I
Du décalage
Roger-Pol Droit – Il me semble que nous avons appris, l’un comme l’autre, de nos trajectoires dissemblables, qu’on ne se retrouve sur des chemins inhabituels qu’en raison d’un certain décalage.
Pour commencer, je suggère donc que nous interrogions l’idée même de décalage. Le terme est devenu courant, de manière assez récente, pour désigner ce qui n’est pas dans la norme, ce qui n’est pas habituel, tout ce qui est considéré comme marginal – non central ou majoritaire – ou encore tout ce qui relève d’une tactique consistant à faire un « pas de côté ». Intuitivement, cela s’entend bien. Mais est-ce suffisant pour faire du « décalage » un concept ?

Henri Atlan – Pour le savoir, il faudrait partir de cas précis. Il est en effet possible de pointer, à l’intérieur même de la philosophie, des questions ou des courants qui tiennent justement une place « décalée » par rapport au courant principal, à ce que l’on a l’habitude d’appeler philosophie.
Celle qui m’a fait découvrir cette réalité pour la première fois, c’est Dina Dreyfus1, quand j’étais étudiant. Elle m’a expliqué qu’il y avait une « voie royale » de la philosophie, qui a commencé avec Platon, Aristote et s’est poursuivie avec tous les grands, Descartes, Kant, Hegel… Et puis, à côté de cette voie, « quelque chose de bizarre », comme elle le disait, une pensée tout à fait décalée par rapport à cette voie royale : Spinoza. On ne sait pas très bien où le situer.
Dina Dreyfus me disait cela alors que j’étais étudiant en troisième année de médecine. Je n’avais rien lu des auteurs dont elle parlait, mais cela m’est resté. Et au fil de mes lectures, je me suis dit qu’il n’y avait pas seulement Spinoza à côté de la voie royale. Il y avait aussi, par exemple, certains kabbalistes, des textes que vous, du côté de la philosophie indienne, incitez à prendre en compte, et bien d’autres encore.
Comment pourrait-on caractériser ces courants décalés ? Ils ne font pas totalement partie de ce qu’on appelle « philosophie », ils appartiennent pourtant à un domaine qui ressemble à la philosophie. Comment les situer ? Comment comprendre leur place ?

R.-P. Droit – Nous pourrions établir, provisoirement, qu’il y a « philosophie décalée » quand on a affaire à des processus de pensée ou à des problématiques qui ne posent pas les mêmes questions, ne fonctionnent pas selon les mêmes polarités ou n’ont pas les mêmes lignes de force que celles majoritaires et continûment présentes dans l’histoire de la philosophie occidentale.
On risque fort, en ce cas, de simplement retomber dans une forme de culturalisme. Selon son environnement, on sera, si j’ose dire, calé ou décalé. Cela ne me paraît pas satisfaisant. Nous devrions nous demander si le décalage peut être affaire de décision : peut-on, si on le veut, produire du décalage ? Ou doit-on se trouver d’emblée dans une position « déplacée » ?

H. Atlan – On pourrait simplement dire : « Le décalage consiste à faire un pas de côté devant une impasse, devant les contradictions, les antinomies. Si cette impasse se reproduit, si on la rencontre en de nombreuses occasions et de façon répétée, il est envisageable de tenter de faire un pas de côté, pour voir si on ne peut pas la contourner. »

R.-P. Droit – Soit, mais nous allons cette fois au-devant d’une nouvelle difficulté, car n’est-ce pas en un sens toute la philosophie qui se trouve dans cette situation ? Platon ou Aristote disent que nous commençons à philosopher quand nous sommes dans l’embarras. Cet embarras, ce sentiment d’être confronté à une impasse que les Grecs appelaient aporie, c’est aussi une sorte d’impulsion première de la réflexion philosophique. Il n’y a pas que l’étonnement, comme on le dit toujours.
Il y a aussi le fait que le cheminement suivi à partir de l’étonnement pour trouver des solutions et des réponses aboutisse à l’antagonisme de plusieurs solutions incompatibles. Aucune des solutions envisagées ne peut s’imposer totalement. On se trouve donc dans une espèce de suspens.