Introduction
Le notion d'Asie centrale ne s'impose pas avec évidence et les dictionnaires eux-mêmes hésitent dans leurs définitions. Selon l'acception la plus étroite, l'Asie centrale serait seulement ce que nous nommions jadis le Turkestan chinois et qui porte le nom officiel de Sin-kiang (Xinjiang) ou celui, ancien et restrictif, de Sérinde. Dans un sens plus large et plus satisfaisant, elle correspond à tout l'immense territoire qui s'étend de la Caspienne à la Chine historique des Han - bien qu'aujourd'hui, à la suite des Russes, on préfère nommer Asie moyenne l'ancien Turkestan occidental1. Nul ne sait exactement s'il faut ou non y englober le Tibet que l'on tendrait à considérer comme une entité indépendante ou que l'on rattacherait à un autre ensemble géographique, tout aussi imprécis, celui de la haute Asie. La haute Asie elle-même est constituée, pour ceux qui en traitent, par les monts et les hauts plateaux qui s'étendent entre la Sibérie, la Chine, l'Inde et le Turkestan russe, et inclut la zone dépressionnaire du vaste bassin du Tarim.
Il ne nous paraît pas possible de retirer l'une ou l'autre de ces régions de l'Asie centrale tant le destin de toutes est lié, tant les entreprises de leurs diverses populations ont directement intéressé les autres. Par sa position géographique septentrionale et orientale, le nord de la Mongolie semblerait pouvoir en être exclu. Mais le centre de gravité de l'immense système steppique qui occupe la quasi-totalité de l'Asie centrale a été pendant des siècles la région que les Turcs nomment l'Ötüken, c'est-à-dire le Grand Khinghaï et les rives des fleuves Kerülen, Orkhon et Selenga.
J'entends donc par Asie centrale la Mongolie et le sud de la Sibérie, l'essentiel de ce qui forme aujourd'hui le Kazakhstan et les quatre autres républiques de la CEI, Uzbekistan, Türkmenistan, Tadjikistan et Kirghizistan, le nord de l'Afghanistan et le Khorassan iranien lié à Hérat comme à Merv (Mary), le Tibet, le Sin-kiang (Xinjiang), le Kan-sou (Gansu).
J'aurais pu encore faire entrer dans mon sujet, en avançant de solides arguments, le Cachemire et, sinon le Pendjab dans son entier, du moins sa partie septentrionale comme la province nord-ouest du Pakistan : Peshawar a longtemps revendiqué d'être un carrefour des routes de l'Asie centrale. Les liens de la Sogdiane avec l'Inde qui découlent de l'antique unité indo-iranienne et de la culture gréco-bactrienne ne cesseront jamais : il est intéressant de constater qu'actuellement encore les formes musicales tadjik évoquent la musique indienne, ou que les Tadjik sont les plus sensibles à la production cinématographique de l'Inde.
Je prends l'histoire à sa source et en suis le cours jusqu'à nos jours, bien que cette avancée présente à mes yeux deux inconvénients majeurs : le premier, de rendre très vite caduques les dernières pages d'un ouvrage, ou du moins de les faire dater puisque les événements ne cessent pas d'arriver quand un auteur a fini d'écrire; le second, de ne pas permettre de porter un regard serein que seule la distance peut donner.
L'histoire contemporaine est en pleine accélération. Elle pose des problèmes d'une importance capitale, mais d'une telle complexité qu'ils mériteraient à eux seuls un ouvrage et relèvent surtout du politologue. Pour le reste, elle peut paraître fade si on la mesure à l'échelle des siècles écoulés. Le grand nomadisme qui fut une des gloires du passé est mort. Les cavaliers ont perdu, depuis l'invention des armes à feu, leur supériorité, et jamais ils ne la retrouveront. Jadis, un million d'entre eux pouvait bouleverser le monde et dominer cent millions de sédentaires. Juste revanche des choses ! Désormais, ils sont impuissants devant les hordes des cultivateurs à la recherche de terres et qui déferlent sur eux : les masses chinoises laminent ce qu'on nomme la Mongolie intérieure et le Sin-kiang. L'inaccessibilité des monts a cessé de protéger le Tibet. Ouïghours et Mongols « intérieurs » ne sont plus majoritaires chez eux. Le Kan-sou (Gansu) est déjà ethniquement presque tout à fait la Chine. Plus à l'ouest, la ruine de l'URSS provoque une situation économique catastrophique et l'irrigation intensive commence à entraîner un désastre écologique de première grandeur avec l'assèchement partiel de la mer d'Aral. Mais, ici, les nationalités sont assez puissantes pour s'affirmer, et la richesse suffisante pour faire espérer un avenir meilleur. Enfin, on parle très sérieusement de ranimer la Route de la Soie en établissant une intense liaison ferroviaire et, au moyen d'oléoducs, de la doubler par une route du pétrole et du gaz.