Prologue

Maylene prit appui sur la stèle pour se relever. Chaque année, ce geste s’avérait un peu plus pénible. Ses genoux la faisaient déjà souffrir, mais, depuis peu, l’arthrite avait commencé à lui ronger les hanches. Elle épousseta la terre de ses mains et de sa jupe, puis tira une petite flasque de sa poche. Évitant soigneusement les pousses vertes des bulbes de tulipe qu’elle venait de planter, la vieille femme pencha la bouteille au-dessus du sol.

— C’est l’heure du grand voyage, mon ami, murmura-t-elle. Ce n’est pas le nectar que nous avions l’habitude de boire, mais c’est tout ce que j’ai à t’offrir.

D’une main ridée, elle caressa le haut de la pierre tombale. Aucune herbe ne s’agrippait à la paroi, aucune toile d’araignée ne s’étirait dessus. Maylene veillait aux moindres détails.

— Tu te rappelles autrefois ? Le porche noir, le soleil brillant, les bocaux de verre…

Elle se tut à l’évocation de ce doux souvenir.

— Nous étions si fous à l’époque…, fous de croire qu’il y avait un vieux monde quelque part à conquérir.

Pete, pour sa part, n’était pas près de répondre : les morts dûment enterrés et veillés ne parlaient pas.

Elle reprit sa tournée de Sweet Rest, s’arrêtant pour déblayer les débris des pierres tombales, verser quelques gouttes de son breuvage sur la terre et prononcer les paroles rituelles. Sweet Rest était le dernier cimetière au programme de sa semaine, mais pas question de faire preuve d’injustice envers ses résidents. Pour une petite ville, Claysville possédait un nombre important de cimetières.

De par la loi, toute personne née dans l’enceinte de la cité devait être enterrée en ce lieu. En conséquence, la bourgade comptait plus de morts que de vivants. La vieille femme se demandait parfois ce qui se passerait si les vivants découvraient le pacte que les fondateurs de la ville avaient passé, mais chaque fois qu’elle abordait le sujet avec Charles, elle avait droit à une rebuffade. Certaines batailles étaient perdues d’avance, peu importait sa volonté de les livrer.

Même si elles étaient sacrément importantes.

Un coup d’œil au ciel de plus en plus sombre. Il était plus que temps de rentrer. Maylene accomplissait si bien son devoir qu’elle n’avait eu aucun visiteur depuis près d’une décennie. Pourtant, elle rentrait toujours avant la tombée de la nuit. Les habitudes de toute une vie avaient la peau dure, même quand elles paraissaient inutiles.

N’est-ce pas ?

Maylene venait d’enfouir sa flasque dans la poche de sa robe quand elle remarqua la fille. Bien trop maigre, la poitrine creuse et les côtes apparentes. Pieds nus, elle portait un jean troué aux genoux. Une trace de terre maculait sa joue gauche, tel du fard mal appliqué. Son mascara avait coulé comme si elle s’était endormie encore maquillée. La fille marchait dans le cimetière soigneusement entretenu, mais, au lieu d’emprunter les allées, elle traversa les carrés d’herbe pour rejoindre Maylene devant l’un des plus vieux mausolées.

— Je ne t’attendais pas, murmura la vieille dame.

Les bras de la fille se déplièrent selon un angle étrange, d’un mouvement abrupt, qui pourtant ne se voulait pas agressif, comme si ses membres n’obéissaient plus à son contrôle.

— Je te cherchais, dit la fille d’une voix hachée.

— Je ne savais pas. Si j’avais su…

— Ça n’a plus d’importance maintenant.

L’attention de la fille s’égarait.

— Alors, c’était ici que tu étais…

— En effet.

Maylene s’employa à rassembler son sécateur et son arrosoir. Elle en avait terminé avec les brosses et avait déjà empilé une bonne partie de son matériel. Les bouteilles s’entrechoquèrent lorsqu’elle fourra l’arrosoir dans la brouette.

La fille avait l’air triste. Son regard terreux et sombre était voilé par les larmes qu’elle peinait à retenir.

— Je te cherchais...

