Introduction
Que vient faire Kant avec l'ornithorynque? Rien. Comme nous le verrons, ils n'ont rien à faire ensemble, rien n'aurait pu les réunir et rien, d'ailleurs, ne les a réunis, pas même une date. Voilà qui suffirait à justifier le titre et son incohérence qui sonnerait comme un hommage à la très ancienne encyclopédie chinoise de Borges.
De quoi parle ce livre? De l'ornithorynque, mais aussi de chats, de chiens, de souris et de chevaux, mais également de chaises, d'assiettes, d'arbres, de montagnes et d'autres choses encore que nous voyons tous les jours, et des raisons pour lesquelles nous distinguons un éléphant d'un tatou (et même des raisons pour lesquelles, d'habitude, nous ne prenons pas notre femme pour un chapeau). Il s'agit d'un problème philosophique formidable qui a obsédé la pensée humaine depuis Platon jusqu'aux cognitivistes contemporains et que Kant, comme nous le verrons, n'a pas su résoudre à son tour, ni même poser de façon satisfaisante.
Les essais que réunit ce livre (dont la rédaction s'étend sur douze mois et qui reprennent des thèmes que j'ai pu traiter - en partie sous une forme inédite - durant ces dernières années) naissent donc d'un ensemble de préoccupations théoriques liées entre elles. Ces essais renvoient l'un à l'autre, mais ne doivent pas être lus comme des « chapitres » d'une œuvre qui aurait des prétentions à la systématicité. Les différents paragraphes ont été numérotés et sous-numérotés pour permettre des renvois rapides d'un écrit à l'autre. Mais cet artifice ne doit pas suggérer une architectonique sous-jacente. Si je dis de nombreuses choses dans ces pages, bien plus nombreuses encore sont celles que je ne dis pas, et ceci parce que je n'ai tout simplement pas d'idées précises à leur sujet. Je voudrais même reprendre à mon propre compte et comme une devise cette formule de Boscoe Pertwee, un auteur du XVIIIe siècle (qui m'est inconnu), que j'ai trouvée chez Richard Gregory (1981 : 558) : « Autrefois j'étais indécis, mais à présent je n'en suis plus aussi sûr. »
Ecrits donc sous le signe de l'indécision et de nombre de perplexités, ces essais sont nés du sentiment de ne pas avoir honoré certaines lettres de change signées lorsque, en 1975, j'avais publié le Trattato di semiotica generale1 (qui était déjà une reprise et un développement d'une série de recherches commencées au cours de la seconde moitié des années 60). Les comptes restés en souffrance concernaient le problème de la référence, de l'iconisme, de la vérité, de la perception et de ce que je nommais alors le « seuil inférieur » de la sémiotique. Au cours de ces vingt-deux années, nombreux ont été ceux qui m'ont posé des questions pressantes, oralement ou par écrit, et plus nombreux encore ceux qui me demandaient si et quand j'allais écrire une réactualisation du Trattato. Ces essais ont aussi été écrits pour expliquer, sans doute plus à moi-même qu'à quiconque, pourquoi je ne l'ai pas fait.
Il y a deux raisons fondamentales à cela. La première est que, si au cours des années 60 on pouvait penser rassembler les membres épars des nombreuses recherches sémiotiques pour essayer d'en constituer une summa, leur champ s'est tellement élargi aujourd'hui (venant se mélanger à celui des différentes sciences cognitives) que toute systématisation nouvelle se révélerait prématurée. Nous nous trouvons face à une galaxie en pleine expansion, et non plus devant un système planétaire dont on pourrait fournir les équations fondamentales. Ce qui me semble être un signe de succès et de santé : l'interrogation sur la sémiose est devenue centrale dans de très nombreuses disciplines, et également chez ceux qui ne pensaient pas faire de la sémiotique, ne s'y connaissaient pas ou s'y refusaient tout simplement. Ceci était déjà vrai à l'époque du Trattato (pour donner un exemple, ce n'est pas parce qu'ils avaient lu des livres de sémiotique que les biologistes se mirent à parler de « code » génétique). Or, le phénomène s'est étendu au point qu'il faudrait à présent conseiller à quiconque suit une stratégie de l'attention, et pour sélectifs que soient ses critères théoriques, de pratiquer une sorte de tolérance œcuménique, au sens même où le missionnaire qui a les idées larges décide que même l'infidèle, quel que soit l'idole ou le principe supérieur qu'il adore, est naturaliter chrétien et sera donc sauvé.
Cependant, aussi tolérant que l'on soit des opinions d'autrui, chacun de nous doit exprimer ses opinions personnelles, ne serait-ce que sur les questions fondamentales. Ainsi donc, j'expose mes idées les plus récentes sur certains points que le Trattato avait laissés en suspens.
En effet (et nous en venons à la seconde raison), dans la première partie du Trattato, je partais d'un problème : s'il existe, en termes perctens, un Objet Dynamique, nous ne le connaissons qu'à travers un Objet Immédiat. En manipulant des signes, nous nous référons à l'Objet Dynamique comme terminus ad quem de la sémiose. Dans la seconde partie, consacrée aux modes de production des signes, je présumais par contre (même si je ne le disais pas en toutes lettres) que si nous parlons (ou émettons des signes, quels qu'ils soient), c'est parce que Quelque Chose nous pousse à parler : le problème de l'Objet Dynamique comme terminus a quo pouvait alors se présenter.
Le fait d'avoir commencé par le problème de l'Objet Dynamique comme terminus ad quem a déterminé mes intérêts successifs, le suivi du mouvement de la sémiose comme une séquence d'interprétants - les interprétants étant un produit collectif, public et observable - qui se fixent au cours des processus culturels, sans qu'il soit pour autant nécessaire de présumer une conscience qui les accueille, les utilise et les développe. De là est venu ce que j'ai écrit sur le problème du signifié, du texte et de l'intertextualité, de la narrativité, des possibilités et des limites de l'interprétation. Mais c'est précisément le problème des limites de l'interprétation qui m'a conduit à me demander si ces limites sont seulement culturelles, textuelles, ou si elles vont nicher plus en profondeur. Ceci explique alors pourquoi le premier de ces essais traite de l'Etre. Il ne s'agit pas d'un délire d'omnipotence, mais d'un devoir professionnel. Comme nous pourrons le constater, je ne parle de l'Etre que parce qu'il me semble que ce qui est pose des limites à notre liberté de parole.
Lorsque l'on présume un sujet qui cherche à comprendre ce dont il fait l'expérience (et l'Objet, la Chose en Soi, devient le terminus a quo), et avant même que ne se forme la chaîne des interprétants, un processus d'interprétation du monde entre en jeu. Ce processus, spécialement dans le cas d'objets inédits et inconnus (comme l'ornithorynque à la fin du XVIIIe siècle), assume une forme « aurorale », faite de tentatives et de rejets, mais il est déjà une sémiose en acte et cette sémiose va remettre en question les systèmes culturels préétablis.
Ainsi, chaque fois que j'ai pensé reprendre en main le Trattato, je me suis demandé si je ne devais pas le restructurer en commençant par la deuxième partie. Les raisons pour lesquelles je me le demandais devraient être évidentes à la lecture des essais qui suivent. Le fait qu'ils se présentent comme des essais, précisément, comme des explorations vagabondes à partir de différents points de vue, témoigne de la façon dont - poussé par le désir d'opérer un renversement systématique - j'ai perçu mon incapacité à lui offrir une nouvelle architectonique (et sans doute personne ne peut le faire à lui seul). Ainsi ai-je décidé, par mesure de prudence, de passer de l'architecture des jardins au jardinage, et, au lieu de dessiner Versailles, je me suis limité à défricher quelques plates-bandes que des sentiers de terre battue reliaient à peine - dans l'idée qu'un parc romantique à l'anglaise s'étendait encore tout autour.
