PROLOGUE
Le premier levé, Pierre Delmas prenait un mauvais café, tenu au chaud par la servante sur un coin de l'antique cuisinière. Puis, sifflant son chien, il sortait, l'hiver dans la nuit, et l'été, dans le petit matin triste qui précède l'aube. Il aimait l'odeur de la terre quand tout dort encore. Souvent, le jour le surprenait sur la terrasse, le visage tourné vers la ligne sombre des Landes vers la mer. On disait dans la famille que son seul regret était de n'avoir pas été marin. Enfant, il passait à Bordeaux de longues heures sur le quai des Chartrons à regarder entrer et sortir les cargos. Il se voyait capitaine d'un de ces navires, sillonnant les mers, affrontant les tempêtes, seul maître à bord après Dieu. Un jour, on l'avait retrouvé, caché dans la cale d'un charbonnier en partance pour l'Afrique. Rien, ni menaces ni caresses, n'avait pu lui faire dire comment il était monté sur le navire, ni pourquoi il avait voulu quitter ainsi, sans explication, une mère qu'il adorait. Depuis, il n'avait plus jamais rôdé sur ces quais encombrés de marchandises aux parfums d'aventures, de goudron et de vanille.
Comme son père, Pierre Delmas était devenu vigneron. Etait-ce son goût contrarié pour la mer qui lui avait fait acheter année par année, des hectares de pins balayés par le vent d'ouest ? A trente-cinq ans, il avait senti la nécessité de se marier. Mais il avait refusé de prendre femme dans la société bordelaise, en dépit des beaux partis qu'on lui avait présentés. Il avait rencontré Isabelle de Montpleynet à Paris, chez un de ses amis négociant en vins.
Dès qu'il la vit, il en tomba amoureux. Elle venait d'avoir dix-neuf ans et paraissait plus âgée à cause d'un lourd chignon noir qui lui tirait la tête en arrière et de ses beaux yeux bleus mélancoliques. Elle était avec Pierre attentive et charmante, bien que, par moments, elle lui parût triste et lointaine. Il désira faire disparaître cette tristesse et fut drôle sans être lourd. Quand le rire d'Isabelle éclata, il se sentit le plus heureux des hommes. Il approuvait qu'elle n'eût pas sacrifié sa splendide chevelure comme la plupart des respectables Bordelaises qui avaient succombé à la mode !
Isabelle de Montpleynet était la fille unique d'un riche propriétaire de la Martinique. Elevée dans l'île jusqu'à l'âge de dix ans, elle en avait gardé le parler chantant et une certaine mollesse dans les gestes. Cette apparente nonchalance cachait un caractère fort et fier que les années accentuèrent. A la mort de sa mère, une ravissante créole, son père, désespéré, la confia à ses deux sœurs, Albertine et Lisa de Montpleynet, deux vieilles demoiselles qui vivaient à Paris. Six mois plus tard, il mourait à son tour, laissant à sa fille d'immenses plantations. Très vite, sans grand espoir, Pierre Delmas dit à Isabelle qu'il l'aimait et qu'il désirait l'épouser. A sa surprise et à sa joie, la jeune fille accepta. Un mois après, elle se mariait en grande pompe à Saint-Thomas-d'Aquin. Ils firent un long séjour à la Martinique et s'installèrent à Montillac avec Ruth la vieille gouvernante dont Isabelle n'avait pas voulu se séparer.

Bien qu'étrangère à la province, elle fut très vite adoptée par sa belle-famille et par les voisins. A son mariage, elle avait reçu une dot considérable, qu'elle utilisa à embellir sa nouvelle demeure. Pierre, en vieux garçon, ne vivait que dans deux ou trois pièces, les autres étant laissées à l'abandon. En moins d'un an, tout fut changé et à la naissance de Françoise, leur première fille, la vieille maison était méconnaissable. Deux ans plus tard, Léa naissait, puis, trois années après, Laure.
Pierre Delmas, le propriétaire du domaine de Montillac, passait pour l'homme le plus heureux de la région. De La Réole à Bazas, de Langon à Cadillac, nombreux étaient ceux qui enviaient son bonheur tranquille entre sa femme et ses trois ravissantes filles.
Le château de Montillac était entouré de plusieurs hectares de bonne terre, de bois mais surtout de vignes, qui donnaient un très honnête vin blanc, parent du prestigieux Sauternes. Ce vin blanc avait remporté plusieurs médailles d'or. Venait aussi un vin rouge au bouquet puissant. Château était un bien grand mot pour cette vaste demeure du début du XIXe siècle, encadrée par des chais et flanquée d'une ferme avec ses granges, ses écuries et ses remises. Le grand-père de Pierre avait fait remplacer les jolies tuiles rondes du pays, allant du rose au bistre, par une froide ardoise jugée plus chic. Heureusement, les chais et les communs avaient gardé leur toiture originale. La couverture grise donnait à la maison un air respectable et un peu triste, plus conforme à l'esprit bourgeois de l'ancêtre bordelais.