CHAPITRE I
Presque reine
Il y avait foule en ce beau matin de mai devant la maison de Maria Rubens, que les vieux Anversois appelaient toujours Dame Pypelinckx, un nom illustre de la grande bourgeoisie flamande. Beaucoup de jeunes, les élèves du maître Otto van Veen en particulier, se pressaient autour d’un garçon élancé, un peu sec mais bien tourné, dont le visage se perdait dans l’ombre d’un chapeau noir à larges bords. A peine distinguait-on à son menton la barbiche blonde conquérante, très en vogue dans la jeunesse de l’époque.
Veuve depuis longtemps, Maria Rubens avait redouté ce moment où son fils préféré, le plus beau et le plus doué, l’embrasserait, l’esprit déjà ailleurs, impatient d’enfourcher le Holsteiner bai clair qui piaffait sur le pavement, pour disparaître au tournant de la Hoechstrate menant à la route de l’est, puis vers l’Italie, terre promise des artistes.
Le maître, Otto Vénius – c’était le nom d’artiste de van Veen –, reconnaissable à l’élégance de son habit de velours cramoisi et à ses bottes de peau, emblèmes de ses talents de cavalier, expliquait à madame Rubens combien cette cruelle séparation était nécessaire à l’épanouissement des dons exceptionnels que la providence avait offerts à son fils :
– Pierre-Paul est mon meilleur élève, celui qui à coup sûr me succédera un jour. Mais il doit, comme je l’ai fait moi-même, polir son impétueuse jeunesse au contact des grands maîtres italiens. J’avais poussé la dévotion jusqu’à latiniser mon nom, sacrifiant à la mode. On ne connaît plus, hélas, en Flandre, que celui d’Otto Vénius et c’est aujourd’hui mal venu. Pierre-Paul, lui, gardera le sien. Rubens, deux syllabes qui éclatent comme les couleurs d’un bouquet, quel nom magnifique pour un peintre !
Il se retourna vers son élève et l’exhorta une dernière fois :
– Mon fils, le temps des anciens maîtres du pays, les Van Eyck, les Memling, les Quinten est fini. De Bruges le flambeau passe à Anvers où va s’épanouir l’école nouvelle qu’inspire l’Italie. Va chercher les secrets des grands Florentins, Romains et Vénitiens, Tintoret, Le Corrège, Michel-Ange et Raphaël Sanzio, surtout, puis reviens pour m’aider à marier chez nous le génie méditerranéen aux lumières de la Flandre !
C'était un peu grandiloquent mais Vénius ne détestait pas l’emphase. N’était-il pas le peintre le plus célèbre vivant à Anvers? Tout près, une jeune fille à l’air sage, serrée dans une robe dont la collerette finement plissée trahissait la noble origine, cachait son émotion dans la dentelle d’un mouchoir. Elle s’approcha de Pierre-Paul :
– Ainsi, vous partez! J’ai cru que le désir de voyager dans les pays du Sud vous passerait, mais je me suis trompée…
– Pourquoi être venue, Pauline? J’aurais préféré vous épargner la tristesse d’un départ.
– Ce n’est pas le départ qui est triste; l’infortune, c’est de ne plus vous voir! Figurez-vous que je m’étais habituée à la gaîté, au charme du gentil page de ma mère. Quand vous avez quitté le château d’Audenarde pour aller apprendre à peindre chez Otto Vénius, nous nous sommes revus en cachette. Une jeune fille, vous le savez, se fait vite des idées1...
– Mais vous n’êtes encore qu’une enfant, Pauline. Et princesse ! Madame de Lalaing n’aurait guère aimé que sa fille fréquentât un artiste, ce que je ne suis pas même encore.
– Vous le deviendrez! Et tant pis pour ma chère mère, je n’ai pas à cacher mes sentiments. Tenez, embrassez-moi devant tout le monde et éperonnez votre vilain cheval !
Avant qu’il ait eu le temps de répondre, elle avait collé un instant ses lèvres aux siennes et s’était enfuie.
Surpris, gêné, Pierre-Paul Rubens se tourna vers sa mère, qui lui dit, dans un pauvre sourire :
– Je crois en effet, mon fils, qu’il est mieux que vous quittiez la ville. Sachez pourtant que ma peine est grande et que je ne cesserai de penser à vous. Promettez-moi de donner de vos nouvelles.
Elle l’étreignit et s’écarta pour qu’il pût dire adieu à sa sœur Blandine et à son frère Jean-Baptiste. Tout l’atelier défila alors pour serrer la main de celui qui avait la chance de partir vers l’Italie. «Tu vas vivre notre rêve à tous, et c’est juste, car tu es le meilleur», dit Déodat, son ami de toujours, en l’aidant de ses mains jointes à escalader sa monture. Il ajouta : «Je vais tout faire pour pouvoir te rejoindre ! »