CHAPITRE PREMIER
Ce matin-là aurait dû être le plus beau de ma vie.
J'étais couché avec une grippe, un début d'angine, une rage de dents assourdie par sept piqûres dans la mâchoire supérieure côté droit suivies d'un chapelet de cachets, mes deux chats que j'avais réussi à distraire de leurs jeux et qui enfin reposaient : l'un sur mon ventre, l'autre la tête enfouie au creux de mon aisselle gauche, un livre qui racontait l'histoire épique de l'anarchie et une cigarette aussi longue qu'un serpent. Depuis mon réveil, j'avais fumé sans discontinuer, allumant une nouvelle cigarette au tison de la précédente.
Il m'était interdit de bouger afin de ne pas importuner les chats. Celui qui pesait sur mon ventre m'oppressait. L'autre, par intermittence, de félicité, me labourait la peau de ses griffes. Tous deux miaulaient des protestations au moindre mouvement que j'ébauchais.
Le livre me passionnait. Je m'éprenais du destin de cette sainte des persécutés, Louise Michel.
Au passage du récit qui m'apprenait que lors de l'attentat dont elle fut victime au Havre, le lobe de l'oreille droite arraché par une balle de revolver, une autre balle logée dans la tête, derrière l'oreille gauche, l'éternelle révoltée refusa tout secours, plaida pour la sauvegarde de l'agresseur que la foule voulait battre à mort (plus tard, au procès, elle obtint qu'il soit acquitté) et exigea de rentrer le soir même à Paris, car ses chats l'attendaient, je me dis qu'une liste alphabétique des amoureux célèbres de ces petits félins serait intéressante à dresser. Sa lecture contraindrait peut-être au silence les officiants de lieux communs qui ânonnent des idées reçues du type : qui aime les bêtes n'aime pas les gens, alors que les tenants de cette sentence ne chérissent ni bêtes ni gens.
Dans le Panthéon personnel que chaque individu s'érige et qui rassemble aussi bien des vedettes du sport que des écrivains, des savants que des étoiles du spectacle, des urbanistes que des hors-la-loi, des hommes de guerre que des héros du folklore familial, la bonne Louise prenait, chez moi, une place prépondérante et sacrée.
Je la voyais donnant ses vêtements, ses pantoufles, ses rations de brouet aux déportés qui voguaient avec elle à bord de La Virginie : destination bagne Nouvelle-Calédonie. Je l'imaginais se dévouant auprès des tribus canaques, leur enseignant hygiène et émancipation. Je l'entendais répliquer à l'avocat général qui lui donnait le titre de « chef » : « J'ai trop d'orgueil pour cela, car je ne saurais m'abaisser, et être chef c'est s'abaisser. »
Le récit m'emportait au galop des rébellions solitaires, des mutineries du désespoir ou des insurrections de l'espoir. Je tremblais pour Vaillant quand il lançait sa bombe de clous à la chambre des Députés. Je me réjouissais de l'astuce et de l'intelligence de Marius Jacob qui sut choisir jusqu'à l'heure de sa mort. Je frémissais pour le naïf et obstiné Liabeuf dont l'ultime manifestation de dignité fut sectionnée par le couperet de la guillotine. Je m'indignais avec Lecoin. La dynastie des gens de cœur contre l'oppression imbécile...
Quand vint le chapitre sur Sacco et Vanzetti, je songeai aux histoires narrées par ma mère. Elle évoquait, ma mère, les batailles de rues au cours desquelles mon père écopa de plusieurs jours de prison et de quelques bosses, sans que ni lui ni ses pareils ne parvinssent à sauver les deux Italiens de la chaise électrique...
Quand je lus, selon le témoignage du médecin qui pratiqua l'autopsie, que le « Saint Just de l'Anarchie », Emile Henry, était physiologiquement mort bien que ses jambes le conduisissent à l'échafaud, je me souvins de cette jeune femme qui m'avait raconté la fin de Bastien-Thiry.
« Lorsqu'il communia dans sa cellule avant de se rendre au poteau d'exécution, m'avait-elle dit frémissante de fierté, les personnes présentes eurent l'impression que la vie le désertait et que son âme le quittait. La sérénité de la mort sculpta son visage où plus une goutte de sang n'afflua. Il avait cessé de souffrir, d'être de ce monde. Il mourut en avalant l'hostie. C'est un homme privé de vie en dépit des apparences que l'on fusilla. » Victoire de l'esprit sur la matière pour l'athée comme pour le croyant. Et cette jeune femme continuait d'apporter des fleurs sur la sépulture de Bastien-Thiry, comme, depuis janvier 1905, des mains anonymes déposent des bouquets au cimetière de Levallois sur la tombe où Louise Michel repose aux côtés de sa mère et du communard Théophile Ferré. « La fidélité à la mémoire du combattant qui défendit des privilèges, des contraintes, une domination, durera-t-elle aussi longtemps, dans la mémoire des hommes, que la dévotion qui entoure Louise Michel, héroïne de la liberté partagée ? » me demandais-je.