Ainsi, j'ai choisi (plutôt que de polémiquer avec mille autres) de polémiquer avec moi-même, et donc avec différentes choses que j'avais écrites auparavant, en me corrigeant lorsque cela me semblait juste, sans du reste me renier in toto, car les idées ne changent jamais en totalité et jamais d'un jour à l'autre. Si je devais définir le noyau de problèmes que j'ai essayé de circonscrire, je parlerais de linéaments d'une sémantique cognitive (qui n'a certainement pas grand-chose à voir avec la sémantique véri-fonctionnelle ou la sémantique structurale-lexicale, bien qu'elle y puise différents thèmes et motifs) se fondant sur une notion contractuelle aussi bien de nos schémas cognitifs que du signifié et de la référence - positions cohérentes avec mes tentatives précédentes d'élaborer une théorie du contenu dans laquelle la sémantique et la pragmatique viendraient se fondre. Ce faisant, je cherche à modérer une vision éminemment « culturelle » des processus sémiosiques en fonction du fait que, quel que soit le poids de nos systèmes culturels, il y a quelque chose dans le continuum de l'expérience qui pose des limites à notre interprétation. Ainsi, si je n'avais pas peur d'employer une formule un peu grossière, je dirais que la controverse entre réalisme interne et réalisme externe tendrait ici à s'articuler autour d'une notion de réalisme contractuel.
 

Il me faut ouvrir une parenthèse à ce propos. En 1984, j'ai participé à l'ouvrage collectif Il pensiero debole2, dirigé par Gianni Vattimo et Pier Aldo Rovatti (Milan, Feltrinelli). Ce recueil se voulait, dans l'esprit de ses initiateurs, un exercice de confrontation entre des auteurs de différentes origines autour de cette proposition de « pensiero debole », de « pensée faible », dont le copyright appartenait depuis longtemps déjà à Vattimo. Sans doute la proportion de « débolistes forts » (ligne herméneutique Nietzsche-Heidegger) et de « débolistes faibles » (pensée de la conjecture et du faillibilisme) s'était finalement avérée inégale, mais certains lecteurs attentifs (tel Cesare Cases dans l'Espresso du 5 février 1984) s'étaient rendu compte que j'apparaissais dans ce contexte plutôt du côté des Encyclopédistes que du côté de Heidegger. Peu importe : les médias ont pris cet ouvrage pour un manifeste, et je me suis même vu enrôlé (par certains pamphlétaires populaires) parmi les « débolistes » tout court.
Il me semble que mes positions à ce sujet, et en particulier dans le premier essai de ce livre, sont réaffirmées et clarifiées. Elles se montrent également à travers certaines de mes critiques. Autre chose est de dire que nous ne pouvons pas tout comprendre (une fois pour toutes), autre chose de dire de l'Etre qu'il est parti en vacances (même si je pense qu'aucun « déboliste » n'en est arrivé là). Ce qu'il convient de faire en définitive, ne serait-ce que dans une introduction imprimée en italique, c'est de mettre en garde contre les simplifications des médias.
 
Le lecteur se rendra compte, à partir du deuxième essai de ce livre et au fil de ma progression, que ces discussions théoriques sont illustrées par de nombreuses « histoires ». Certains savent sans doute que mon désir de raconter des histoires a pu être satisfait ailleurs. Mon choix pour la « fabulation », dans ce livre, ne répond donc pas à un besoin de réaliser une vocation réprimée (ce qui est la tentation même de nombre de penseurs contemporains qui veulent remplacer le discours philosophique par des pages de belle littérature). On pourrait dire que la raison de ce choix est profondément philosophique : si le temps des « grands récits » est passé, comme on le dit, il sera utile de procéder au moyen de paraboles qui font voir quelque chose dans une modalité textuelle - comme l'aurait dit Lotman et comme nous invite à le faire Bruner - et sans chercher à en tirer des grammaires.
Mais il y a une autre raison. En adoptant une attitude interrogative sur la façon dont nous percevons (mais aussi nommons) les chats, les souris ou les éléphants, il m'a semblé utile non pas tant de prendre en considération, à la façon de la philosophie analytique, des expressions comme « il y a un chat sur le tapis » ou d'aller voir ce que font nos neurones lorsque nous voyons un chat sur le tapis (sans parler de ce que font les neurones du chat lorsqu'il nous voit assis sur le tapis - je cherche en effet à éviter, comme je l'expliquerai, de mettre le nez dans les boîtes noires, et laisse ce métier difficile à ceux qui savent le faire), que de remettre en scène un personnage souvent négligé, à savoir le sens commun. Et il n'y a rien de mieux, pour comprendre comment fonctionne le sens commun, que d'imaginer des « histoires » dans lesquelles les gens se comportent selon le sens commun. On découvre ainsi que la normalité est narrativement surprenante.
Mais la présence de tous ces chats, ces chiens et ces souris dans mes propos m'a peut-être reconduit à la fonction cognitive des bestiaires moralisés et des fables. En essayant du moins de mettre à jour le bestiaire, j'ai introduit l'ornithorynque comme héros de mon livre. Je remercie Stephen Jay Gould et Giorgio Celli (ainsi que Gianni Piccini via Internet) de m'avoir sympathiquement aidé dans ma traque à cet animal impondérable (que j'avais d'ailleurs pu rencontrer en personne). Il m'a accompagné pas à pas, même là où je ne le cite pas, et j'ai pris soin de lui fournir des lettres de créance philosophiques en lui trouvant d'emblée une parenté avec la licorne qui, tout comme les célibataires, ne peut jamais être absente d'une réflexion sur le langage.
Redevable comme je le suis à Borges de m'avoir fourni tant de motifs qui ont alimenté le cours de mes activités précédentes, je me consolais du fait qu'il avait parlé de tout sauf de l'ornithorynque, et je me plaisais ainsi à l'idée de m'être mis à l'abri de l'angoisse de l'influence. Tandis que je m'apprêtais à mettre ces essais sous presse, Stefano Bartezzaghi m'a signalé que Borges, verbalement au moins, dans un dialogue avec Domenico Porzio à qui il expliquait (sans doute) pourquoi il n'était jamais allé en Australie, a parlé de l'ornithorynque : « Après le kangourou et l'ornithorynque, qui est un animal horrible, fait de morceaux pris sur d'autres animaux, il y a aussi le chameau3. » Je m'étais déjà occupé du chameau en travaillant sur les classifications aristotéliciennes. J'explique dans ce livre pourquoi l'ornithorynque n'est pas horrible, mais assez prodigieux et providentiel pour mettre à l'épreuve une théorie de la connaissance. Et j'insinue à ce propos, compte tenu de son apparition très ancienne dans le développement des espèces, que l'ornithorynque n'est pas fait avec des morceaux pris sur d'autres animaux, mais que ce sont les autres animaux qui sont faits avec ses morceaux à lui.
