Métaphysique de l'amour sexuel11
Vous, doctes à la haute et profonde science, Vous qui devinez et qui savez Comment, où et quand tout s'unit, Pourquoi tout s'aime et se caresse; Vous, grands savants, instruisez-moi ! Découvrez-moi ce que j'ai là, Découvrez-moi où, comment, quand Et pourquoi pareille chose m'arriva.
BÜRGER22
Ce chapitre est le dernier de quatre33 qui, par leurs rapports divers et réciproques, forment comme un tout secondaire : le lecteur attentif s'en apercevra, sans que je sois forcé, par des références et des renvois aux autres chapitres, d'interrompre mon exposé.
On a coutume de voir les poètes occupés surtout de la peinture de l'amour. C'est là d'ordinaire le thème principal de toutes les œuvres dramatiques, tragiques ou comiques, romantiques ou classiques, hindoues ou européennes. De même l'amour sexuel fournit la matière de presque toute la poésie lyrique et épique. Je laisse de côté ces montagnes de romans que chaque année fait naître dans tous les pays civilisés de l'Europe avec la même régularité que les fruits de la terre, et cela depuis des siècles. Toutes ces œuvres, en substance, ne sont autre chose que des descriptions variées, brèves ou étendues, de la passion dont il s'agit. Les peintures les plus réussies qu'on en a faites, par exemple Roméo et Juliette, La Nouvelle Héloïse, Werther, ont conquis une gloire impérissable. La Rochefoucauld cependant estime qu'il en est d'un amour passionné comme des revenants, dont tous parlent, mais que personne n'a vus14 ; de même Lichtenberg, dans son traité Sur la puissance de l'amour25, conteste et nie la réalité et la vérité de cette passion. C'est là une grande erreur. En effet, il est impossible qu'un sentiment étranger et contradictoire à la nature humaine, fiction puérile imaginée à plaisir, ait pu, en tout temps, être décrit sans relâche par le génie des poètes et exciter chez tous les hommes une inaltérable sympathie ; sans vérité, pas de chef-d'œuvre :
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable16.
BOILEAU



En réalité, l'expérience nous prouve, sans se répéter tous les jours, que ce qui ne nous paraît d'ordinaire qu'un penchant assez vif, mais encore facile à maîtriser, peut, dans certaines circonstances, prendre les proportions d'une passion supérieure en violence à toutes les autres et qui, écartant toute considération, surmonte tous les obstacles avec une force et une ténacité incroyables : alors, pour l'assouvir, on n'hésite pas à risquer sa vie, et, en cas d'échec, à la sacrifier. Les Werther et les Jacopo Ortis27 n'existent pas seulement dans les romans : chaque année n'en produit pas moins d'une demi-douzaine en Europe ; sed ignotis perierunt mortibus illi38, car ils n'ont d'autres historiens de leurs souffrances qu'un rédacteur de procès-verbaux officiels ou un correspondant de journal19. Cependant, il suffit de lire les rapports de police dans les feuilles anglaises ou françaises pour constater la vérité de mon assertion. Plus grand encore est le nombre de ceux que cette même passion conduit aux maisons d'aliénés. Enfin, chaque année nous présente quelque cas de suicide simultané de deux amants, dont la passion s'est vue contrariée par les circonstances extérieures. Mais il y a là une chose que je ne puis m'expliquer : comment deux êtres qui, sûrs de leur amour mutuel, s'attendent à trouver dans la jouissance de cet amour la suprême félicité, ne préfèrent-ils pas se soustraire à toutes les relations sociales en bravant tous les préjugés et supporter n'importe quelle souffrance plutôt que de renoncer, en même temps qu'à la vie, à un bonheur au-dessus duquel ils n'en imaginent pas de plus grand? - Quant aux degrés inférieurs et aux premiers symptômes de cette passion, chaque homme les a journellement devant les yeux et aussi, tant qu'il reste jeune, presque toujours dans le cœur.


On ne peut donc douter, d'après les faits que je viens de rappeler, ni de la réalité ni de l'importance de l'amour; aussi, au lieu de s'étonner qu'un philosophe n'ait pas craint, pour une fois, de faire sien ce thème éternel des poètes, devrait-on s'étonner plutôt qu'une passion qui joue dans toute la vie humaine un rôle de premier ordre n'ait pas encore été prise en considération par les philosophes et soit restée jusqu'ici comme une terre inexplorée. Celui qui s'est le plus occupé de la question, c'est Platon, surtout dans le Banquet et le Phèdre : mais tout ce qu'il avance à ce sujet reste dans le domaine des mythes, des fables et de la fantaisie, et ne se rapporte guère qu'à la pédérastie grecque110. Le peu que dit Rousseau sur ce point dans le Discours sur l'inégalité (p. 96, édition Bip)211 est faux et insuffisant. Kant traite la question, dans la troisième section de son écrit Sur le sentiment du beau et du sublime (p. 435 et suivantes, édition Rosenkranz)312; mais son analyse est superficielle, faute de connaissance du sujet113, et se trouve ainsi en partie inexacte. Quant à l'examen qu'en fait Platner214 dans son Anthropologie (§ 1347 et suivants), chacun le trouvera faible et sans profondeur. La définition de Spinoza mérite d'être rapportée pour son extrême naïveté, ne serait-ce que par plaisir : «Amor est titillatio, concomitante idea causœ externœ315» (Éthique, IV, proposition XLIV, démonstration). On voit que je n'ai ni à me servir de mes prédécesseurs, ni à les combattre. Le sujet s'est de lui-même imposé à moi et est venu prendre place dans l'ensemble de ma conception du monde416. Je ne peux guère compter d'ailleurs sur l'approbation de ceux mêmes que cette passion domine et qui cherchent à exprimer la violence de leurs sentiments par les images les plus sublimes et les plus éthérées : ma conception de l'amour leur paraîtra trop physique, trop matérielle, si métaphysique et si transcendante qu'elle soit au fond. Qu'ils veulent bien considérer au préalable que l'objet chéri qui leur inspire aujourd'hui des madrigaux et des sonnets, s'il était né dix-huit ans plus tôt, aurait à peine obtenu d'eux un regard.