CHAPITRE PREMIER
L'eau et le cadran
I. LE TEMPS DES DIEUX
1 Le rythme du sacré
2 L'Empire du Temps
3 Kronos et Chronos
4 Temps, violence, pouvoir
II. LE CALENDRIER DU SACRÉ
1 L'ordre et l'eau
2 La Maison du Calendrier
3 Ostracisme et calendes
III. EAU ET CADRAN
1 Cadran et parfum
2 Couvents et clepsydres
IV. JACQUEMART ET BEFFROI
Tout être vivant s'inscrit doublement dans la durée, à la fois répétition et dégradation, recommencement et écoulement.
Toute espèce vivante perçoit la durée et la vitesse, ressent le réversible et l'irréversible, distingue le présent du passé. Toute vie est donc elle-même à la fois instrument de mesure du temps et forme de sa dualité : écoulement et régénérescence, flux et tourbillon.
Les exigences quotidiennes du corps et de son vieillissement permettent à chacun de ressentir l'écoulement du temps, celui du jour comme celui des périodes plus longues. La nature fournit en permanence le spectacle de la dégradation du monde, par le mouvement des fleuves et des étoiles, par la dégénérescence des fleurs, des animaux, par le vieillissement et la mort de soi et des autres.
Mais elle fournit aussi comme une singulière réassurance contre ce sens des choses, en donnant le spectacle ininterrompu de la régénérescence, du retour de la vie, de la réversibilité des astres, de la répétition des hommes. Chacun vit le retour du sommeil et de la veille, des jours et des nuits, de la pluie et de la saison chaude. Chaque peuple, avec la mémoire des grandes dates de son histoire, de l'apogée et de la déroute de ses dynasties, vit la menace d'un déclin et l'espérance d'une puissance.
Il n'est de société sans une certaine perception commune de ces deux formes du temps. Toute vie sociale exige un synchronisme minimal, un aménagement commun des occupations, du travail et des fêtes, des destructions et des renaissances permettant de faire ensemble ce qui doit l'être, de se rassembler pour communiquer en un lieu et une date connus de tous.
La fonction première d'un pouvoir est donc de donner un sens aux multiples du temps du monde, de les nommer et d'organiser la vie collective en fonction de leur écoulement et de leur retour, de donner l'ordre de faire ou de ne pas faire.
Ce point est essentiel : sans un énoncé des dates et une connaissance — au moins par quelques-uns — des raisons de leur succession et de leur retour, aucun travail, aucune vie sociale n'est possible. Nommer le temps et donner sens à ses diverses dates constitue donc une exigence absolue de la survie de tout groupe social.
Apparaît alors une relation, inattendue, entre temps et violence : comme tout groupe doit savoir se préserver contre une violence isolée, anarchique, imprévisible, qui risque de sévir en permanence, tout ordre social, pour durer, doit savoir limiter les périodes et les dates où cette violence peut s'exercer.
L'ensemble de ces dates forme alors le premier de tous les codes du pouvoir, le plus mal connu et le plus fondamental, celui du Calendrier, succession répétitive des dates rituelles où la violence est légale ou mimée. Certains doivent savoir prévoir, annoncer et ordonner le retour de ces dates. Les instruments de mesure du temps sont, au temps des Dieux, des éléments majeurs de ces rituels et les augures des avenirs menacés.
I. LE TEMPS DES DIEUX
La conception du temps dans les sociétés disparues est à peu près inconnue. Les pratiques des sociétés les plus reculées du monde moderne ne permettent pas de les comprendre, car l'éloignement dans l'espace ne recoupe pas l'éloignement dans le temps et aucune société contemporaine observable aujourd'hui n'a conservé un degré d'isolement et de stagnation suffisant. Aussi les rares indices utilisables sont-ils les mythes qui racontent le temps, et les langues qui le nomment. A partir d'eux, il est possible de reconstruire une image probable du rythme du temps chez certains peuples anciens, et donc de façonner une esquisse de son rôle dans l'organisation du pouvoir.
Je ferai ainsi le pari théorique que la pratique du temps dans les sociétés primitives peut être reconstruite à partir de ces fragments.
1. Le rythme du sacré
A l'aube des premiers groupes humains, le rythme de la nature s'impose aux hommes, le soleil borne les jours, les phases de la lune limitent une période stable ; le mouvement de l'un et de l'autre décrit dans l'espace un cycle de plus longue période qui scande l'ensemble des phases de l'activité agricole et pastorale. La première mesure du temps est donc certainement liée à la nécessité de prévoir l'apparition de la pluie et du soleil, pour suivre et contrôler le renouvellement des réserves alimentaires, pour organiser la continuité des moyens de survie de la communauté. Mais la nature n'a pas d'existence en soi ; elle n'est qu'une des manifestations de l'invisible qui entoure l'homme. Elle est donc une partie du sacré, et même le constitue. Les rythmes astronomiques s'inscrivent ainsi dans les exigences de l'invisible et en sont les manifestations majeures : c'est l'invisible qui accorde et retire pluie et soleil, jour et nuit, abondance et misère, en un dialogue incessant entre cosmologie et cosmogonie, astrologie et astronomie, météorologie et augure.