PREMIÈRE PARTIE
La production de soi
CHAPITRE PREMIER
La démodernisation
Nous ne croyons plus au progrès. Nous continuons, certes, à nous demander quels seront les nouveaux produits techniques qui modifieront notre manière de vivre et quand la biologie et la médecine vaincront les maladies qui frappent à mort tant d'entre nous. Mais le cœur n'y est plus, même si nous continuons à nous défendre contre des courants irrationalistes qui mélangent les vérités démontrées et les affirmations arbitraires. Il ne suffit cependant pas de dire que l'optimisme a laissé la place au pessimisme et que nous vivons une nouvelle « crise du progrès », pour reprendre le titre d'un des premiers livres de Georges Friedmann ; car nous sommes aussi peu assurés des risques que nous courons que des victoires que nous pouvons espérer.
Nous vivons une crise plus profonde qu'un accès de peur ou de désenchantement. L'affirmation la plus forte de la modernité était que nous sommes ce que nous faisons; notre expérience la plus vive est que nous ne sommes plus ce que nous faisons, que nous sommes de plus en plus étrangers aux conduites que nous font jouer les appareils économiques, politiques ou culturels qui organisent notre expérience. Certains d'entre nous se jettent dans le flux des informations et des produits de la société de masse; d'autres cherchent à reconstruire une communauté qui protège leur identité, en filtrant les incitations venues de la production, de la consommation ou de la communication de masse. Mais l'immense majorité d'entre nous appartenons et voulons appartenir à l'un et l'autre univers.
Nous vivons dans un mélange de soumission à la culture de masse et de repli sur notre vie privée. À l'hôpital, nous mettons notre confiance dans le savoir médical, mais nous nous sentons ignorés ou maltraités par des systèmes et par des individus dont le rapport aux malades est loin d'être le souci principal. Élèves d'un collège, d'un lycée ou d'une université, nous admettons que le diplôme est la meilleure protection contre le chômage, mais nous vivons dans une culture de la jeunesse qui est étrangère à une culture scolaire en décomposition. Au travail, nous apprécions d'avoir un emploi et de plus en plus souvent nous investissons des connaissances et des projets dans notre activité, mais nous avons aussi l'impression que le travail pèse peu dans un monde économique dominé par l'argent, la concurrence et la technologie, et dont les mots clés : flexibilité, compétitivité, reconversion, cachent tant de vies brisées. Plus nous participons à une vie publique de plus en plus « globale », par la production, la consommation ou l'information, et plus nous sentons aussi le besoin de trouver dans notre vie privée des points d'appui pour ne pas être emportés par les messages à la fois séduisants et impersonnels de la société de masse.
Le modèle classique
La société moderne a longtemps favorisé la correspondance entre l'individu et les institutions, parce qu'elle affirmait la valeur universelle d'une conception rationaliste du monde, de la société et de l'individu. Conception si grandiose qu'on comprend l'attachement que continuent à lui manifester quelques-uns, longtemps encore (un siècle maintenant !) après qu'a commencé son déclin. La pièce maîtresse de cette vision du monde fut l'idée de souveraineté populaire, le projet de construire une communauté de citoyens libres et rationnels sur les ruines des anciens régimes qui restaient soumis à la tradition ou à la loi divine. La politique moderne, dans son affirmation centrale, a fait de l'homme un citoyen et plus tard un travailleur. Le citoyen est l'homme libre parce qu'il est défini par la loi qui lui reconnaît le droit de contribuer à la volonté générale; le travailleur l'est aussi s'il fait respecter l'énergie et le savoir des producteurs contre ceux qui représentent la rente ou le profit. L'organisation rationnelle de la société doit permettre le libre développement de tous les besoins; l'individuel et le collectif doivent se correspondre parfaitement. Ce qui n'est possible que si la raison peut s'imposer contre les passions, si des lois sévères punissent les profiteurs et si l'éducation apprend aux enfants à dominer leurs pulsions ou leurs vices et à se former grâce à des disciplines strictes et à la fréquentation des grandes œuvres de l'esprit humain.
Tels sont les deux aspects complémentaires de la pensée « classique ». (On préférera ce mot à « moderne » pour désigner cette philosophie sociale qui, depuis les débuts de la philosophie politique libérale, de Machiavel à Hobbes puis à Rousseau, a fait de l'ordre politique le lieu où la raison triomphe, permettant à l'individu de se joindre à l'universel en détruisant tous les corps intermédiaires.) La distance est si grande de cette philosophie des Lumières, prolongée par les idéologies du progrès, à la dissociation entre le monde social gouverné par la raison instrumentale et la vie individuelle, qu'on comprend mal comment un tel renversement a pu se produire.