INTRODUCTION
La puissance pauvre
Il était une fois à Moscou un brillant professeur d'histoire nommé Vassili Ossipovitch Klioutchevski. Les choses qu'il racontait à ses étudiants sur leur pays et son passé leur semblaient souvent exaltantes. Mais celle qu'il aimait à leur redire entre toutes était grave : la Russie souffrait d'« une relation anormale entre la politique extérieure de l'État et le progrès intérieur du peuple ».
A l'époque (il y a environ un siècle), l'idée que l'empire n'avait pas les moyens de sa puissance était déjà loin d'être neuve. L'intelligentsia russe la ressassait en prose et même en vers. Quant aux habitués des salons et chancelleries d'Europe, ils avaient appris à parler de la Russie comme d'un « colosse aux pieds d'argile» dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. Diderot avait caressé l'image, le comte de Ségur s'y était appesanti. Bien plus tard, face à l'URSS brejnévienne, on en a changé les paroles — « une Haute-Volta avec des fusées »—, mais pas le sens. Là-dessus, les « faucons » de l'administration américaine ont averti les « colombes » rivales que la menace soviétique n'était pas un sujet de plaisanterie. Et deux siècles avant eux, Heinrich, le frère de Frédéric II de Prusse, grognait déjà qu'on ferait bien mieux de prendre garde à la force du colosse, plutôt qu'à l'état de ses pieds. Bref, on s'est pas mal disputé en Occident pour savoir si la Russie était plus redoutable que misérable, ou l'inverse. Cela dit, personne n'a contesté sérieusement l'« anomalie » chère à Klioutchevski. Or elle représente un formidable paradoxe, surtout lorsqu'on songe à sa permanence. Comment peut-on imaginer une superpuissance sous-développée, et qui dure ?
Aussitôt la question posée, on voudrait tout comprendre ; et, pour cela, trouver les origines de la double constance russe dans l'expansion et dans l'indigence. Or les explorateurs de l'histoire qui se sont risqués sur ce terrain ont dû remonter si loin dans le temps qu'ils n'ont finalement rien rapporté de très utile. Pour la plupart d'entre eux, le grand responsable serait « le joug tatar » que la Russie a porté pendant deux siècles après son invasion, en 1240, par les Mongols. De là viendrait l'arriération économique, causée par une si longue rupture avec la civilisation occidentale. De là serait également née la soif conquérante des tsars, en quête de glacis protecteurs toujours plus vastes. L'explication a au moins le mérite de ne pas mettre l'esprit de conquête sur le dos du peuple russe, lui dont l'un des vieux proverbes disait à peu près : « Merveille ailleurs, ici misère, mais bien de chez nous ». Cela dit, la « thèse tatare » revient à considérer le paradoxe russe comme une donnée. Ou, pour parler à la manière de l'intelligentsia, comme une des fatalités composant le Destin national.
Aussi s'est-on plutôt demandé dans ce livre — ce sera en somme son intrigue — comment les souverains de la Russie ont pu gérer le paradoxe, une fois celui-ci installé. En étalant des prétentions internationales très excessives par rapport à l'état de leur intendance, ils risquaient soit la défaite (la baudruche crève), soit la révolution (la marmite éclate), soit les deux en même temps. De fait, de telles catastrophes se sont produites. Et elles ont prouvé au passage que la Russie n'était pas vraiment immunisée contre son « anomalie » par l'immensité de ses richesses naturelles et par la légendaire endurance de son peuple. La plupart du temps, néanmoins, les dirigeants sont quand même parvenus à maintenir une tension apparemment supportable entre le périmètre de leur empire et son noyau réel, entre le corps et le cœur de la Russie.
Comment ? Klioutchevski avait une théorie : l'importation. C'est l'achat du savoir-faire étranger ainsi que l'emprunt des capitaux nécessaires qui auraient permis au pays de joindre les deux bouts, autrement trop distants, des plus grands efforts de son peuple et des moindres ambitions de ses dirigeants. Aussi loin qu'on puisse observer le développement russe, on voit effectivement qu'il a été tributaire du capital occidental. Pourtant, aucune puissance ne peut durablement vivre aux crochets de ses rivales. Même (surtout) en refusant de temps à autre de payer ses dettes. Aussi est-ce avant tout sur la mobilisation de forces internes à la Russie qu'il nous faudra enquêter.