Je parle de chats et d'ornithorynques, mais aussi de Kant - sans quoi le titre serait injustifiable. Qui plus est, je parle précisément de chats parce que Kant avait mis sur le tapis les concepts empiriques (et s'il n'a pas parlé de chats, il a quand même parlé de chiens), des concepts dont il ne sut alors s'arranger. Je suis parti de Kant pour honorer une autre lettre de change signée avec moi-même, depuis mes années universitaires, dans laquelle j'ai commencé à multiplier les observations sur ce concept « dévastateur » (comme l'annonçait Peirce) qu'est le concept de schème. Aujourd'hui, le problème du schématisme s'offre de nouveau à nous dans le vif du débat sur les processus cognitifs. Mais un grand nombre de ces recherches souffrent d'une assise historique insuffisante. On parle, par exemple, de néo-constructivisme. Or, si certains font explicitement référence à Kant, nombreux sont ceux qui font du néo-kantisme sans le savoir. Je me souviens toujours de ce livre américain, du reste admirable (restons silencieux sur le fautif occasionnel pour nous arrêter sur la faute), où l'on pouvait lire, à un certain moment, une note qui disait à peu près : « Il semble sur ce point que Kant ait dit des choses analogues (cf. Brown 1988). »
S'il semble que Kant ait dit des choses analogues, la tâche d'un discours philosophique est de voir d'où Kant était parti et dans quels nœuds problématiques il s'était débattu, afin que sa façon d'en découdre puisse nous apprendre quelque chose à nous aussi. Sans le savoir, nous pourrions être les fils de ses erreurs (ainsi que de ses vérités) et le fait de le savoir pourrait nous éviter de commettre des erreurs analogues ou de croire avoir découvert hier ce qu'il avait déjà suggéré il y a deux cents ans. Pour le dire de façon plus légère, Kant ne savait rien au sujet de l'ornithorynque, et c'est dommage; mais l'ornithorynque, lui, s'il veut résoudre sa crise d'identité, devrait savoir quelque chose de Kant.
 
Je n'essaie pas de dresser une liste exhaustive de remerciements : elle prendrait aussitôt la forme d'un name dropping, à commencer par le nom de Parménide. Les références bibliographiques que l'on trouve à la fin de ce livre ne constituent pas une bibliographie, elles ne sont qu'un tour d'adresse autorisé, pour ne pas être soupçonné de passer sous silence les noms des personnes chez qui j'ai directement pris une citation. Un grand nombre de noms importants sont absents, des noms d'auteurs à qui je dois beaucoup, mais que je n'ai pas cités directement.
Je remercie l'Italian Academy for Advanced Studies de Columbia University, qui m'a donné loisir de me consacrer durant deux mois à une première ébauche des essais 3, 4 et 5.
Pour le reste, j'ai été encouragé, sur ces thèmes et durant ces dernières années, par les personnes qui travaillent à mes côtés (et qui m'ont introjecté le principe - ô combien salubre - selon lequel il faut parler des amis à voix ouverte, puisque les chinoiseries sont réservées aux adversaires). Mes dettes à cet égard, accumulées au cours de nombreuses rencontres, sont infinies. On s'apercevra que j'ai cité quelques travaux d'étudiants, de laurea et de dottorato4, discutés (je ne parle pas de la soutenance mais des nombreuses discussions in itinere) au cours de ces dernières années, mais il y a encore bien des noms que je n'ai pas eu l'occasion de citer, parmi tous ceux avec qui j'ai débattu durant les dernières années des workshops du Center of Semiotic and Cognitive Studies de l'Université de San Marino et durant les innombrables séminaires de Bologne.
Je ne peux cependant passer sous silence les différents points de vue, mises au point et imputations des collaborateurs à l'ouvrage collectif intitulé Semiotica Storia Interpretazione. Saggi intorno a Umberto Eco (Milan, Bompiani, 1992)5. Enfin, peut-être, la décision de mettre la main à ces essais en réunissant et réélaborant les différents brouillons m'est venue des discussions, diagnostics et pronostics (encore réservés) qui me furent offerts par les participants à la Décade de Cerisy-la-Salle durant l'été 1996. Sur le moment, il sera apparu à ceux qui étaient présents que j'ai apprécié par-dessus tout les soirées musicales que de généreuses doses de calvados venaient égayer encore, mais je n'ai rien perdu de ce qui a été dit6.
Merci à tous ceux-là (et spécialement aux plus jeunes) pour m'avoir sorti de certains de mes sommeils dogmatiques - si ce n'est comme Hume, au moins comme le vieux Lampe.
1. La première version en anglais (A Theory of Semiotics) a été publiée par l'Indiana University Press en 1976. A la suite d'une histoire assez curieuse, ce livre a été accueilli par deux maisons d'édition, l'une belge et l'autre française, donnant lieu à deux traductions qui n'ont jamais été publiées. Ce n'est qu'en 1992 qu'une partie du Trattato a vu le jour sous le titre de La production des signes, Paris, Livre de Poche, 1992.
2. Il n'existe pas de traduction française de cet ouvrage. On pourra se reporter au bref livre d'Anne Staquet, La pensée faible de Vattimo et Rovatti (Paris, Ed. L'Harmattan, 1997) ainsi qu'aux ouvrages de Vattimo traduits en français et à leurs préfaces; cf. également Magazine littéraire, n° 279 (1990), n° 237 (1987) [N.d.t.].
3. Domenico Porzio, « Introduzione » à J.L. Borges, in Tutte le opere, vol. 2, Milan, Mondadori, 1985, xv-xvi.
4. L'équivalent italien de la « maîtrise » ou du « D.E.A. » et du « doctorat » [N.d.t.].
5. Par ordre d'apparition, Giovanni Manetti, Costantino Marmo, Giulio Blasi, Roberto Pellerey, Ugo Volli, Giampaolo Proni, Patrizia Violi, Giovanna Cosenza, Alessandro Zinna, Francesco Marsciani, Marco Santambrogio, Bruno Bassi, Paolo Fabbri, Marina Mizzau, Andrea Bernardelli, Massimo Bonfantini, Isabella Pezzini, Maria Pia Pozzato, Patrizia Magli, Claudia Miranda, Sandra Cavicchioli, Roberto Grandi, Mauro Wolf, Lucrecia Escudero, Daniele Barbieri, Luca Marconi, Marco De Marinis, Omar Calabrese, Giuseppina Bonerba, Simona Bulgari.
6. Par ordre alphabétique (sauf pour les deux organisateurs, Jean Petitot et Paolo Fabbri), Per-Aage Brandt, Michael Caesar, Mario Fusco, Enzo Golino, Moshe Idel, Burkhart Kroeber, Alexandre Laumonier, Jacques Le Goff, Helena Lozano Miralles, Patrizia Magli, Giovanni Manetti, Gianfranco Marrone, Ulla Musarra-Schroeder, Winfried Nöth, Pierre Ouellet, Maurice Olender, Hermann Parret, Isabella Pezzini, Roberto Pellerey, Maria Pia Pozzato, Marco Santambrogio, Thomas Stauder, Emilio Tadini, Patrizia Violi, Tadaiko Wada, Alessandro Zinna, Ivailo Znepolski. Quant aux contributions critiques, je me dois de citer d'autres réflexions, même si elles ne sont pas immédiatement en relation avec les thèmes discutés dans ce livre, qui me sont parvenues tandis que je donnais les dernières retouches au présent livre : Rocco Capozzi, ed., Eco. An Anthology (Bloomington, Indiana U.P., 1997); Norma Bouchard et Veronica Pravadelli, eds., The Politics of Culture and the Ambiguities of Interpretation : Eco's Alternative (New York, Peter Lang Publishers, 1998) ; Thomas Stauder, éd., « Staunen über das Sein ». Internationale Beiträge zu Umberto Ecos « Insel des vorigen Tages » (Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997).
1.
Sur l' être
L'histoire des recherches sur la signification est peuplée d'hommes (qui sont des animaux rationnels et mortels), de célibataires (qui sont des mâles adultes non mariés) et également de tigres (mais on ne sait pas bien s'il faut les définir comme des mammifères félins ou comme de gros chats à pelage jaune rayé noir). Les analyses de prépositions et d'adverbes (que signifie à côté de, depuis, quand?) sont fort rares (mais celles qui existent sont importantes) ; quelques analyses de passions (qu'on pense à la colère greimassienne) sont excellentes; les analyses de verbes tels qu'aller, nettoyer, louer ou tuer sont assez fréquentes. En revanche, il ne s'est pas avéré qu'une étude de sémantique ait offert une analyse satisfaisante du verbe être, de ce verbe que nous utilisons pourtant au quotidien, sous toutes ses formes et avec une certaine fréquence.