— Je ne pouvais pas savoir, dit Maylene en ôtant une feuille des cheveux de la fille.

— Ça ne fait rien.

Elle leva une main sale, aux ongles d’un rouge écaillé, sans cependant savoir que faire de ses doigts déliés. Sur son visage, une peur enfantine le disputait à la bravoure de l’adolescence. La bravoure l’emporta.

— Je suis là maintenant.

— Alors, d’accord.

Maylene se dirigea vers l’une des sorties. Elle extirpa une vieille clé de son sac à main, la fit tourner dans la serrure et poussa la grille. Un faible couinement.

Il ne faudra pas que j’oublie de le dire à Liam. Il ne fera rien si je ne le harcèle pas avec ça.

— Tu as de la pizza ? dit la fille d’une voix légère comme l’air. Et du chocolat chaud ? J’aime le chocolat chaud.

— Je suis sûre que je peux te trouver quelque chose.

Ce tremblement dans sa voix. Maylene était devenue trop vieille pour les surprises. Tomber sur cette fille ici – dans cet état – était bien au-delà de la surprise. Elle n’aurait jamais dû être là. Ses parents n’auraient jamais dû la laisser errer sans surveillance. Quelqu’un aurait dû contacter Maylene avant d’en arriver à ce point. Il y avait des lois à Claysville.

Des lois mises en place précisément pour cette raison.

La grille franchie, elles empruntèrent le trottoir. Au-delà des limites de Sweet Rest, le monde n’était pas aussi soigné. Le trottoir était craquelé, et des brèches du bitume éructaient quelques herbes faméliques.

— Marche sur une fissure, gare à la déconfiture, fredonna la fille avant de poser son pied nu sur le ciment brut.

Elle sourit à Maylene et ajouta :

— Plus grande est la fissure, plus la chute est rude.

— Cette phrase-là ne rime pas, fit remarquer Maylene.

— Vraiment, tu es sûre ?

Elle repassa la phrase plusieurs fois dans sa tête avant de reprendre :

— Plus grande est la fissure, plus la chute est dure. Ça fonctionne.

Les bras de la fille se balançaient mollement, à contretemps de ses jambes. Ses pas étaient assurés, mais sa démarche, erratique. Ses pieds frappaient si abruptement sur le sol que le ciment boursouflé lacérait les plantes nues de ses pieds.

Maylene poussa silencieusement sa brouette jusqu’au bout de son allée. Parvenue près de la boîte aux lettres, elle s’arrêta pour sortir la flasque de sa poche et la vider par terre. Puis elle fouilla la boîte métallique. Dans le fond se trouvait une enveloppe, pliée en deux, timbrée et libellée. Les doigts tremblants, Maylene scella la bouteille à l’intérieur de l’enveloppe de papier brun, la glissa dans la boîte et hissa le petit drapeau rouge pour signaler au facteur la présence d’un colis. Si elle ne revenait pas le rechercher le lendemain matin, il parviendrait à Rebekkah.

Maylene laissa un moment la main sur le flanc de la boîte cabossée, regrettant de n’avoir pas eu le courage de révéler à sa petite-fille ce qu’elle aurait dû savoir depuis longtemps.

— J’ai faim, mademoiselle Maylene, insista la fille.

— Je suis désolée, murmura Maylene. Laisse-moi te préparer quelque chose de chaud. Laisse-moi…

— Tout ira bien. Vous allez me sauver, mademoiselle Maylene.

La fille lui adressa un sourire enjoué, sincère.

— Je le savais, ajouta-t-elle. Je savais que, quand je vous aurais trouvée, tout irait bien.

1

Byron Montgomery n’était pas revenu dans la maison des Barrow depuis des années. Autrefois, il y allait tous les jours pour retrouver ses camarades de lycée, Ella et sa demi-sœur Rebekkah. Toutes deux étaient parties depuis près de dix ans, et, pour la première fois, c’était un soulagement. La grand-mère d’Ella et Rebekkah gisait sur le sol de sa cuisine, dans une mare de sang à moitié coagulé. Sa tête était curieusement déboîtée, et son bras, entaillé. Le sang répandu sur le sol semblait essentiellement provenir de cette blessure. Sur le haut du bras, il crut distinguer l’empreinte d’une main bleuie, mais, avec tout ce sang autour d’elle, c’était difficile à dire.

