Gérard Brach
12 septembre 2006
Je ne vois que lui, parce que c’est lui que j’espère. Roman Polanski se tient un peu en retrait du cercueil, le visage douloureusement creusé et la taille sanglée comme celle d’Humphrey Bogart à l’enterrement d’Ava Gardner. Il ne pleut pas. C’est même l’été indien. Avec ses caveaux blancs semés de cyprès, l’allée qui mène à la 10e division du cimetière du Montparnasse ressemble pourtant à celle du cimetière italien de La Comtesse aux pieds nus. Parce que je connais son histoire, l’enterrement de Gérard Brach commence pour moi par un plan large.


Il est venu et j’oublie tous les autres – Éric Rochant, Alain Sarde, les élèves de la Fémis, la chère monteuse, les Cahiers du cinéma et Positif, Claude Berri, déjà atteint, déjà vacillant, déjà loin – et même Georges Beaume, l’agent d’Alain Delon, suant soufflant sur le banc à l’entrée du cimetière : « Je reste en bas avec Jean-Paul Sartre. » Une soprano rencontrée la veille, dans une église, chante le dernier couplet de Parlez-moi d’amour.


Qui n’a pas craint, lors d’un enterrement, ce moment flottant où le protocole se met à bégayer, cet instant bancal où il n’y a plus rien à dire et où – dans l’église – grince toujours une chaise et se met à pleurer un bébé ? C’est aussi l’instant où, au cimetière, deux promeneurs jacassent derrière une voiture d’entretien, où les bruits de la rue Froidevaux et du boulevard Edgar-Quinet remontent à l’assaut des chagrins. L’après-midi touche à sa fin.


Roman regarde la femme de Gérard s’approcher de ce cercueil qu’on a posé sur des tréteaux, au milieu de l’allée du cimetière. Voilà quarante ans qu’ils se connaissent. Il sait cet amour fou nourri par Elizabeth pour ce Gérard qui ne s’aimait pas. Avant qu’on ne scelle la bière, elle a glissé les clés de l’appartement parisien de la rue de Bérite dans la poche du gilet de son mari – au cas où il voudrait revenir. Personne n’imagine comment elle va conclure ces adieux. Polanski devine seulement qu’elle ne laissera pas l’époux enseveli sous les hommages sincères mais obligés.


Les yeux finlandais d’Elizabeth se sont encore creusés au-dessus de ses hautes pommettes, et son corps déjà si menu semble près de disparaître : depuis des mois, ses jours et ses nuits se sont épuisés à l’hôpital, à masser les mains de Gérard, les pieds de Gérard, le dos de Gérard. La veille, elle s’est évanouie de chagrin. Elle trouve juste la force d’ouvrir son sac à main et d’en sortir le petit jouet en bois qui ne la quitte jamais ; elle le place sur le cercueil et le lance d’un geste précis et sûr du pouce et de l’index.


D’un coup se trouvent abolis le temps et le chagrin. La toupie s’élance, virevolte, court à gauche, et puis à droite, à droite et puis à gauche. Dans le silence du cimetière on entend sa danse intime sur les planches mortes. Pourquoi personne, dans la petite assemblée, ne semble douter qu’elle déjouera les rainures et les cannelures de la bière ? Comment chacun devine qu’elle ne tombera pas du cercueil sur l’allée ? Ce n’est qu’après un très long moment que l’amplitude de ses oscillations décroît, que ses gîtes appliquées et consciencieuses ralentissent leur rythme. Les toupies tournent toujours plus longtemps qu’on l’imagine. Celle-ci dessine vaillamment trois tourbillons sur elle-même, et finit par chavirer sur le côté, tout doucement, à l’exact milieu du coffre de bois.


D’habitude, c’était Gérard qui imaginait. C’était lui qui racontait. Un crayon de bois taillé au plus pointu suffisait. « Tu dois dessiner », lui avait dit André Breton au début des années 1950. Il s’était donc mis à illustrer à la plume les Chants de Maldoror de Lautréamont, jusqu’à ce que Nina Dausset, la grande galeriste de la rive gauche, égare ces dessins. Depuis cette époque jusqu’à sa mort à l’hôpital, à soixante-dix-neuf ans, Gérard avait préféré mettre des mots sur les images. Plus de trente scénarios, parmi lesquels Le Bal des vampires, Le Locataire, Tess, Pirates, Lunes de fiel… Dix chefs-d’œuvre signés de lui et de Brach, de Brach et de lui.