CHAPITRE PREMIER
Novgorod
Venant de Smolensk, une longue file de cavaliers, suivie de chariots, s'étirait à travers la plaine.
— Anne... Anne... Attends-moi!
Allongée sur l'encolure de son cheval luisant de sueur, comme enivrée par l'odeur qui montait de l'animal, la jeune fille n'entendait rien. Le vent de la course avait déroulé ses nattes, rougi ses joues et asséché ses lèvres. Le ciel se teintait des premières lueurs du couchant. Vite, elle voulait voir l'astre illuminer le fleuve et la ville qui l'avait vue naître. Le long du lac Ilmen, des troupes d'oies et de canards sauvages s'envolaient au bruit des gerbes d'eau que faisaient jaillir les sabots de sa monture. Soudain, Anne aperçut l'église de bois construite par son père Iaroslav à l'emplacement où la légende faisait aborder celui qui allait fonder la Rous', et elle songea, l'espace d'un instant, à son grand ancêtre Rurik. L'approche de l'automne jaunissait les feuilles des bouleaux et l'herbe de la plaine qui irradiaient leurs ors sous les rayons du soleil déclinant. La sphère rouge faisait sembler le ciel plus immense encore. Et Novgorod apparut brusquement, comme surgie de l'univers aquatique qui l'entourait.
Anne tira si brutalement les rênes que le cheval se cabra. Piaffant de colère, il secoua sa crinière, mais, sous la main ferme de sa maîtresse, se calma rapidement avant de s'immobiliser, la bouche écumante. La ville aux trois enceintes de bois s'étalait devant elle, coupée en son milieu par le fleuve Volchov, peuplé d'embarcations qui regagnaient leur port. Des dizaines de fumées montaient dans le soir, des cloches sonnaient, une paix infinie tombait sur ces tours, ces églises, ces palais baignant pour quelques instants encore dans cette lumière de sang, plus familière au dieu Péroun qu'à celui des chrétiens dont la nouvelle cathédrale aux cinq coupoles dominait pourtant la ville.
Des cris et des rires arrachèrent Anne à sa contemplation. Elle fut rejointe par Vsevolod et sa troupe.
— Petite sœur, pourquoi ne nous as-tu pas attendus? Tu sais bien que notre père t'avait fait promettre de ne pas t'éloigner de moi.
— Gentil frère, tu ne lui diras rien, dit-elle, câline, en inclinant la tête.
Vsevolod sourit, incapable de résister à la plus jolie de ses sœurs.
— Regarde, notre frère Vladimir vient à notre rencontre.

Une vingtaine de cavaliers, sortis par la porte de Kiev, galopaient vers eux en poussant de grandes clameurs. Les silhouettes noires se découpaient sur le ciel empourpré.
— On dirait les anges du Jugement dernier, murmura Vsevolod.
Dans une joyeuse confusion, les enfants de Iaroslav et leurs suites se rejoignirent au moment même où, à l'horizon, le soleil disparaissait. Tout sembla s'éteindre. Anne frissonna, elle ne s'habituait pas à la mort du jour. C'était l'heure où les vieilles peurs de son enfance resurgissaient, où Moaryassa tentait d'attirer les hommes dans le sombre séjour des enfers. Bien que chrétienne, Anne n'arrivait pas à chasser les anciens dieux et restait convaincue que sa rajasnitsa1 la protégeait. Mais le moment n'était pas aux funestes pensées du soir. Seule devait compter la joie de retrouver son frère aîné, prince de cette ville qu'elle aimait tant, Novgorod !
Quand ils franchirent les portes de la cité, la nuit était tout à fait tombée. Les torchères portées par les habitants leur faisaient une haie lumineuse et dansante. De chaque côté du pont de bois menant à la deuxième enceinte, des jeunes gens, garçons et filles, vêtus de couleurs vives, frappaient des mains, agitaient des bouquets de fleurs en poussant de joyeuses exclamations.
— Bienvenue à Anna Iaroslavna !...
— Vive la sœur de notre prince !...
— Longue vie à Vladimir Rurikovitch !...
— Honneur aux princes de Kiev !...
Devant la porte de la troisième enceinte surmontée d'une coupole, à l'entrée du Kremlin, se tenaient les représentants des corporations de marchands et d'artisans venus rendre hommage aux arrivants.
Avant qu'on ait eu le temps de l'aider, Anne avait sauté à bas de son cheval et s'était précipitée vers un vieillard aux vêtements plus sobres que ceux de ses compagnons.
— Sveinald, petit père, Dieu soit loué, tu es vivant !
— Pourquoi voulais-tu que je sois mort, ma colombe? Je n'aurais pas rejoint nos dieux sans t'avoir revue et serrée contre moi avant ton départ pour le lointain pays de France.
Les bras de la princesse lâchèrent le cou du vieil homme. Sveinald hocha la tête d'un air compréhensif.