— Ça va ? demanda Chris en se postant devant lui, lui masquant temporairement la vue du corps de Maylene.

Le shérif n’était pas un homme de haute stature, mais, comme tous les McInney, il avait une présence naturelle qui retenait l’attention, quelles que soient les circonstances. L’attitude et la musculature qui faisaient autrefois de Chris un redoutable bagarreur de bar faisaient aujourd’hui de lui le type de shérif qui inspirait confiance.

— Quoi ?

Byron se força à fixer Chris pour ne pas voir le cadavre de Maylene.

— Tu ne vas pas être malade, hein ? À cause du…

Chris fit un geste vers le sol.

— … du sang et tout ça.

— Non, répondit Byron en secouant la tête.

On pouvait très bien être employé des pompes funèbres et pâlir à la vue – ou à l’odeur – de la mort. Byron avait travaillé dans différentes entreprises de pompes funèbres en dehors de Claysville pendant huit ans avant de ressentir le besoin urgent de rentrer dans sa ville natale.

Dans ces précédents postes, il avait été témoin du résultat de morts violentes, de décès d’enfants, d’agonies. Il avait de la peine pour certains d’entre eux, même s’ils lui étaient de parfaits étrangers, mais la vue des cadavres ne l’avait jamais rendu malade. Il n’allait pas non plus se trouver mal maintenant, mais il était particulièrement difficile de garder le recul nécessaire quand la victime était une personne proche de sa famille.

— Evelyn est venue lui apporter des vêtements propres.

Chris s’adossa au comptoir de la cuisine, et Byron remarqua que le sang n’avait pas atteint cette partie de la pièce.

— Vous avez déjà collecté des indices ou… ?

Sa phrase resta en suspens. Byron ne connaissait rien au fonctionnement d’une enquête criminelle. Certes, il avait récupéré bien plus de corps qu’il n’aurait pu en dénombrer, mais jamais sur une scène de crime toute fraîche. Il n’était ni légiste ni expert médicolégal. Son boulot débutait après, pas sur la scène d’un homicide. Du moins, cela s’était toujours passé ainsi. À présent qu’il était de retour au bercail, les choses étaient différentes. La petite ville de Claysville n’avait rien de commun avec les villes où il avait habité un temps. Et il n’avait pas réalisé à quel point cet endroit était particulier avant d’en être parti… ou revenu, qui sait ?

— Des indices de quoi ?

Chris lui jeta un regard menaçant, qui en aurait fait trembler plus d’un, mais Byron n’oubliait pas que le shérif était autrefois l’un de ces gars capables d’entrer dans le Stop & Shop de Shelly pour acheter un pack de douze alors qu’ils n’avaient pas l’âge de boire de l’alcool.

— Du crime ! dit Byron en désignant la cuisine d’un grand geste de la main.

Du sang avait éclaboussé le sol et les placards de Maylene. Sur la table, une assiette et deux verres, preuves que Maylene avait un invité, à moins de s’être servi deux verres. Elle connaissait son agresseur. Une chaise était renversée par terre. Elle s’était débattue.

Sur le plan de travail, une miche de pain, avec plusieurs tranches fraîchement coupées. Elle faisait confiance à son assaillant. Le couteau à pain propre était le seul ustensile sur l’égouttoir de bois à côté de l’évier. Quelqu’un – l’agresseur ? – l’avait nettoyé. Tout en s’efforçant de trouver une signification à ce qu’il voyait autour de lui, Byron se demandait si Chris n’ignorait pas volontairement les indices. Qu’est-ce qui m’échappe ici ?

Le technicien de laboratoire, que Byron ne connaissait pas, entra dans la cuisine sans grande précaution. Il n’avait pas marché dans la flaque de sang, mais ses pieds étaient de toute façon recouverts de protections. L’absence de matériel semblait indiquer que le technicien avait déjà fait son office dans la pièce.

Ou n’allait rien faire du tout.

