BABEL
chapitre premier
Babel raconté
Le mythe fondateur
Babel : vingt lignes dans un livre de trois mille pages, le livre le plus traduit au monde. Neuf versets, rigoureux comme une nouvelle de Kafka, énigmatiques comme la poésie de Borges.
Babel : comme l’écho assourdi d’une très ancienne légende, un mirage dans le désert, le souvenir confus d’un projet inachevé. Monument énorme, soudain interrompu. Qu’ont donc compris les hommes de Babel qui soudain déposèrent l’outil ?
Neuf versets, vingt lignes pour un texte matriciel qui parle de l’origine de toutes les langues. Inachevée, l’œuvre n’a pourtant cessé de nous obséder. Ce lieu vide est aussi un lieu surchargé, encombré de débris, recouvert de multiples sédimentations. Au texte, désormais, nous n’aurons accès qu’au travers de siècles entiers de gloses, de malentendus, d’interprétations plus ou moins dévoyées. Aujourd’hui encore, en ce début du xxie siècle, Babel est partout, symbole confus de la confusion qu’il évoque : une revue et d’innombrables projets de traducteurs empruntent son nom, une collection de livres (chez Actes Sud), des opéras, des films réactivent son potentiel mythique. Comme si toute l’activité traductrice cherchait dans ce mythe une généalogie susceptible de lui conférer quelque légitimité ; référence paradoxale, au demeurant, dès lors que, d’entrée de jeu, la traduction semble marquée du signe de la malédiction : ne sommes-nous pas « condamnés » à la traduction, suite à l’écroulement de la tour, tout comme Adam avait été condamné au dur labeur de la terre après l’expulsion du jardin d’Éden ?
Il est donc urgent de revenir au texte lui-même : les fameuses vingt lignes sur lesquelles s’édifient des bibliothèques entières. Cinq sections jalonneront cette critique généalogique. Il s’agira d’abord de se pencher sur la « mise en récit » du texte : dégager sa place, très étonnante, dans le fil de la Genèse, préciser le statut et le genre qu’on a pu successivement attribuer à cette courte histoire, relever l’entrelacement complexe des thèmes qui la constituent et relever, au passage, les strates historiques de son écriture, évoquer enfin les effets d’intertextualité qui s’y révèlent (car, et c’est un motif d’étonnement supplémentaire, ce texte matriciel pourrait bien n’être pas vraiment premier). Nous serons alors en mesure, dans un deuxième développement, d’aborder mot par mot les vingt lignes du chapitre xi, 1-9, de la Genèse. Le commentaire, verset par verset, se prolongera ensuite par un approfondissement de quelques-unes des principales interprétations dont le texte a pu faire l’objet, depuis le cadrage socio-historique de son contexte jusqu’aux spéculations symboliques. Parmi celles-ci, nous retrouverons successivement les thèmes de la peur, de la faute et du châtiment, de l’inachèvement et de l’oubli, et enfin la question de la donation du nom. Nous aborderons ensuite, plus succinctement, quelques-unes des lectures dont le mythe a pu faire l’objet au cours de sa longue histoire. Enfin, nous terminerons par une courte évocation du récit de la Pentecôte tiré des Actes des Apôtres, dans la mesure où la même tradition exégétique classique qui voit dans Babel un cataclysme linguistique lui oppose polairement le miracle de l’unité retrouvée – deux versions opposées du même fantasme linguistique.
Deux thèses nous serviront de fil conducteur dans ce labyrinthe des lectures babéliennes (Borges nous a appris les correspondances entre tour et labyrinthe). La première comprend Babel comme un événement qui surgit d’abord du sein de la langue, on veut dire à l’intérieur de chaque langue – et secondairement seulement, par voie de conséquence, entre les différentes langues. Le mythe en acquiert une profondeur et une radicalité infiniment supérieures. La seconde thèse visera, suivant en cela un retournement progressif de l’herméneutique babélienne, à réhabiliter le sens général de l’événement : confusion et dispersion, connotées désormais d’un signe positif, s’interpréteront comme une chance bien plus que comme une malédiction.