Pascal s'en était très bien rendu compte : « On ne peut entreprendre de définir l'être sans tomber dans cette absurdité : car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c'est, soit qu'on l'exprime ou qu'on le sous-entende. Donc pour définir l'être, il faudrait dire c'est, et ainsi employer le mot défini dans sa définition1. » Ce qui ne revient pas à affirmer, avec Gorgias, qu'on ne peut rien dire de l'être : on en parle énormément, et même trop. Mais ce mot magique, s'il nous sert à définir presque tout, n'est quant à lui défini par rien. On parlerait, en sémantique, d'un primitif, le plus primitif d'entre tous.
Lorsque Aristote (Métaphysique IV,1,1) affirme qu'il y a une science qui s'occupe de l'être en tant qu'être, il emploie pour cela le participe présent, ón. Certains traduisent par étant, d'autres par être. Ce tò ón peut être entendu comme ce qui est, comme l'être existant2, il est enfin ce que la Scolastique appelait l'ens, dont les entia, les choses qui sont, constituent le pluriel. Mais si Aristote avait uniquement pensé aux choses du monde réel qui nous entoure, il n'aurait pas parlé d'une science spéciale : les étants sont étudiés selon les différents secteurs de la réalité, celui de la zoologie, celui de la physique et celui de la politique également. Aristote dit tò ón hē ón, l'étant en tant que tel. Mais lorsque l'on parle d'un étant (que ce soit une panthère ou une pyramide) en tant qu'étant (et non en tant que panthère ou pyramide), le tò ón devient soudainement ce qui est commun à tous les étants, et ce qui est commun à tous les étants, c'est le fait qu'ils soient, le fait d'être. En ce sens, comme le disait Peirce3, l'être (Being) est l'abstraction qui appartient à tous les objets exprimés par des termes concrets : il possède une extension illimitée et une intension (ou compréhension) nulle. Ce qui revient à dire qu'il renvoie à tout mais ne signifie rien. Et l'on comprend alors clairement pourquoi le participe présent, que les Grecs employaient couramment comme un substantif, se développe peu à peu dans le langage philosophique sous la forme d'un infinitif, si ce n'est en grec, à coup sûr dans l'esse scolastique. Mais l'ambiguïté se trouve déjà chez Parménide, qui parle de t'éòn et affirme ensuite que esti gàr eînaï (DK 6). Il semble bien difficile de comprendre un infinitif (être) qui devient sujet d'un « est » autrement que comme un substantif. L'être comme objet d'une science est, chez Aristote, tò ón, mais l'essence est tò tí ēn eînaï (Mét. IV, 1028b 33-36), c'est-à-dire ce que l'être était, mais au sens de ce que l'être est de façon stable (ce qui sera traduit par la suite : quod quid erat esse).
On ne peut pourtant nier qu'être soit aussi un verbe, qui exprime non seulement l'acte d'être quelque chose (lorsque nous disons qu'un chat est un félin) mais aussi l'activité (lorsque nous disons qu'il est merveilleux d'être en bonne santé, ou d'être en voyage), au point que souvent (lorsque nous disons notre bonheur d'être au monde) le verbe être est employé comme synonyme d'exister, même si l'équation autorise de nombreuses réserves, puisque originairement ex-sistere signifie « sortir de », « se manifester » et donc « venir à l'être »4.
Nous avons donc (i) un substantif, l'étant, (ii) un autre substantif, l'être, et (iii) un verbe, être. L'embarras est tel que les diverses langues en répondent de diverses façons. L'italien et l'allemand ont un terme pour (i), ente et Seiende, mais un seul terme aussi bien pour (ii) que pour (iii), essere et Sein. C'est sur cette distinction que Heidegger fonde la différence entre ontique et ontologique. Mais comment s'en sortir avec l'anglais qui possède également deux termes, mais dont le premier, to be, ne recouvre que l'acception (iii) et le second, Being, recouvre aussi bien la (i) que la (ii)5? Le français possède un seul terme, être. Il est vrai qu'à partir du XVIIe siècle apparaît le néologisme philosophique étant6, comme le note Gilson qui (dans la première édition de L'être et l'essence) a du mal à l'accepter, mais auquel il s'accordera dans les rééditions de son ouvrage. Le latin scolastique avait adopté ens pour (i), mais il jouait avec désinvolture sur (ii), employant parfois ens et parfois esse7.
Par ailleurs, ne serait-ce qu'au sujet de l'étant, nous savons qu'il y a des étants matériels (des entités empiriques, si l'on veut) et des étants de raison (des entités théoriques, dont font partie, par exemple, les lois mathématiques) ; Peirce proposait de réhabiliter le terme ens (ou entity) dans le sens originaire de tout ce dont on peut parler8. Et voilà que l'étant équivaut alors à l'être, en tant que totalité qui comprend non seulement ce qui nous entoure physiquement, mais également ce qui se tient derrière, ou dedans, ou autour, ou avant, ou après, et le fonde ou le justifie.
Mais si nous sommes en train de parler de tout ce dont on peut parler, il faut également y inclure le possible. Non pas seulement ou non pas tant au sens où l'on soutiendrait que les mondes possibles existent aussi réellement quelque part (Lewis 1973), mais au moins au sens de Wolff (Philosophia prima sive ontologia methodo scientifico pertractata, 134), pour qui une ontologie considère l'étant quatenus ens est, indépendamment de toute question d'existence. Par conséquent quod possibile est, ens est. Alors, non seulement les futuribles mais également les événements passés appartiendraient à la sphère de l'être : ce qui est l'est dans toutes les conjugaisons et les temps du verbe être.
La temporalité (aussi bien du Dasein que des galaxies) s'est introduite ici dans l'être et il n'est pas nécessaire d'être parménidien à tout prix : si l'Etre (avec une majuscule) est tout ce dont on peut dire quelque chose, pourquoi le devenir n'en ferait-il pas partie? Le devenir apparaît comme un défaut dans la vision de l'être comme Sphère compacte et immuable. Cependant, nous ne savons pas, arrivé à ce stade, si l'être n'est pas, nous ne dirions pas changeant, mais tout au moins mouvant, métamorphique, métempsycotique, s'il ne se recycle pas compulsivement, bref, s'il n'est pas une sorte de bricoleur invétéré...
Reste que les langues que nous parlons sont ce qu'elles sont. Mais, si elles présentent de telles ambiguïtés ou de telles confusions dans l'emploi de ce primitif (ambiguïtés que la réflexion philosophique ne résout pas), ne faut-il pas que cet embarras exprime une condition fondamentale ?
Pour respecter cet embarras, nous utiliserons, dans les pages qui vont suivre, le terme être en son sens le plus large et le plus vide de préjugés. Mais quel sens peut bien avoir ce terme dont Peirce a déclaré qu'il était d'intension nulle? Il aura le sens que suggère la question tragique de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »
Voilà donc ce que nous entendrons par le mot être : Quelque Chose.
1.1. La sémiotique et le Quelque Chose
Pourquoi la sémiotique devrait-elle s'occuper de ce quelque chose? Parce que l'un de ses problèmes est (aussi et certainement) de dire si et comment nous utilisons des signes pour nous référer à quelque chose, et beaucoup de choses ont déjà été dites à ce sujet. Mais il me semble que la sémiotique ne peut pas éviter de se confronter à un autre problème : qu'est-ce que ce quelque chose qui nous pousse à produire des signes ?
