1.
La justice française
face à « l'homme dont les chiens
couvraient les cris des torturés »;
Paris, novembre 2002

« La Colonia Dignidad ? C'est une secte ; soyez prudents si vous vous rendez sur place. D'autant que c'est encore un énorme tabou au Chili. »;
L'avocate parisienne qui nous reçoit est probablement l'une des personnes les mieux informées sur cette « Colonie Dignité »; qui porte si mal son nom. Elle s'appelle Sophie Thonon et emploie depuis longtemps son savoir-faire juridique à débusquer les séquelles, nombreuses et vivaces, laissées derrière elles par les dictatures militaires latino-américaines. Code de procédure pénale à la main, souvent accompagnée de son confrère William Bourdon, elle n'a de cesse de dresser un rempart contre l'oubli et l'impunité. D'accompagner et d'épauler les familles des victimes françaises de ces régimes qui ont érigé la torture en système de contrôle de l'opinion.
Ces victimes européennes sont le fil indispensable de ceux qui ne veulent pas laisser les bourreaux dormir en paix ; elles allaient nous permettre d'aborder de plein fouet le cas de la Colonia Dignidad et de son chef Paul Schaefer, un frustré du nazisme, parti exercer ses talents sur le continent sud-américain, apparemment doublé d'un grand pervers sexuel.
C'est l'arrestation d'Augusto Pinochet au Royaume-Uni, le 16 octobre 1998, qui a déclenché l'offensive judiciaire. L'ancien dictateur venait de se faire opérer d'une hernie lombaire, dans une clinique londonienne, avec la bénédiction de son amie Margaret Thatcher ; la justice européenne s'est alors brusquement réveillée ; Sophie Thonon et William Bourdon ont entrevu la brèche.
Dans leur bataille procédurale, les deux avocats se sont longtemps appuyés sur un magistrat du tribunal de Paris, Roger Le Loire qui lancera un mandat d'arrêt le 25 octobre 2001 contre le chef de la Colonia Dignidad1.
Comment ce juge s'y est-il pris pour marquer des points utiles alors que les crimes avaient eu lieu des années auparavant et dans l'autre hémisphère ? Comme souvent, la machine judiciaire a connu des ratés. Les mandats d'arrêt ont eu les plus grandes difficultés à franchir l'Atlantique. Ils ont dû suivre un vrai labyrinthe dont les autorités chiliennes n'ont jamais souhaité dessiner l'issue, trop soucieuses de préserver certains intérêts et probablement confortées dans leur inertie par le peu de vélocité manifestée par la partie française, plus prompte en paroles qu'en actes.
Rompu à la lutte contre la voyoucratie, le juge Le Loire ne s'est pas laissé refroidir par la perspective de ces barrières « naturelles »;. Saisi de la disparition d'un citoyen français – Alphonse Chanfreau, dit « Alfonso »; – dans la colonie allemande, il est parti à la recherche du Docteur Schaefer. Fil de son enquête : à la veille d'être fusillé sur ordre de la sinistre Direction du Renseignement national (DINA, police politique chilienne), un militant appelé Humberto Menanteaux a déclaré avoir aperçu Chanfreau à la Colonia, au mois de mai 1975. Encore un homme que nous ne pourrions pas retrouver, mais dont les confidences avaient heureusement été recueillies et répercutées avec assez de sérieux pour figurer dans un dossier d'instruction français…
« Séquestrations accompagnées de tortures »; : c'est ainsi que Roger Le Loire a d'emblée qualifié les faits. Au pluriel : outre Chanfreau, né au Chili dans une famille qui avait quitté, au début du siècle, Saint-Gaudens et le sud-ouest de la France, quatre autres familles de disparus français ont porté plainte2.


Difficile d'enquêter à 12 000 kilomètres de distance, mais l'information circule bien parmi les pourfendeurs de dictatures. Elle afflue de Rome où un juge enquête lui aussi sur le régime de Pinochet. D'Espagne où le juge Balthazar Garzón a déjà écrit quelques pages sur le sujet. Mais aussi du Chili. Plusieurs documents confidentiels parviennent sur le bureau du juge français qui retrouve bientôt la trace d'un exilé politique chilien vivant en France, le professeur de biologie Iván Treskow Cornejo. Il le convoque aussitôt et l'entend dérouler l'histoire qui l'a conduit durant un mois à la Colonia Dignidad alors que grondait la dictature.
Treskow appartenait aux Jeunesses communistes lorsque la tornade militaire s'est abattue sur le pays. Il était l'un des piliers de cette organisation dans la petite ville de Talca, située non loin de la colonie allemande, ce qui faisait de lui un client tout désigné du Docteur Schaefer. L'accent allemand de ses tortionnaires, il ne l'a pas oublié, ni la désagréable impression qu'il ne sortirait pas vivant de cet endroit. Pour peser sur ses nerfs, on diffusait en boucle Le Lac des cygnes, du compositeur russe Tchaïkovsky, dans laquelle un certain Siegfried, prince de son état, doit choisir une princesse. Une équipe de « psychopathes »; (c'est ainsi qu'il les a perçus) frappaient les détenus sur les testicules, au niveau de l'estomac et en pleine figure, alors qu'ils dormaient, « juste parce que ça leur faisait plaisir »;. Un jour, il lui a semblé entendre un détenu succomber alors qu'un haut-parleur diffusait un discours de la junte militaire expliquant que la torture n'existait pas au Chili :