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Les principaux personnages

Les autorités

Louis XIV Dès le début de l’affaire des Poisons, c’est-à-dire dès l’implication de la marquise de Brinvilliers en 1672, il suit puis dirige personnellement les enquêtes.

Louvois Secrétaire d’État à la Guerre et surintendant des Postes. C’est à lui que Louis XIV confie la direction des opérations dans l’affaire des Poisons.

Colbert Contrôleur général des Finances, secrétaire d’État à la Marine et secrétaire d’État à la Maison du Roi, c’est à ce dernier titre qu’il a autorité sur Paris et sur le lieutenant général de police de la capitale.

La Reynie Gabriel-Nicolas de La Reynie occupe depuis 1667 la charge créée par Colbert de lieutenant général de police de Paris. C’est lui qui mène toutes les enquêtes et opère les arrestations par lettres de cachet, en étroite liaison avec Louvois et sous son autorité.

Desgrez François Desgrez, exempt puis capitaine de la compagnie du guet (police judiciaire), est le « bras armé » de La Reynie dans l’affaire des Poisons, opérant les filatures et les arrestations les plus délicates, voire secrètes.

Les principaux accusés

la marquise de Brinvilliers Fille d’Antoine d’Aubray, lieutenant civil (le plus haut magistrat de police avant la création du poste de lieutenant général de police) qu’elle empoisonne. Sa mise en accusation inaugure l’affaire des Poisons.

Sainte-Croix De son vrai nom Jean-Baptiste Gaudin. Amant de la marquise de Brinvilliers, escroc, faux-monnayeur et empoisonneur.

La Chaussée De son vrai nom Jean Hamelin, valet et exécuteur des basses œuvres de Sainte-Croix.

Briancourt Précepteur des enfants de la marquise de Brinvilliers et amant de celle-ci.

Pennautier Pierre-Louis Reich de Pennautier. Financier de haut rang, compromis et emprisonné à la suite du procès de « la » Brinvilliers.

la de la Grange Madeleine Gueniveau, veuve à 30 ans du sieur de la Grange (pendu). Devineresse, découvreuse de trésors et empoisonneuse.

abbé Nail Escroc et amant de la de la Grange.

Vanens Chevalier Louis de Vanens, alchimiste, faux-monnayeur et empoisonneur.

La Chaboissière Valet de Vanens et son empoisonneur attitré.

la Dusoulcy Logeuse de La Chaboissière, blanchisseuse, maquerelle, avorteuse, empoisonneuse.

Catherine Leroy Servante de la Dusoulcy, maîtresse et souffre-douleur de La Chaboissière.

comte et comtesse de Bachimont Alchimistes, complices de Vanens et de Chasteuil.

Chasteuil Chef présumé de « la cabale », appelé aussi l’Inconnu ou l’Auteur.

Pierre Cadelan Banquier, complice de Chasteuil et de Vanens.

la Vigoureux Devineresse et empoisonneuse.

la Bosse Marie Bosse, devineresse et empoisonneuse, complice de la Vigoureux.

la Voisin Catherine Deshayes, épouse d’Antoine Monvoisin dit « Voisin mari ». Devineresse et magicienne renommée dans tout Paris, conseillère matrimoniale, avorteuse, empoisonneuse, organisatrice de messes noires. Elle sous-traite avec de nombreux et de nombreuses complices (dont la Vigoureux et la Bosse).

Marie-Marguerite Monvoisin Fille de la Voisin, 21 ans.

Lesage Alias Dubuisson, alias Cœuret. Magicien réputé et escroc de talent, il est le principal complice de la Voisin

la Chéron Fruitière, blanchisseuse et fabricante de poisons.

Belot Garde du corps du Roi et complice de la Chéron.

la Lepère Veuve de 78 ans, ancienne sage-femme et avorteuse notoire. Elle est la principale sous-traitante d’un vaste réseau d’avortements animé par la Voisin.

abbé Davot Complice de la Voisin, spécialiste des messes noires. Confesseur de Voisin mari et aussi du bourreau, André Guillaume.

la Trianon Veuve de 52 ans, empoisonneuse. L’une des principales complices de la Voisin. Arrêtée avec la Dodée, sa compagne.

