L’âge libéral
1788-1870
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Ni talons rouges, ni bonnets rouges
Pendant l’été de 1789, les députés de l’Assemblée nationale ont pris l’habitude, dans leur salle de réunion, de se ranger, selon leur opinion et leur rang, de part et d’autre du président de la séance. À sa droite, place d’honneur, la noblesse et le clergé ; à sa gauche, place d’avenir, le tiers état. Ainsi seraient nées la gauche et la droite, et même le gauche-droite, ce paradigme à double entrée appelé à régenter notre civisme. Une souveraineté vouée au binaire serait sortie tout armée des flancs féconds de la Révolution.
En fait, a plutôt surgi « un problème de mots idéalisés dans leur absolutisme et oubliés dans leur multiplicité d’applications1 », signale l’historien Maurice Agulhon, et il y eut, dès 1789, pis qu’un « faux départ », ajoute Marcel Gauchet : un abus de langage. Car la Révolution, toute à des antinomies autrement plus dévorantes, s’est plutôt attachée à abolir les catégories supposées de la droite et de la gauche et a entretenu jusqu’à plus soif un autre antagonisme, terriblement plus actif, vertical plutôt qu’horizontal : celui qui a opposé, vague après vague, les extrémistes aux modérés. Ce qui a entretenu ces derniers dans un refus : « Ni talon rouge, ni bonnet rouge » (le mot est de Bonaparte, mais le Premier consul, on va le voir, fut un centriste à sa façon) ; ni tyrannie, ni anarchie ; ni Terreur blanche, ni Terreur rouge. Et leur « ni, ni » fut rapporté à des valeurs d’avenir : contre les royalistes aveugles, contre les émigrés passés à l’ennemi et les ultras revanchards, tous portant les talons rouges des vieux « aristos », leur modération a défendu les libertés publiques, la souveraineté nationale et ses représentants, la règle constitutionnelle, l’État de droit ; contre un jacobinisme prônant la vertu et la terreur en symbiose, contre l’activisme des sans-culottes et des enragés, contre les caporaux populistes, les guillotineurs expéditifs et les césariens impénitents, tous en bonnet phrygien, elle a secouru les droits de l’homme et du citoyen.
Dans le double affrontement où beaucoup périrent, ces aspirants à la stabilisation et au rassemblement ne firent preuve ni de faiblesse de la volonté, ni d’angélisme trahissant une médiocrité d’âme. Au contraire. En bons lecteurs d’Aristote, de Jean Bodin et de Montaigne, de Pascal et de Montesquieu bien plus que de Rousseau, ils ont cru que l’humanisme éclairé et hardi pourrait l’emporter sur la haine de classe et la guerre civile. Ils ont senti qu’il faudrait penser de concert la démocratie et la révolution sans jamais subordonner l’une à l’autre, ni accepter que leur compétition alimente les violences. Ils ont voulu qu’en tout état de cause la délibération puisse désarmer, que la représentation prenne en charge et en compte les rivalités et les impatiences. Ils récusaient par avance ceux qui, comme Clemenceau un siècle plus tard, tiendraient la Révolution pour un « Bloc » et ceux qui rêveraient, jusqu’à nos jours, de trancher toujours plus abruptement en sa faveur, au nom d’un « peuple » idéalisé dont la patience ne saurait être abusée plus longtemps. Tous ont ainsi distribué le travail de la Pénélope centriste : coudre et recoudre la tunique unitaire déchirée ; tisser et retisser le lien social et politique en installant la liberté entre les hommes ; inventer et réinventer la règle et le consentement. L’unité d’un peuple, la solidarité, le droit, la juste représentation, une démocratie équitable adaptée aux mœurs : telles sont les valeurs politiques initiales et institutrices de tout centrisme auquel elles ont donné l’élan.
Contre tous les tyrans
Leur entêtement a eu des précurseurs. Jacques de Saint-Victor les a décrits, eux qui dès 1788, au moment où Louis XVI convoqua les états généraux, débattaient déjà de questions très démocratiques, en bouquet final d’un xviiie siècle passionné de Lumières et d’intérêt général : les racines et le sens des libertés, la nature du pacte entre la nation et le pouvoir politique, l’utilité de l’intelligence historique pour confondre les despotes. Certains, à l’instar d’un Montesquieu ou d’un M irabeau, ont évoqué la république romaine, avec ses consuls, son Sénat, ses comices et ses tribuns de la plèbe qui modéraient le pouvoir en le mixant, se sont référés aux traditions « gothiques » ou « gauloises », ont relu les légistes capétiens pour chercher « dans le bonheur de nos pères l’espoir d’une résurrection nationale ». D’autres, comme le comte de Boulainvilliers, ont su rappeler que l’exercice politique de la liberté était plus qu’un droit naturel ou qu’un mieux-être utilitariste : elle aurait toujours une dimension sociale et morale ; arrachée aux privilégiés et aux tyrans, elle exprimerait aussi un idéal de non-domination, une recherche du compromis et de l’équilibre ; elle resterait au service de la personne autant que de l’individu, de la société autant que de l’État. Tous ces zélateurs d’une monarchie tempérée et d’une liberté vraiment protectrice ont ainsi embrasé le dernier été de la monarchie. Ils ont été vaincus l’année suivante et beaucoup s’exilèrent. Il n’empêche : 1788 avait été le « grand moment de la Révolution française et de la France », le véritable an I, où quelques-uns avaient appris à arpenter les libertés et à tâter de la réforme sans révolution, dans un vrai élan consensuel.