Toute philosophie du langage se trouve non seulement face à un terminus ad quem mais également face à un terminus a quo. Elle doit non seulement se demander « à quoi nous référons-nous lorsque nous parlons et quel crédit lui accordons-nous ? » (problème certainement digne d'intérêt), mais encore : « Qu'est-ce qui nous fait parler? »
D'un point de vue phylogénétique, ce problème - que la modernité a occulté - était au fond celui des origines du langage, au moins à partir d'Epicure. Mais s'il peut être évité phylogénétiquement (en alléguant le manque de pièces archéologiques), on ne peut l'ignorer ontogénétiquement. Notre propre expérience quotidienne peut nous fournir des éléments, sans doute imprécis mais tangibles d'une certaine manière, pour répondre à la question : « Pourquoi ai-je été conduit à dire quelque chose ? »
La sémiotique structurelle ne s'est jamais posé le problème (à l'exception de Hjelmslev, comme nous le verrons) : les diverses langues sont considérées comme des systèmes déjà constitués (et analysables synchroniquement) à partir du moment où les usagers s'expriment, affirment, indiquent, demandent ou ordonnent. Le reste relève de la production de la parole. Mais ce qui motive la parole a une origine psychologique et non linguistique. La philosophie analytique s'est contentée de son concept de vérité (qui ne considère pas la façon dont les choses sont de fait mais ce qu'il faudrait conclure d'un énoncé entendu comme vrai). Elle n'a pas problématisé notre rapport prélinguistique aux choses. Pour le dire autrement, l'assertion « la neige est blanche » est vraie si la neige est blanche, mais c'est toujours à une théorie de la perception, ou à l'optique, que nous demandons comment nous percevons (et comment nous sommes certains) que la neige est blanche.
Peirce est sans doute le seul qui ait fait de ce problème la base même de sa théorie tout à la fois sémiotique, cognitive et métaphysique. Un Objet Dynamique nous pousse à produire un representamen ; celui-ci produit dans un quasi-esprit un Objet Immédiat qui peut à son tour être traduit en une série potentiellement infinie d'interprétants ; et nous retournons parfois à l'Objet Dynamique, à travers l'habitude (habit) qui s'est créée au cours du processus d'interprétation, pour en faire un quelque chose. A partir du moment où nous devons reparler de l'Objet Dynamique, auquel nous sommes revenus, nous nous retrouvons certainement dans la situation de départ, nous devons le renommer à travers un autre representamen. En un certain sens, l'Objet Dynamique reste toujours une chose-en-soi, toujours présente et jamais saisissable, si ce n'est précisément au moyen de la sémiose.
L'Objet Dynamique est pourtant cela même qui nous pousse à produire la sémiose. Nous produisons des signes parce que quelque chose exige d'être dit. Pour l'exprimer d'une façon bien peu philosophique mais relativement efficace, l'Objet Dynamique est Quelque-chose-qui-nous-tire-par-le-col9 et nous dit « parle ! » - ou « parle de moi ! », ou encore, « prends-moi en considération ! ».
Parmi les modalités de la production des signes, nous connaissons les signes indexicaux, ceci ou cela dans le langage verbal, un index tendu, une flèche dans le langage des gestes ou des images (cf. Eco 1975, 3.6; tr. fr. II). Mais il y a un phénomène que nous devons entendre comme présémiotique, ou protosémiotique (au sens où il constitue le signal qui amorce le processus sémiosique en l'instituant) et que nous appellerons indexicalité ou attentionnalité primaire (Peirce parlait d'attention, comme faculté d'orienter l'esprit vers un objet, d'être attentif à tel élément en faisant abstraction de tel autre10. Nous avons une indexicalité primaire lorsque, dans l'épaisse matière des sensations qui nous bombardent, nous sélectionnons d'un seul coup quelque chose que nous découpons sur ce fond général, en décidant que nous voulons en parler (lorsque, pour le dire autrement, parmi les sensations lumineuses, thermiques, tactiles et intéroceptives qui nous entourent, l'une d'entre elles attire notre attention ; alors seulement nous dirons qu'il fait froid, ou que ça nous fait mal au pied) ; nous avons une indexicalité primaire lorsque nous attirons l'attention de quelqu'un, non pas nécessairement pour lui parler mais simplement pour lui montrer quelque chose qui devra devenir un signe, un exemple, et nous le tirons par la manche, nous lui tournons-la-tête-vers...
Dans le plus élémentaire des rapports sémiosiques, la « traduction radicale » illustrée par Quine (1960 : 2), avant même de savoir quel nom l'indigène assigne au lapin qui passe (ou à n'importe quelle chose qu'il voit là où je vois et entends un lapin qui passe), avant même que je ne lui demande « qu'est-ce que ceci ? » - d'un geste interrogatif et flottant, d'une manière qui lui est peut-être incompréhensible, je pointe l'index sur l'événement spatio-temporel qui m'intéresse - pour faire en sorte qu'il me réponde par le célèbre et énigmatique gavagaï, il y a un moment où je fixe son attention sur cet événement spatio-temporel. Je pousserai un cri, je le saisirai par l'épaule, s'il est tourné de l'autre côté, je ferai quelque chose pour qu'il se rende compte de ce dont j'ai décidé de me rendre compte.
La fixation de mon attention ou de celle de l'autre sur quelque chose est la condition de toute sémiose à venir. Elle précède cette attention portée à quelque chose (une attention qui est déjà sémiosique, qui est déjà un effet de la pensée) par laquelle je décide que quelque chose est pertinent, curieux, intrigant, et doit être expliqué à travers une hypothèse. La fixation de l'attention a même lieu avant la curiosité, avant la perception de l'objet en tant qu'objet. C'est la décision encore aveugle par laquelle, dans le magma de l'expérience, j'individue quelque chose dont je dois rendre compte.
Que ce quelque chose, une fois une théorie de la connaissance élaborée, devienne un Objet Dynamique, un noumène, la matière encore brute d'une intuition que le catégoriel n'est pas encore venu mettre en lumière, cela ne vient qu'après. Quelque chose a lieu avant, ne serait-ce que mon attention éveillée, non pas éveillée, mais qui sommeille, qui guette, à moitié endormie. Ce n'est pas l'acte primaire de l'attention qui définit le quelque chose, c'est le quelque chose qui éveille l'attention. Même : l'attention qui guette fait déjà partie de ce quelque chose (elle en témoigne).
Voilà donc les raisons pour lesquelles la sémiotique ne peut pas ne pas réfléchir sur ce quelque chose que (pour nous joindre à ceux qui, durant des siècles, s'en sont souciés) nous choisissons d'appeler Etre.
1.2. Un problème contre nature
Il a été dit que le problème de l'être (au sens de la réponse à la question « qu'est-ce que l'être? ») est le moins naturel de tous les problèmes, celui que le sens commun ne se pose jamais (Aubenque 1962 : 13-14). « L'être comme tel est si peu mis en question que, en apparence, il n'" est " pas » (Heidegger 1929, §41). Au point que la tradition postérieure à Aristote ne se l'est pas posé, qu'elle l'a pour ainsi dire refoulé. Peut-être est-ce à cela que nous devons le fait désormais légendaire que le texte de la Métaphysique ait disparu pour ne réapparaître qu'au Ier siècle, avant J.-C. Par ailleurs, Aristote, et toute la tradition philosophique grecque avec lui, ne s'est jamais posé le problème que se serait en revanche posé Leibniz dans ses Principes de la nature et de la grâce : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? » - en ajoutant qu'au fond le rien serait plus simple et moins compliqué que quelque chose. En réalité, cette question exprime aussi les angoisses du non-philosophe qui trouve parfois bien difficile de penser Dieu dans son inconcevable éternité, ou encore l'éternité du monde, alors qu'il serait si facile et si rassurant que rien ne soit et n'ait jamais été, de telle sorte qu'il n'y aurait pas non plus d'esprit s'évertuant à se demander pourquoi il y a du rien plutôt que de l'être. Mais si l'on aspire au rien, il faut bien que cette aspiration soit déjà la reconnaissance que l'on est, quand bien même ce serait sous forme de défaut ou de chute, comme le suggère Valéry dans son Ebauche d'un serpent :
Soleil, soleil !... Faute éclatante !
