très près. Nous n’avons pas été économes de nos idées pour impulser du développement, et donc du progrès. Nous n’avons pas non plus ménagé notre capital, cette bonne vieille Terre, planète bleue miraculeuse qui, dans le désordre du chaos fondateur, a agrégé les conditions de la vie. Hasard ou nécessité ? Les deux sans doute, mais l’histoire humaine, depuis, a eu pour seul objectif de combattre le hasard pour répondre aux nécessités du développement et en assurer la maîtrise. Le parcours de l’homme pourrait se résumer en une phrase : une conquête continue du milieu physique dans lequel il évolue par les perfectionnements de la technique pour gagner en indépendance et en autodétermination…
Cette recherche de la liberté n’a jamais trébuché sur les difficultés que tout progrès induit. Au contraire, l’espèce humaine, envers et contre ses défauts et ses carences, est mue par une incroyable vitalité qui fait qu’elle ne rend pas les armes dans son combat pour l’autonomie.
Mais aujourd’hui, pour la première fois peut-être, elle semble hésiter et douter de tout ce qu’elle a imaginé et inventé pour améliorer sa condition. Les questions se bousculent, qui conduisent certains à remettre en cause le concept même de progrès. L'homme serait en train de détruire son royaume et de saccager son paradis. L'écologie trouve son carburant politique dans cette dénonciation derrière laquelle rôde le mythe du bon sauvage. L'intégrisme religieux plonge aussi des racines dans une diabolisation du progrès accusé de détruire le travail de la main de Dieu. Une pensée cool et hagarde prospère dans le respect de la nature, le culte du bio, la célébration du zen, la défense du cru contre le cuit et la croyance molle que nous devrions tous devenir des Robinson Crusoé. Un pétainisme rampant, dont José Bové serait la figure emblématique, envahit le pays et installe l’idée perverse que la terre ne ment pas, que la vérité est dans la nature, que l’homme est dangereux. Aussi contestables et fausses qu’elles soient, ces idées ne peuvent être balayées d’un simple revers de main. Elles montrent que la recherche du progrès ne peut être qu’une lutte permanente et que tout succès porteur de fruits – et que de succès sont engrangés aujourd'hui ! – engendre une suite qui exigera de futurs combats. Nous sommes donc entrés dans une de ces périodes charnières où tant de choses changent et d’interrogations jaillissent, avec leur halo d’angoisse, qu’il faut en permanence faire œuvre de pédagogie pour lever les doutes et dissoudre les craintes.
Toutes tournent autour du destin de l’homme et de son environnement : où va la démographie ? Avons-nous provoqué un changement climatique ? Serons-nous victimes de notre propre pollution atmosphérique ? Entrons-nous dans une période de grandes épidémies? Ne sommes-nous pas en train d’épuiser les ressources de la Terre : le pétrole, les matières premières, la faune, les sols? Sur tous ces sujets se répandent des idées simples qui sont autant d’idées simplistes. Une confusion s’installe, qu’aggrave la multiplication des paroles aussi contradictoires que prétendument expertes. Incapables de faire le tri entre le vrai et le faux, les médias de masse se réfugient derrière une cohorte de consultants dont les interventions aggravent encore les inquiétudes, car tout se confond dans un discours pseudo-scientifique plus alarmiste que rassurant. La vérité, elle, reste sur le côté du chemin car elle dérange un monde médiatique jouant sur les émotions et transformant l’information en un feuilleton qui doit tenir en haleine le spectateur.