Chapitre premier
Jeudi 27 mai 1149 :
l'exécution
18 Sivan 4909 ; 17 Muharram 544
En ce temps-là, à Cordoue, le pont de pierre jeté onze siècles auparavant à travers le Guadalquivir par les troupes de l'empereur Auguste était, en fin d'après-midi, le lieu de toutes les rencontres.
En été, hommes et femmes, le visage découvert ou à peine masqué d'un voile blanc, se saluaient ou se défiaient d'un sourire ou d'un mot. En hiver, quand le soleil peinait à s'élever au-dessus de la tour occidentale de la grande mosquée, musulmanes, juives et chrétiennes, sortant du bain, habillées de longs sarouals rouge et or, croisaient sans baisser les yeux le regard des jeunes gens : musulmans portant turban, tunique de soie et chausses aux pointes recourbées, juifs en grande robe marron et toque pointue, chrétiens aux pantalons bouffants et aux vestes de soie brodée. Les plus riches promeneurs étaient escortés d'esclaves vêtus de laine et d'algodon, portant boissons et pâtisseries. On entendait parler toutes les langues, de l'arabe au berbère, du romance à l'hébreu ; certains de ceux qui venaient du Nord continuaient même à se disputer en français, en flamand ou en génois. Dans les échoppes dressées sur le pont, des orfèvres pesaient et échangeaient dinars, réaux, maravédis, grosses, doblas de Castille ou du Portugal.
Certaines fins d'après-midi, la foule convergeait vers la place la plus spacieuse de la ville, près de la grande mosquée, à côté des citronniers de l'Alcazar, pour voir débouler, sur les rues empierrées, les taureaux que les jeunes gens allaient défier au plus près tandis que les femmes applaudissaient. C'était alors une fête sans pareille où se mêlaient cris, rires, accents des luths, des mbiras, des doulcemers et des tambours.
Ce soir-là, juste après que, du haut du minaret, les muezzins eurent appelé par l'adhan à la prière du soir, c'est à un tout autre spectacle, aussi monstrueux qu'inédit, que se rendaient les Cordouans, silencieux et terrorisés, s'écartant devant les hommes en bleu, cavaliers masqués et fantassins berbères aux ordres des envahisseurs almohades, les nouveaux maîtres de la ville.

Bien avant le tournant du millénaire, pendant que les royaumes chrétiens d'Europe étaient encore dans les limbes, les princes omeyyades, chassés de l'Orient par les Abbassides, avaient débarqué en Andalousie avec des troupes berbères et des Yéménites, et avaient édifié un empire autonome allant jusqu'au nord de Tolède. Un empire puissant : le plus grand du monde à l'époque, à côté du chinois. Et riche : la pièce d'or de Cordoue était devenue la principale monnaie pour les échanges. Et tolérant : chrétiens et juifs, considérés comme des dhimmis, des protégés, étaient certes surimposés, mais respectés ; les prêtres continuaient d'officier dans les églises et les rabbis, présents dans la ville depuis la première dispersion d'Israël, six siècles avant la venue du Christ, continuaient d'enseigner dans les synagogues. Les princes musulmans avaient mis en place des institutions très élaborées, contrastant avec le désordre qui régnait au sein de la chrétienté ; leur marine dominait la Méditerranée ; ils construisirent à Tolède les jardins de la Transparente, puis, à Grenade, le palais de l'Alhambra et à Cordoue la plus grande mosquée du monde – copie de celle d'Al-Aqsa qui venait d'être édifiée à Jérusalem –, dont la voûte centrale était soutenue par plus de mille colonnes.
Cordoue était devenue la capitale d'un immense empire musulman, héritier de Rome, s'étendant des lions de l'Afrique aux colombes de l'Estrémadure. Elle était devenue la ville-phare si vantée, l'« ornement du monde », la cité au million d'habitants, aux cent mille boutiques, aux mille écoles, aux mille six cents mosquées et aux trois mille piscines.
Des marchands venus du royaume franc, de Toscane, des mers du Nord, des rivages de l'Inde, de Bactriane et des empires d'Afrique et de Chine y avaient apporté la canne à sucre, le riz, le mûrier, le travail de la soie et du cuir ; ils avaient fait de cette ville perdue au milieu des terres andalouses la cité la plus prospère d'Occident, le premier centre commercial à l'ouest de l'Inde, le point de confluence de toutes les intelligences, le lieu de rencontre de toutes les religions, le refuge de ceux qui fuyaient l'obscurantisme.