Chapitre 1
Des paysans à l'abandon
En ce mois d'avril 2008, comme bien souvent depuis qu'ils ont recouvré la liberté en 1986 et la fuite de Bébé Doc, les habitants de Port-au-Prince, la capitale haïtienne, sont descendus dans la rue. Ils ont quitté les quartiers de Carrefour, Martissant, Cité Soleil, Cité l'Éternelle pour se retrouver au centre-ville et jusque dans les beaux quartiers, à Pétionville. Le peuple a faim et le fait savoir. Il est en colère. De petits groupes harcèlent les forces de l'ordre, montent des barricades et disparaissent. La police nationale tente de réagir mais elle est vite débordée. Cinq civils sont tués. C'est au tour des Nations unies, qui entretiennent une petite armée de Casques bleus dans le pays depuis 1994, d'entrer dans la danse, de garantir la stabilité du pouvoir politique. Un Casque bleu de la Minustah, la Mission des Nations unies pour la stabilisation d'Haïti, est abattu non loin du centre de Port-au-Prince. Dans les zones les plus bourgeoises, si ce mot a un sens ici, des commerces, des galeries d'art sont mises à sac. Mais l'incendie est vite circonscrit. Difficile d'affronter les blindés blancs des Nations unies à mains nues ou presque. D'un bout à l'autre du pays, les centres-villes sont le théâtre d'émeutes. Le Premier ministre démissionne. Des mesures d'urgence sont promises par le chef de l'État, à commencer par la baisse du prix du riz.
Comme dans la plupart des pays du tiers-monde, l'agriculture haïtienne a été abandonnée. Les dirigeants des pays développés, ceux des institutions financières internationales, les théoriciens de l'économie libérale en sont convaincus depuis plusieurs décennies : l'agriculture n'est pas porteuse de développement. Mieux vaut regrouper les populations dans les villes, favoriser l'émigration rurale et chercher à créer de toutes pièces des filières industrielles. Au diable les subventions à l'agriculture et le protectionnisme agricole ! Vive l'ouverture des frontières des pays pauvres ! Et puisque la population est majoritairement regroupée dans les villes, il ne sera pas difficile de la nourrir. Souvent, les villes sont près des côtes. Il y a des ports. Il suffit de faire accoster les cargos et de les décharger. Nourrir les populations n'est plus un problème politique. C'est à peine un problème d'intendance. Si, par hasard, survient une crise, il suffit de quelques mesures d'urgence, d'un geste de solidarité de la communauté internationale. Face aux manifestations, le gouvernement haïtien compte sur cette aide extérieure. Il suffira d'en importer un peu plus, de faire appel aux stocks du Programme alimentaire mondial, le Pam, dont les fonctionnaires sont à pied d'œuvre, à Port-au-Prince. Mais la situation est si tendue, les prix du riz sont si élevés que le gouvernement promet beaucoup plus : il s'agit de relever l'agriculture nationale de ses ruines.
À une bonne demi-journée de route de Port-au-Prince quand les routes n'ont pas été emportées par un cyclone ou par un séisme, dans la plaine de l'Artibonite, Josaphat Vilna attend avec impatience les mesures gouvernementales. Il a suivi de près les manifestations en ville. Il connaît les difficultés de la population et plus encore celles des paysans. En Haïti, tout le monde ne s'est pas encore réfugié dans les bidonvilles. Malgré la déforestation massive qu'a subie le pays, malgré les dégâts écologiques provoqués par l'abattage des arbres pour fabriquer du charbon de bois, il reste encore des dizaines de milliers de paysans. Josaphat Vilna, ce grand gaillard à la voix traînante, les connaît bien. Il est agronome. La terre est sa passion. La cultiver, son métier. « L'Haïtien est rizivore », dit-il, comme il dirait « carnivore ». Vilna détache chaque syllabe. Son phrasé est une pure merveille. Les rondeurs de l'accent créole se mêlent aux aspérités de la langue française. Cette articulation maximale des mots leur donne encore plus de force. Et Vilna est tout le contraire d'un taiseux. Il aime parler, raconter, dire. Ses phrases roulent au même rythme que la rivière qui bruit, tout près. La nuit avance et son discours ne tarit pas. Autour de lui sont venus se rassembler des responsables de la zone. L'un d'eux est en charge des questions financières. Il prête aux paysans. De toutes petites sommes à des taux d'intérêt exorbitants. Mais il y a des candidats. Sur de toutes petites sommes, les gros taux d'intérêt ne produisent que de petites dettes. Et d'autres agronomes sont venus discuter avec le chef. Ils parlent. Ils disent les problèmes. Il écoute. Et Josaphat Vilna reprend la parole. « L'Haïtien est rizivore », répète-t-il, comme si c'était la donnée de base du problème auquel il fait face. Il veut dire que, de plus en plus, au fil des années, les Haïtiens se sont mis à manger du riz. Matin, midi et soir. Quand ils le peuvent. Nonchalamment installé sur une chaise paillée sous une véranda qui abrite de la pluie, tournant le dos à la rivière qui tombe en cascade en contrebas du muret qui longe sa propriété, Vilna évoque les terres qui l'entourent. Bien au-delà de la colline, de l'autre côté de la rivière, s'étendent des rizières. La plaine de l'Artibonite est le grenier à riz d'Haïti. Mieux vaut écrire « devrait être ». Car jusqu'aux problèmes de l'année 2008, ces quelques dizaines de milliers d'hectares de terres irriguées ont été délaissés par les pouvoirs publics pendant des décennies. À quoi bon entretenir ces terres, s'assurer du débit des canaux, vérifier l'état des vannes, consolider les barrages, à quoi bon produire du riz si l'on peut en faire venir à bon compte des États-Unis si proches et si productifs ? Même le riz asiatique est bon marché ! Rendez-vous compte ! Il fait le tour de la planète et il n'est pas cher ! Raisonnement économique imparable qui a poussé beaucoup de paysans de la plaine de l'Artibonite à fuir leurs campagnes pour aller moisir dans les bidonvilles des Gonaïves ou de Port-au-Prince. Certains, cependant, sont restés. Alors, quand Josaphat Vilna, un homme dont la famille est de la région, a été nommé à la tête de l'administration locale, beaucoup se sont précipités chez lui. Ils ont pris la route de Vérette, ils sont passés devant le petit cimetière dont les tombes sont si proches du stade de foot qu'il est bien tentant de s'y asseoir pour suivre les matchs. Ils ont enfin marché le long du chemin creux qui mène à la grande bâtisse de Vilna, ce chemin enfoui sous les arbres le long duquel, selon ses propres mots, « rôde la faim ». Et peut-être avaient-ils faim les paysans qui se massaient, en ce début d'année 2008, avant même le début des troubles, à la porte de Vilna. Ils venaient protester contre l'abandon dans lequel ils étaient laissés depuis des lustres, contre les promesses non tenues qui leur avaient été faites, contre l'état de ces canaux que nul n'avait entretenus depuis des années, qui laissaient passer de moins en moins d'eau, de ce barrage de Cano dont les berges s'effritaient. Et ils disaient à Vilna qui les écoutait que si des travaux n'étaient pas entrepris le barrage allait s'effondrer, il s'en fallait de quelques semaines, de quelques mois au mieux. Et sans barrage, pas d'irrigation, pas d'eau, pas de riz !