Toi qui masques la mort, Soleil...
Par d'impénétrables délices,
Toi le plus fier de mes complices,
Et de mes pièges le plus haut,
Tu gardes les cœurs de connaître
Que l'univers n'est qu'un défaut
Dans la pureté du Non-être.
 
Soit dit en passant, si la condition normale était le rien et si nous n'en étions qu'une excroissance malaventureuse et transitoire, l'argument ontologique tomberait à son tour. Il ne servirait à rien d'argumenter que s'il est possible de penser id cujus nihil majus cogitari possit (et donc doté de toutes les perfections), et puisque à cet être devrait aussi appartenir cette perfection qu'est l'existence, alors, le fait même que Dieu soit pensable est la preuve de son existence. De toutes les réfutations de l'argument ontologique, la plus vigoureuse semble exprimée par la simple question : « Mais qui a jamais dit que l'existence était une perfection?» Une fois admis que la pureté absolue consiste dans le Non-être, la plus grande perfection de Dieu serait alors de ne pas exister. Le fait de le penser (ou de pouvoir le penser) comme existant serait l'effet de notre étroitesse d'esprit, capable en lui attribuant l'existence de salir ce qui a le droit suprême et la chance inimaginable de ne pas être. Et un débat entre Anselme et Cioran - et non entre Anselme et Gaunilon - aurait été bien intéressant.
 
Or, même si l'être était un défaut dans la pureté du non-être, nous serions entraînés dans ce défaut. Mieux vaut alors chercher à en parler. Revenons donc à la question fondamentale de la métaphysique : pourquoi y a-t-il quelque chose (que ce soit l'être en tant que tel ou la pluralité des étants dont on peut faire l'expérience et qui se laissent penser, et la totalité de cet immense défaut qui nous soustrait à la tranquillité divine du non-être) plutôt que rien? Cette question, je le répète, ne se trouve ni chez Aristote ni dans la tradition de l'aristotélisme scolastique. Pourquoi ? Parce que la question était éludée par une réponse implicite, une réponse que nous chercherons à donner.
1.3. Pourquoi y a-t-il de l'être ?
Pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que rien ? Parce que11.
Cette réponse est à prendre avec le plus grand sérieux, elle n'a rien d'un mot d'esprit. Le fait même que nous puissions nous poser la question (que nous ne pourrions pas nous poser s'il n'y avait rien, ni nous-mêmes qui la posons) signifie que la condition de tout questionnement est qu'il y ait de l'être. L'être n'est pas un problème de sens commun (ou, si l'on préfère, le sens commun ne le voit pas comme un problème) parce qu'il est la condition même du sens commun. Au début de son De Veritate (1.1) saint Thomas écrit : « Illud autem quod primum intellectus concipit quasi notissimum, et in quo omnes conceptiones resolvit, est ens. » Qu'il y ait quelque chose, c'est la première chose que notre intellect conçoit, comme la plus connue et la plus évidente. Tout le reste vient ensuite. Ce qui veut dire que nous ne pourrions penser si nous ne partions pas du principe (implicite) que nous sommes en train de penser quelque chose. L'être est l'horizon, ou le bain amniotique, dans lequel se meut naturellement notre pensée - même : puisque pour Thomas l'intellect préside à la première appréhension des choses, l'être est ce en quoi se meut notre premier effort (conatus) perceptif.
Il y aurait de l'être même si nous nous trouvions dans une situation berkeleyienne, si nous n'étions rien d'autre que l'écran sur lequel Dieu projette un monde qui n'existe pas de fait. Même dans ce cas, il y aurait notre acte, quand bien même il serait fallacieux, de percevoir ce qui n'est pas (ou qui n'est qu'en tant qu'il est perçu par nous), il y aurait ces sujets percevants que nous sommes (et, dans l'hypothèse berkeleyienne, un Dieu qui nous communique ce qui n'est pas). Il y aurait donc suffisamment d'être pour satisfaire le plus anxieux des ontologistes. Il y a toujours quelque chose, à partir du moment où quelqu'un est capable de se demander pourquoi il y a de l'être plutôt que rien.
Ceci doit immédiatement mettre en évidence le fait que le problème de l'être ne peut être réduit à celui de la réalité du monde. La possibilité que ce que nous appelons le Monde extérieur, ou l'Univers, soit ou ne soit pas, ou soit l'effet d'un malin génie, ne retire absolument rien à l'évidence première qu'il y a « quelque chose » quelque part (ne serait-ce qu'une res cogitans qui se rend compte de son cogitare).
Mais il n'est pas nécessaire d'attendre Descartes. Il existe une belle page d'Avicenne où celui-ci - après avoir dit à plusieurs reprises que l'étant est ce qui est conçu en premier, qu'il ne peut être commenté qu'à travers son nom parce qu'il est le principe premier de tout autre commentaire, que la raison le connaît sans pour cela devoir recourir à une définition, parce qu'il n'a pas de définition, genre et différence, et qu'il n'y a rien de mieux connu que lui - nous invite à une expérience imaginaire qui nous laisserait penser que l'expérimentation de certaines drogues orientales ne lui fut pas totalement étrangère : « Supposons que l'un de nous soit créé d'un coup et créé parfait. Mais ses yeux sont voilés et ne peuvent voir les choses extérieures. Il fut créé planant dans l'air, [ou plutôt] dans le vide afin que ne le heurtât pas la résistance de l'air qu'il pourrait sentir. Ses membres sont séparés, donc ne se rencontrent pas ni ne se touchent. Puis il réfléchit et se demande si sa propre existence est prouvée. Sans avoir aucun doute, il affirmerait qu'il existe; malgré cela il ne prouverait pas ses mains ni ses pieds, ni l'intime de ses entrailles, ni un cœur ni un cerveau, ni aucune chose extérieure, mais il affirmerait qu'il existe, sans établir qu'il a une longueur, une largeur, une profondeur... » (Philippe 1975 : 8-9.)
Il y a donc de l'être parce que nous pouvons nous poser la question sur l'être, et cet être est là avant tout questionnement, donc avant toute réponse et toute définition. L'objection moderne consiste alors à dire que la métaphysique occidentale - dans son obsession de l'être - naît à l'intérieur d'un discours fondé sur les structures syntaxiques de l'indo-européen, c'est-à-dire sur un langage qui prévoit, pour tous les jugements, la structure sujet-copule-prédicat (puisque - comme s'étaient aussi évertués à le proposer les constructeurs de langues parfaites du XVIIe siècle - même des énoncés tels que Dieu est ou le cheval galope peuvent toujours être résolus en Dieu est existant et le cheval est galopant). Mais l'expérience de l'être est implicite dans le premier cri que pousse le nouveau-né à peine sorti du ventre de sa mère, pour saluer ou pour rendre compte de quelque chose qui se présente à lui comme horizon, et dans son geste même de tendre pour la première fois ses lèvres vers le sein maternel. C'est ce même phénomène d'indexicalité primaire qui nous montre tendu vers quelque chose (et il est sans importance que ce quelque chose existe réellement ou que nous le posions dans notre acte de protension ; il est même sans importance, à la limite, que ce soit nous qui nous tendions en avant, puisqu'un acte de protension aurait lieu dans tous les cas).
