CHAPITRE PREMIER

« Maudit soit Canaan », etc.

Commençons par écouter quelques esprits qui se sont préoccupés du continent noir :

« Nous affirmons pour notre part que l’Africain est de tous les hommes l’être intelligent qui utilise le moins son intelligence, tant il se contente de vivre la vie telle qu’elle vient. »

« L’Africain, c’est une constante historique, ne voit pas plus loin que le bout de son ventre, même quand il est suffisamment aisé pour être en mesure de prendre des risques. Certes, c’est la caractéristique des mentalités forgées par des siècles d’économie de subsistance, mais aussi le trait distinctif de sociétés régies par l’arbitraire. »

« En matière de santé, d’autres fléaux, quasiment ignorés des populations africaines hier, surgissent et s’épanouissent ; parmi eux le tabagisme, qui est en passe de devenir un mal caractéristique des Africains. […] De même, inconnue hier, la drogue a gagné, en l’espace d’une décennie à peine, un terrain considérable en Afrique. […] La prostitution, à son tour, sévit au grand jour et s’amplifie avec tout le cortège de maladies qu’elle draine. […] Le progrès de l’alcoolisme et ses méfaits, parmi lesquels la montée en flèche des courbes de la cirrhose en Afrique noire, sont chose généralement assez bien connue pour qu’on s’y arrête. »

« L’Afrique est le plus vieux des continents, mais, par une mutation désespérante et inespérée, elle est devenue terre des jeunes nations. Vous me direz que cette jeunesse, ce rajeunissement spontané se rapportent à l’âge politique de ses nations par rapport au monde occidental et à ses vieilles démocraties. Je n’en suis pas si sûr, d’autant plus que l’Afrique revendique des démocraties plus anciennes. C’est l’esprit même du Noir, sa capacité à réfléchir, son degré d’évolution au sein de la race humaine qui sont infantilisés. »

« Les sangsues ne peuvent aimer leurs enfants. Elles n’en ont que pour consolider leur position sociale. Ici, c’est chacun pour soi. Un enfant peut devenir le pire ennemi de ses parents, sans même le savoir. […] Les gens vivent les uns près des autres, mais pas ensemble. Ils s’épient, se jalousent passionnément et demeurent côte à côte par une habitude plus grégaire que solidaire. C’est cela que nous appelons les valeurs ancestrales de notre peuple : la solitude du groupe. »

« Un peuple que je pensais immortel – et les historiens nous rappellent que l’Afrique est le berceau de l’humanité – et qui se pensait tel, lui aussi, tant il est vrai que l’on n’est aussi aveugle sur soi que lorsqu’on est en train de décliner ou de se perdre. Est-il vrai qu’on ne livre sa vérité que lorsqu’on est en train de mourir ? Le suicide dans la maladie, en admettant que ça veuille dire quelque chose, ce peut être à la rigueur ceci : tuer le berceau de l’humanité et ainsi tuer l’humanité en soi ; mais on ne peut sacrifier et mettre à mort que quelque chose qui était : l’Afrique a-t-elle jamais été, et a-t-elle jamais été là, la vie ? »

« En tout cas, moi, vu la façon dont se présente l’Afrique, je regrette que mes ancêtres n’aient pas été emmenés en esclavage en Amérique. »

Le portrait de l’Afrique noire, tel qu’il se dessine à travers ces lignes, est absolument désespéré et désespérant. Quels peintres cruels se cachent derrière ces touches d’un noir si profond ? Des Blancs racistes, définitivement convaincus de leur supériorité et de la damnation éternelle de l’homme noir ? Non : ce sont des Noirs africains ou d’origine africaine qui parlent ainsi de leur terre natale, de leur peuple. Ils sont cadres supérieurs, essayistes, romanciers, étudiants, jeunes, quadragénaires, quinquagénaires ou sexagénaires, issus de toutes les régions de l’Afrique noire, chrétiens, musulmans et, sans doute, athées.

On nous fera remarquer que nous avons choisi à dessein des extraits d’ouvrages d’auteurs différents, s’exprimant dans des genres différents ; que, en outre, ces extraits ne résument pas forcément la pensée de leurs auteurs. Certes, un essayiste et un romancier n’ont pas une démarche identique, mais en l’occurrence ils opèrent tous deux sur le même matériau : l’Afrique noire et la situation dans laquelle vivent les Noirs africains. Et, s’il est vrai que l’essai s’appuie sur l’analyse d’une réalité, il n’en demeure pas moins que le romancier a souvent des velléités d’essayiste, quand il souhaite prendre part à un débat et faire valoir son opinion.

Toutes les citations sélectionnées ont en commun d’éclairer un fait : des Noirs africains ne ménagent plus leur terre natale. Au contraire, leurs charges sont parfois tellement féroces que l’on s’en étonne.

Les essayistes Daniel Etounga Manguelle, Axelle Kabou et Tidiane Diakité ne se contentent pas de faire un constat sombre, mais vérifiable, de la situation de l’Afrique noire (de façon souvent véhémente et sarcastique, dans le cas d’Axelle Kabou) ; ils proposent aussi, sinon des solutions, du moins des pistes de réflexion vers d’éventuelles solutions. Toutefois, leur constat est si désespérant, et les solutions si vagues et improbables, que l’on reste sur l’impression qu’au fond ils ne se font guère d’illusions, que le sort de l’Afrique noire est irrémédiablement scellé. Dans la plupart des ouvrages en question, on aurait souhaité un examen plus approfondi des causes du mal africain. Certes, quelques auteurs font allusion au passé colonial et à la traite des esclaves, à des facteurs d’ordre économique et culturel, mais l’analyse des sociétés africaines repose le plus souvent sur des convocations de « spécialistes ». Or, l’on était en droit d’attendre de Noirs africains une investigation plus poussée, en relation avec leur vécu non seulement de cadres ou de fonctionnaires africains, mais aussi de Noirs ayant été élevés, dans leur enfance, selon des principes d’éducation africains. C’est Daniel Etounga Manguelle qui explore le plus cette piste, mais à notre avis cela reste encore insuffisant.