PREMIÈRE PARTIE
Le beaujolais nouveau est arrivé !
Dans sa livraison du 14 décembre 1988, La Gazette, journal de Douala, relatait une «belle fête à Bayangam », sur les hauts plateaux de l'ouest du Cameroun. M. Sohaing André, homme d'affaires réputé, se faisait élever à la dignité de « fowagap », c'est-à-dire de grand conseiller du chef, dans son village natal. Mais il s'agissait d'une «cérémonie à multiples volets» qui comportait trois autres événements : M. Sohaing célébrait simultanément le vingt-troisième anniversaire de son union avec son épouse, la présentation de la chapelle privée qu'il avait fait construire dans sa concession, et son intronisation comme « compagnon du Beaujolais ». «En définitive une fête inoubliable et une découverte enrichissante pour tous les invités qui se sont séparés emportant de Bayangam le souvenir d'un charmant village dans un beau paysage avec un doux climat. Et pour chacun d'eux, un seul mot à la bouche : merci fowagap Sohaing André!» concluait le journaliste.
Selon nos catégories intellectuelles, la cause est entendue. Nous sommes dans un pays du tiers monde, en Afrique. Un plumitif de la gazette locale nous raconte, dans sa langue naïve, une coutume : un notable indigène est anobli par le chef traditionnel de son village, qui le récompense ainsi de ses «actions», de ses «œuvres» de ses «actes remarquables ». Bien sûr, ce notable est également un patron capitaliste, chrétien de surcroît, et apparemment bon mari monogame. Mais en lui l'Afrique profonde palpite encore. Roulez tam-tam.

Néanmoins, ce reportage raconte au lecteur attentif bien autre chose que la résurgence d'une culture traditionnelle. Tout d'abord, de quelle culture parler, en l'occurrence? Les Bamiléké du Cameroun forment un ensemble composite tant du point de vue de l'organisation politique que de celui de la langue8. Leurs origines sont d'ailleurs diverses et ils offrent un exemple, désormais classique, d'ethnogenèse : la société bamiléké est une société de «frontière », au sens américain du terme (frontier) ; elle a été construite par des émigrés, des pionniers en quelque sorte, venus de plusieurs horizons. L'ethos économique de ce groupe humain, dont on vante ou dont on craint le «dynamisme» dans le reste du pays, est en réalité différencié et la munificence dont fait preuve M. Sohaing ne doit pas tromper: elle renvoie, au moins partiellement, à une morale de la rétention chez les entrepreneurs, à laquelle s'opposent des pratiques de désaccumulation de la part d'autres acteurs bamiléké.
Dans ce qu'elle a de «traditionnel», la chefferie bamiléké - qui, à l'inverse de nombreuses institutions du même ordre en Afrique, n'a pas été créée par le colonisateur - n'en a pas moins connu des transformations notables depuis le XVIIIe siècle. À la faveur de l'intégration de leur société au marché mondial, puis de l'occupation coloniale, les chefs ont généralement pu s'émanciper de la surveillance des conseils de notables et de roturiers qui les entouraient, développer leurs pouvoirs et s'enrichir considérablement. Dans les années cinquante et soixante, ils ont failli être balayés par le mouvement nationaliste et la rébellion des cadets. La plupart des palais ont alors été incendiés. Cependant, l'institution de la chefferie a été rebâtie, souvent au sens propre du terme, et elle s'est vu investie par de nouvelles élites versées dans le savoir occidental. En pays bamiléké, comme dans de nombreuses sociétés africaines, il est courant d'être chef traditionnel et préfet ou, surtout, chef d'entreprise. Comme l'écrit le journaliste de La Gazette : «Tout est fait pour que l'ouverture à la modernité rime avec fidélité à la tradition.» Celle-ci, en d'autres termes, n'est ni statique ni unanime. Elle fait plus ou moins bon ménage avec le changement et donne lieu à des interprétations contradictoires de la part des acteurs autochtones eux-mêmes : depuis l'instauration du multipartisme, en 1990, le pays bamiléké a été l'un des fiefs de l'opposition au président de la République, mais, en assez grand nombre, les chefs et les hommes d'affaires ont finalement cru devoir soutenir sa candidature aux élections de 1992, encouragés qu'ils étaient par une forte pression politique, bancaire, fiscale et policière du régime.