L'être est id quod primum intellectus concipit quasi notissimum, comme si nous nous étions toujours trouvés dans cet horizon, et peut-être le foetus ressent-il déjà de l'être dans sa vie utérine. Obscurément, il le sent quasi notissimum, presque comme la chose la plus connue (ou, tout simplement, comme la seule chose connue).
Il n'y a pas lieu de se demander pourquoi l'être est. L'être est une évidence lumineuse. Ce qui ne veut pas dire que cette lumière ne puisse se faire aveuglante, effrayante, insoutenable ou mortelle - et il semble que beaucoup témoignent d'une telle expérience. Se poser des questions sur son fondement est une illusion ou une faiblesse. Un tel questionnement fait penser à celui qui, lorsqu'on lui avait demandé s'il croyait ou pas en Dieu, avait répondu « non, moi je crois en quelque chose de bien plus grand ». L'être, dont l'évidence indépassable nous ouvre à toute interrogation le concernant, est le Fondement de lui-même. Se poser la question du fondement de l'être revient à se poser la question du fondement du fondement, puis celle du fondement du fondement du fondement, dans une régression infinie : lorsque, exténués, nous nous arrêtons, nous nous retrouvons de nouveau et déjà dans le fondement même de notre question12.
La question « pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que rien ? » recèle sans doute une autre inquiétude, concernant l'existence de Dieu. Mais l'évidence de l'être est première. La question de Dieu ne se pose qu'ensuite. La question «qui a fait tout ça? qui le maintient dans l'être? » ne peut surgir qu'après avoir pris acte de l'évidence, notissima, qu'il y a quelque chose. Les animaux ont aussi cette évidence de l'être, cela semble indéniable, bien qu'ils ne sachent absolument pas se poser la question, qui lui fait suite, an Deus sit. Thomas répondra à cette question dans une summa qui s'appelle précisément « Theologica ». Mais la discussion sur le De ente et essentia vient avant.
1.4. Parler de l'être
L'être est avant même que l'on en parle. Mais ce n'est qu'en parlant de lui, et seulement ainsi, que l'évidence indépassable qu'il constitue peut se faire problématique - et le problème qu'il pose attend alors sa réponse. La première ouverture à l'être est une sorte d'expérience extatique, même au sens le plus matérialiste du terme. Or, tant que nous en restons à cette évidence initiale et muette, l'être ne constitue pas un problème philosophique, tout comme l'eau qui porte le poisson ne lui semble pas problématique. Cependant, lorsque nous commençons à parler de l'être, nous ne le faisons pas encore dans sa forme omni-enveloppante puisque, comme nous l'avons dit, le problème de l'être (c'est-à-dire de la plus naturelle et la plus immédiate des expériences) est le moins naturel de tous les problèmes, celui que le sens commun ne se pose jamais : c'est à tâtons que nous commençons à avancer dans l'être, en y retranchant des étants, en y construisant peu à peu un Monde.
Puisque le sens commun est incapable de penser l'être avant de l'avoir enrôlé dans le système (ou dans la série désordonnée) des étants, les étants sont la façon même dont l'être vient à notre encontre. Et c'est par là qu'il faut commencer.
Nous en venons alors à la question centrale de la Métaphysique d'Aristote. Cette question se pose sous la forme d'un constat, dont Aristote ne part pas mais vers lequel il s'avance, en quelque sorte, pas à pas. Il se retrouve avec cette question entre les pieds, pour ainsi dire, au fil de son avancée du premier au quatrième livre (du livre A au livre Γ) où, après avoir dit qu'il existe une science qui considère l'être en tant que tel, et au moment où l'on pourrait s'attendre à ce qu'il essaie de donner une première définition de l'objet de cette science, Aristote répète comme unique définition possible ce qui était apparu dans le premier livre (992b 19) comme une simple parenthèse : l'être se dit de façons multiples (léghetaï mèn pollachôs) - en plusieurs sens, selon plusieurs significations (1003a 33).
Ce que l'intellect, pour saint Thomas, percipit quasi notissimum, et qui constitue l'horizon de notre penser et de notre parler, est pour Aristote (mais Thomas était d'accord), ambigu, polysémique par nature (si l'être avait une nature, mais nous savons qu'il n'est ni un genre ni une espèce).
Selon certains auteurs, cette affirmation livre le problème de l'être à une aporie fondamentale, aporie que la tradition post-aristotélicienne a seulement cherché à réduire, sans en détruire le potentiel tragique. En réalité, Aristote est le premier à essayer de la réduire à des dimensions plus acceptables et il le fait en jouant sur l'adverbe « de façons multiples ».
Ces façons multiples se réduiraient à quatre et il serait possible de les contrôler. L'être se dit (i) en tant qu'être par accident (c'est l'être prédiqué par la copule, en vertu duquel nous disons que l'homme est blanc ou que l'homme est debout) ; (ii) en tant que vrai, en vertu duquel il peut être vrai ou faux que l'homme est blanc, ou que l'homme est un animal; (iii) en tant que puissance et acte, en vertu duquel s'il n'est pas vrai que cet homme en bonne santé est actuellement malade, il pourrait néanmoins être malade, nous dirions aujourd'hui que l'on peut imaginer un monde possible dans lequel il est vrai que cet homme est malade ; (iv) enfin, l'être se dit comme ens per se, c'est-à-dire en tant que substance. La polysémie de l'être, selon Aristote, se modère dans la mesure où, quelle que soit la façon dont on parle de l'être, on le fait toujours « par rapport à un principe unique » (1003b 5-6), à savoir par rapport aux substances. Les substances sont des êtres individuels existants dont nous avons une évidence perceptive. Aristote n'a jamais douté de l'existence des substances individuelles (Aristote n'a jamais douté de la réalité du monde tel qu'il apparaît dans l'expérience quotidienne), des substances dans lesquelles et seulement dans lesquelles les formes platoniciennes s'actualisent sans qu'elles puissent avoir d'existence antérieure ou postérieure dans quelque Hyperouranien blafard, et cette certitude lui permet de dominer la polyvocité de l'être. « La première des significations de l'être est l'essence, ce qui signifie (sêmainei) la substance (ousía) » (1028a 14-15).
Mais la tragédie de l'être aristotélicien n'est pas dans le pollachôs, elle est dans le léghetaï. Qu'il se dise d'une ou de multiples façons, l'être reste quelque chose qui se dit. Il sera l'horizon de toute autre évidence. Mais il ne devient un problème philosophique qu'à partir du moment où l'on en parle. C'est même le fait d'en parler qui le rend ambigu et polyvoque. Le fait que la polyvocité puisse être réduite n'empêche pas que nous n'en prenons conscience qu'à travers un dire. L'être, en tant que pensable, se présente à nous, depuis le début, comme un effet de langage.
Dès l'instant où il fait irruption devant nous, l'être suscite des interprétations; dès l'instant où nous pouvons en parler, il est déjà interprété. Il n'y a rien à y faire. Et Parménide, qui avait pourtant défini les onomata comme ce à quoi l'on ne pouvait se fier, n'échappait pas non plus à ce cercle. Même si les onomata sont des noms fallacieux que nous sommes conduits, avant toute réflexion philosophique, à donner à ce qui devient, Parménide est néanmoins le premier à exprimer verbalement l'invitation à reconnaître (et à interpréter) les signes (sêmata) multiples à travers lesquels l'être suscite notre discours. Et il est nécessaire de dire, plus que de penser, que l'être est (DK 6).