— Tenez, dit le technicien en lui tendant une combinaison et des gants jetables. J’ai pensé que vous auriez besoin d’aide pour la sortir de là.

Une fois Byron habillé de pied en cap, il observa le shérif, puis le technicien tour à tour. Sa patience s’émoussait déjà. Il avait besoin de savoir.

— Chris ? C’est Maylene et… Dis-moi au moins que tu as quelque chose pour…, je ne sais pas…, avoir une idée de l’identité du tueur…, n’importe quoi.

— Laisse tomber.

Chris secoua la tête et s’éloigna du plan de travail. Contrairement au technicien, il faisait très attention à ses pas. Il traversa le couloir pour aller dans le salon de Maylene, le plus loin possible du corps, puis capta le regard fixe de Byron.

— Contente-toi de faire ton boulot, lâcha-t-il.

— D’accord.

Byron s’accroupit, tendit le bras vers le cadavre, puis se ravisa.

— Ce n’est pas gênant que je la touche ? Je ne voudrais pas déranger quoi que ce soit si vous avez besoin de récupérer…

— Fais ce que tu as à faire ! gronda Chris sans un regard à la vieille femme morte. Je ne peux rien faire tant qu’elle est là…, et ce ne serait pas juste de la laisser par terre… Alors, vas-y. Sors-la d’ici.

Byron ouvrit la fermeture éclair du sac mortuaire. Après une excuse muette à la femme qu’il aurait aimé autrefois compter dans sa famille, il plaça le corps dans la housse noire avec l’aide du technicien. Sans refermer le sac, Byron ôta ses gants à présent maculés de sang.

Le regard de Chris tomba sur le corps de Maylene dans son sac mortuaire. Sans un mot, il attrapa la pochette plastique pour matières contaminées et la fourra dans les mains du technicien. Puis le shérif s’accroupit et ferma le sac, dissimulant le corps de Maylene.

— Ce ne serait pas bien qu’elle voie ça.

— Et ce ne serait pas bien de contaminer l’extérieur de la poche, renchérit Byron en ôtant ses gants et sa combinaison avant de les mettre avec précaution dans la pochette plastique.

Chris s’accroupit de nouveau, ferma les yeux, puis chuchota quelques mots inaudibles. Après quoi, il se releva.

— Allez, il est temps de la sortir d’ici.

Le regard accusateur du shérif ne fit qu’agacer Byron. Ce n’était pas que Byron n’éprouvait aucune compassion pour les défunts. Bien au contraire. Il prenait soin d’eux et les traitait même avec plus de déférence que nombre de leurs proches, mais il ne les pleurait pas en public. Impossible. Dans son métier, le recul était essentiel, tout comme les autres outils du croque-mort. Sans cela, il était impossible d’exercer cette profession.

Certaines morts lui pesaient plus que d’autres. Maylene était l’une d’elles. Elle avait travaillé dans l’entreprise de pompes funèbres familiale et entretenait une relation de longue date avec son père. En somme, elle faisait partie de sa famille, mais cela ne voulait pas dire qu’il allait la pleurer ici.

Sans un mot, Byron et Chris transportèrent avec grand soin Maylene sur le brancard que le Fossoyeur avait déposé sur le perron, puis ils la déplacèrent dans le corbillard.

Une fois la porte arrière refermée, Chris prit plusieurs inspirations. Byron doutait que le shérif ait jamais eu à mener une enquête criminelle. Claysville, entre autres excentricités, était la ville la plus sûre de sa connaissance. Enfant, il n’avait pas idée à quel point c’était rare.

— Chris ? Je connais des gens qui pourraient t’aider. Si ça t’intéresse, je peux les appeler.

Le shérif hocha la tête, mais sans le regarder.

— Dis-le à ton père…

La voix de Chris se brisa. Il s’éclaircit la gorge avant de poursuivre.

— Dis-lui que je vais appeler Cissy et les filles.

— D’accord.

Chris s’éloigna de quelques pas, puis ajouta sans même se retourner :

— Je suppose que quelqu’un va devoir prévenir Rebekkah. Cissy ne le fera sûrement pas, et il faut qu’elle revienne au plus vite.