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Très modeste devant la Chine. Intimidé par l'histoire, la distance, le régime. Engoncé dans mes a priori, retenu par une certaine paranoïa. Dans les contacts officiels surtout, je ne sais trop sur quel pied danser. – Ce conseil d'un des missionnaires qui découvrirent le Grand Empire du Bout du Monde, à la fin du XVIe siècle : « Nécessité il y a d'agir doucement et délicatement », écrivait le frère Ruggieri... Ne pas choquer, procéder de façon insensible et prendre au besoin des voies détournées. Courbettes, ronds de jambe : pour ne pas commettre d'impair j'imite mes interlocuteurs en tous points, cherchant à la dérobée où se dissimule le piège.

Arrivé à Shanghai un 21 mars. Une pluie glaciale ronge les gratte-ciel et j'ai l'impression d'errer sur le plateau d'un film de science-fiction. Tout semble familier, avec même un petit air de déjà-vu, et c'est d'autant plus irréel. Rien ne paraît à sa place dans cet assemblage hétérogène. Je me dis qu'on entre en Chine comme dans une géométrie à quatre dimensions.

Foule éparse se hâtant tête baissée sous l'averse. Beaucoup de scooters, de vélos électriques dans la horde des deux roues. D'ingénieux imperméables jaunes, verts, orange, violets houssent ensemble conducteurs et machines, d'un garde-boue à l'autre. Ces lampions éclairent une grisaille qui paraîtrait bien triste sinon. On n'aperçoit aucun visage et la rumeur de la pluie couvre tous les bruits. Vraiment, très irréel.
Réflexe de touriste, je cherche en vain des signes de sinité, une pagode, un pousse-pousse, un chapeau de coolie, quelques marteau et faucille à défaut. Mon plaisir quand pointe, entre deux barres d'immeubles, un toit de tuiles en aile d'hirondelle. Car enfin, cela pourrait être aussi bien, sur une autre échelle, le XIIIe arrondissement de Paris.

En fin de journée, des amis me montrent la ville des fenêtres d'un restaurant panoramique. Trente-sixième étage ; nous voilà à parler anglais, et à mes pieds s'étend, dans le déploiement de ses lumières, une sorte de New York démesuré. Des dirigeables publicitaires flottent entre les hauts buildings. – C'est donc ça, Shanghai ?
De l'autre côté du fleuve, le quartier de Pudong s'éclaire comme une fête foraine, le grand huit, les autos tamponneuses, de huit à dix heures du soir ; pas davantage en semaine, ce serait du gaspillage. L'obscurité envahit ensuite la nébuleuse humide.


Ne pas l'oublier : Shanghai, ça n'est pas la Chine.
Shanghai signifie « au-dessus de la mer ».
Des rivières, des canaux quadrillent un paysage infiniment plat. Ici, le port s'étend le long des méandres du Huangpu, affluent du Yangzi Jiang. Cargos, paquebots, barges, remorqueurs. Alentours des lacs conduisent à des marécages, lesquels se dissolvent à l'est dans la mer de Chine, qu'on ne voit jamais.
La sagesse suit les fleuves, dit un proverbe local. Aux tentations de l'océan les mandarins ont préféré tourner le dos.
Sur la rive droite du Huangpu : les nouveaux quartiers de Pudong, damier de champs et de rizières il y a quinze ans encore, hérissés aujourd'hui de centres d'affaires, de tours, de gratte-ciel en bouquets, parmi les plus hauts du monde ; fierté de la nation, carte postale qu'on ne cesse de perfectionner.
La rive gauche abrite Shanghai proprement dite, qu'il faut appeler Puxi : l'ancienne concession internationale, au nord, où étaient les Anglais, les Américains ; et plus haut, le secteur japonais ; la concession française, au sud, la mieux préservée, avec l'enclave ronde de la cité chinoise initiale, tel un œil sorti de son orbite : jusqu'au milieu du XIXe siècle, un paisible chef-lieu de province.
Difficile de s'orienter, les premiers temps. Je me laisse diriger comme un enfant, on me traduit, on m'explique chaque chose en langage puéril, et je me vautre avec délice dans une complète absence de responsabilité.
Un canal séparait les Anglais des Français, le Yangjing Bang, comblé en 1911, pour être transformé en avenue Édouard-VII. C'est à présent Yan'an Donglu, où passe la voie expresse surélevée à laquelle les taxis reviennent obstinément : nous l'avons empruntée trois fois en une après-midi.

Cette autoroute sur pilotis part des quais qu'on continue de nommer le Bund, terme anglo-indien désignant une cale, puis file en direction de l'ouest à la hauteur d'un cinquième étage, et se ramifie, s'incurve, devient périphérique pour revenir à la rivière par le sud, où elle s'enroule sur elle-même de façon très spectaculaire : ce colimaçon vous hisse dans les airs jusqu'au pont Nanpu. La nuit, on croit flotter sur des ailes de néon bleu.