A plus forte raison pour Aristote, l'être, sans verbe, ni est ni n'est pas : il se tient là, nous nous trouvons dedans, mais nous ne pensons pas y être. L'ontologie d'Aristote, nous l'avons dit, a des racines verbales. Dans la Métaphysique, toute mention de l'être, toute question et toute réponse sur l'être se situent dans le contexte d'un verbum dicendi (qu'il soit leghein, sêmainein ou autre). Lorsque Aristote dit qu'« il est impossible à quiconque de croire, en même temps, que la même chose est et n'est pas » (1005b 23-25), le verbe hypolambanein fait son apparition, c'est-à-dire « croire », « comprendre », « saisir par l'esprit », mais également - puisque l'esprit est logos - « prendre la parole ».
On pourrait objecter que ce qui relève de la substance se laisse dire sans contradiction et que la substance est indépendante de ce que nous en disons. Mais jusqu'à quel point? Comment parlons-nous de la substance ? Comment pouvons-nous dire sans contradiction « l'homme est un animal rationnel », alors que dire « l'homme est blanc » ou « l'homme court » n'en indique qu'un accident passager, un accident qui ne peut donc pas être l'objet d'une science ? Dans l'acte perceptif, l'intellect actif abstrait l'essence du synolon (matière + forme). Il semble donc qu'au cours de l'intellection nous saisissions immédiatement et sans effort le tò tí ēn eînaï (1028b 33-36), ce que l'être était, c'est-à-dire ce que l'être est de façon stable. Mais que pouvons-nous dire de l'essence? Nous ne pouvons qu'en donner la définition : « La définition naît de ce qu'il faut signifier quelque chose. La définition est la notion (logos) dont le nom (onoma) est signe (sēmeion) » (1012 a 22-24).
Hélas ! L'évidence indépassable de l'existence des individus nous est bien donnée, mais nous ne pouvons absolument rien dire d'eux, si ce n'est en les nommant par leur essence, c'est-à-dire par genre et différence spécifique (donc « homme » et non « cet homme ») : aussitôt entrés dans l'univers des essences, nous voilà déjà dans l'univers des définitions, c'est-à-dire dans l'univers du langage qui définit13.
Nous n'avons que peu de noms et peu de définitions pour une infi-nité de choses singulières. Le recours à l'universel n'est donc pas une forme de la pensée mais une infirmité du discours. Le tragique vient de ce que l'homme parle toujours de façon générale de choses qui sont toujours singulières. Le langage nomme en recouvrant l'évidence indépassable de l'existence individuelle. Et la reflexio ad phantasmata, la déflation du concept à flatus vocis au profit de l'individu comme unique notion intuitive, le fait de se retrancher derrière les indexicaux, les noms propres ou les désignations rigides... toutes ses tentatives ne vaudront rien, simples panacées. A l'exception de quelques rares cas (où l'on pourrait ne pas parler, montrer du doigt, siffler, saisir par le bras - mais alors on ne discute pas de l'être, on est), nous ne parlons qu'une fois installés dans l'universel.
Et l'ancrage des substances, qui devrait suppléer à la polyvocité de l'être due au langage qui le dit, nous renvoie au langage comme condition de ce que nous savons des substances elles-mêmes. Comme nous l'avions montré ailleurs (Eco 1984 : : II.4), il faut toujours, pour définir, construire un arbre des prédicables, des genres, des espèces et des différences ; et Aristote, qui suggéra pourtant cet arbre à Porphyre, ne parvient jamais (dans les œuvres zoologiques où il entend véritablement définir les essences) à l'appliquer de façon homogène et rigoureuse (Cf. Eco 1990 : IV.2.1.1).
1.5. L'aporie de l'être aristotélicien
La tragédie de l'être, ce n'est pas qu'il soit seulement un effet du langage. C'est que le langage ne réussit même pas à le définir. Il n'y a pas de définition de l'être. L'être n'est pas un genre, pas même le plus général de tous, et il échappe donc à toute définition s'il nous faut, pour définir, avoir recours au genre et à la différence spécifique. L'être est ce qui permet toute définition successive. Mais toute définition est l'effet d'une organisation logique et donc sémiosique du monde14. Chaque fois que nous cherchons à garantir cette organisation en ayant recours à ce paramètre assuré qu'est l'être, nous retombons dans le dire, et donc dans ce langage dont nous cherchons la garantie. Comme l'a observé Aubenque, «non seulement on ne peut rien dire de l'être, mais l'être ne nous dit rien sur ce à quoi on l'attribue : signe non de surabondance, mais de pauvreté essentielle. [...] L'être n'ajoute rien à ce à quoi on l'attribue » (1962 : 232). Et c'est naturel : si l'être est l'horizon de départ, dire de quelque chose qu'« il est» n'ajoute rien à ce qui s'est déjà donné comme évident par le fait même de nommer ce quelque chose comme objet du discours. L'être fournit un support à tout discours excepté celui que nous tenons sur lui (mais qui ne nous dit rien que nous ne sachions déjà au moment même où nous commençons à en parler).
Il existait des solutions pour échapper à cette aporie. On pouvait poser l'être ailleurs, dans une zone où il ne devait pas ou ne pouvait pas être conditionné par le langage. C'est ce à quoi s'essaye le platonisme, jusque dans ses plus extrêmes ramifications. L'Un, fondement de l'être, pour se soustraire à nos définitions, se place avant l'être, et devient ineffable : « pour que l'être soit, il faut que l'Un ne soit pas l'être, mais le générateur de l'être » (Plotin, Ennéades, V, 2,1). Mais pour mettre l'Un hors de portée de l'être, le langage devient une théologie négative. Il circonscrit l'indicible par des exclusions, des métaphores et des négations... comme si la négation n'était pas elle-même un moteur de la sémiose, un principe d'individuation par opposition.
On pouvait également, comme l'a fait la Scolastique, identifier le fondement de l'être à Dieu en tant qu'il est ipsum esse. La philosophie première comme théologie comblait le vide de la métaphysique comme science de l'être. Mais, philosophiquement parlant, il s'agit d'un escamotage : pour le philosophe croyant, qui doit accepter que la foi vienne suppléer à la raison là où elle ne peut rien dire ; et pour le philosophe non croyant, qui voit la théologie construire le fantasme de Dieu pour réagir à l'incapacité de la philosophie à contrôler ce qui, tout en restant la chose la plus évidente, n'est qu'un fantasme. Mais pour parler de l'ipsum esse, qui devrait alors être le fondement de notre propre faculté de parole, il faut encore élaborer un langage. Et puisque ce langage ne pourra être celui qui sert à nommer les étants de façon univoque et selon les lois de l'argumentation, ce sera alors le langage de l'analogie. Affirmer que le principe d'analogie nous permet de parler de l'être serait cependant une erreur. L'analogie n'est pas donnée par avance, elle ne précède donc pas la possibilité de l'appliquer à l'ens ou directement à l'ipsum esse. On ne peut parler de Dieu qu'en admettant au départ l'existence d'une analogia entis : de l'être lui-même, et non du langage. Mais qui nous dit que l'être est analogue ? Le langage. La circularité est inévitable.
Ce n'est donc pas l'analogie qui nous permet de parler de l'être, c'est au contraire l'être qui, par la façon dont il est effable, nous permet de parler de Dieu par analogie. Placer l'être dans l'ipsum esse, qui se fonde lui-même et dispense l'être aux étants mondains (par participation), ne dispense pas la théologie d'en parler (sans quoi il s'agirait d'une pure vision béatifique), et l'on sait que même « ici la haute fantaisie perdit sa puissance15 ».