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Paris-Reims
Le 30 juin 1949, à Livry-Gargan, il y avait foule. Les cent vingt coureurs étaient partis de la place du Palais-Royal à Paris. Ils avaient défilé dans la capitale en peloton avant de se rassembler là. En cours de route, Lucien Lazarides, équipier bleu blanc rouge, avait cassé la manivelle gauche de son vélo au ras du pédalier. Ce fut le premier accidenté du 36e Tour de France. Une dame italienne demandait à Gino Bartali de bénir son bambin. Il refusait. D'être surnommé « le Pieux » ne donne pas tous les pouvoirs. Pierre de Gaulle serrait des mains : sa qualité de président du conseil municipal de Paris l'y obligeait. Les barnums de la réclame s'époumonaient dans leur micro et porte-voix. On applaudissait, s'affairait. La déférence était de mise : d'approcher des champions et de côtoyer le rêve exigent de la tenue. Départ réel : 11 h 36. Reims, terme de la première étape, se trouvait éloigné de cent quatre-vingt-deux kilomètres. Selon les prévisions, on atteindrait la ville du sacre des roisdepuis le baptême de Clovisdans cinq heures et trois minutes. Les journaux l'annonçaient.

Trente-six ans plus tard, je suis là, bien aise de plier bagage. 36e Tour de France, trente-six ans : ce nombre du ciel, de la solidarité cosmique, de la rencontre des éléments et des évolutions cycliques me sera-t-il favorable ? Aide-toi, le ciel t'aidera : on a parfois tendance à invoquer de vieux adages. Suzanne, ma femme, m'accompagne. Elle me suivra ou me précédera en voiture. Nous sommes convenus de cette stratégie depuis un bon bout de temps.
— Ce sera notre voyage de noces, m'a-t-elle dit, amusée. Il remplacera celui que nous n'avons pas fait.
Son sourire m'a ému comme chaque fois. Il y a quelque chose de fragile, de frileux en elle qui m'offre des bouquets d'étoiles : le don ne date pas d'hier. L'aventure l'enchante. Mais je sais que pendant ces jours elle s'inquiétera pour moi et je me tourmenterai pour elle. La circulation est dense. En attendant de courir la Champagne, nous vaguons dans Livry. Le nom de la ville a bercé mes jeunes années. Antonin Magne l'habitait. Il était né à Ytrac, dans le Cantal, en 1904; il était un de mes coureurs préférés. Enfants, sortant de l'école, lui et son frère Pierre livraient le lait de la ferme familiale aux clients du voisinage. Le père était à la guerre. De cette dureté d'une époque, Antonin devait tirer une ligne de conduite pour la vie. En lui, le dédain du style et des règles n'avait pas place. La vertu lui servait de mors, la volonté d'aiguillon. On racontait que la nuit, pour forger sa détermination, il se levait à trois reprises, quittait sa maison, soulevait une pierre très lourde, la transportait et la posait dans un coin de son jardin, là où il avait prémédité de le faire. Si la vraie liberté est de pouvoir agir sur soi, il en donnait l'exemple.
Quand il fut champion du monde en 1936 à Berne, une chanson fut lancée : Brave Tonin ! Déjà des surnoms lui avaient été octroyés, « Tonin la Méthode, Tonin le Taciturne, le Valeureux Tonin, Tonin le Sage... » : il savait rendre la sagesse populaire ; ce n'est pas si fréquent. Parler droiture à son endroit c'est faire l'unanimité, toujours.
On l'appelait aussi « le laitier de Livry-Gargan ». Jusqu'à leur fin, les deux frères exploitèrent la ferme familiale. Une rue de la ville leur est consacrée. Sous leur nom, cette mention : CHAMPIONS CYCLISTES.
Au square de Haringey, cité proche de Londres jumelée à Livry, une stèle est érigée à la gloire d'Antonin. Sous le médaillon de bronze à l'effigie du coureur sont indiquées entre autres ses victoires dans les Tours de France 1931 et 1934. Sa devise ? « La gloire n'est jamais où la vertu n'est pas. » Je la consigne sur-le-champ. Quand il devint directeur sportif en 1945, attitude inusitée dans le milieu, il voussoya ses protégés. Son existence durant il alla, honorant sa fable, sans faillir. Antonin le Grand? Il est des étymologies qui ne mentent pas.

Nous sommes avenue du Consul-Général-Nordling. Est-ce Raoul Nordling, le Suédois, l'avocat de Paris, en 1944, auprès du commandant de la place, von Choltitz ? Est-ce celui qui obtint que les Allemands temporisent, ne fassent pas sauter les ponts de la ville, libèrent les prisonniers politiques et, en résumé, que von Choltitz désobéisse à Hitler? Est-ce encore l'admirateur de Céline qui est honoré ici, alors que la capitale — semble-t-il — ne lui a même pas attribué une impasse ?