Romani Valet de chambre de Louis XIV, accusé d’avoir placé la Voisin sur le passage du Roi à qui elle voulait remettre un placet.

la Chappelain Madeleine Chappelain, 28 ans, de condition bourgeoise. Magicienne, organisatrice de messes sacrilèges, empoisonneuse. Vanens et La Chaboissière distillent chez elle.

la Filastre Françoise Filastre, ancienne femme de chambre de Madeleine Chappelain et devenue sa principale complice.

Galet Sorcier de la région de Caen, principal fournisseur en poisons de la Chappelain et de la Filastre.

abbé Guibourg Complice de la Voisin, magicien et grand spécialiste des messes noires et de sacrifices d’enfants.

la Chanfrain 48 ans. Maîtresse de l’abbé Guibourg.

Deschault Empoisonneur, principal complice de Guibourg.

Debray Berger et ancien galérien, chercheur de trésors et fournisseur de poisons.

Maillard 42 ans, auditeur à la Chambre des comptes, principal accusé dans le complot du chevalier de la Brosse.

la Joly Complice de Deschault dans le commerce des poisons et les sacrifices d’enfants.

la Méline Complice de la Joly.

abbé Meignan Complice de la Joly.

Les clients et surtout les clientes
à la ville

Mme de Poulaillon Ravissante épouse d’Alexandre de Poulaillon, beaucoup plus âgé qu’elle et dont elle veut se débarrasser.

La veuve Brunet Dite la Philbert, du nom de son amant, joueur de flûte de la Cour. Cliente de la Bosse et de la de la Grange avec lesquelles elle a empoisonné son mari.

Mme Leféron Marguerite Gallard, veuve du président de la première Chambre des enquêtes. Accusée de l’avoir empoisonné.

Mme de Dreux Catherine-Françoise Saintot, croqueuse d’hommes, épouse de Philippe de Dreux, maître des requêtes au Parlement. Accusée d’avoir tenté d’empoisonner son mari à plusieurs reprises.

à la Cour

Françoise Athénaïs de Rochechouart, marquise de Montespan Maîtresse du Roi depuis juillet 1667. Lorsque commence l’affaire des Poisons, elle n’est plus au sommet de sa beauté et le Roi se lasse d’elle et de ses accès de jalousie.

la demoiselle Des Œillets Suivante de la marquise de Montespan.

duchesse de Vivonne Antoinette de son prénom, la quarantaine. Très proche du Roi. Épouse du duc de Mortemart et de Vivonne, maréchal de France et général des galères, frère de Mme de Montespan.

duc de Luxembourg Maréchal de France déjà couvert de gloire mais disgracieux, mal en Cour et entiché de sciences occultes.

marquis de Feuquières Son aide de camp et son cousin issu de germain, lui aussi friand de séances de magie.

« vicomte » de Montemajor Astrologue attitré du duc de Luxembourg.

princesse de Tingry Belle-sœur du duc de Luxembourg. Dame de Palais de la reine Marie-Thérèse.

comtesse de Soissons Olympe de Soissons, née en 1639, est une Mancini, une des nièces de Mazarin qui défraient la chronique de la Cour. Passionnée d’astrologie et de magie comme ses sœurs, elle est suspecte aux yeux de la Cour d’être responsable du décès prématuré, à 40 ans, de son époux.

duchesse de Bouillon Marie-Anne Mancini, sœur cadette d’Olympe.

 

 

Chapitre I

Marie-Madeleine
et Jean-Baptiste

Comme chaque jour, à l’approche de midi, il y a grande affluence sur le Pont-Neuf, et toujours, au débouché de la rue Dauphine, les mêmes embarras d’hommes et de chevaux, de carrosses, de chaises de poste et de charrettes tentant de se frayer un passage au milieu des injures des porte-faix. C’est là, au milieu des tréteaux de saltimbanques et des éventaires de bouquetières et de bouquinistes, qu’attendent patiemment trois hommes sobrement et sombrement vêtus. Le plus grand, le plus mince aussi, est exempt du guet. Son nom est François Desgrez. Les deux autres sont des sergents placés sous ses ordres.

« De par le Roy »

Dans l’une des nombreuses poches de son justaucorps, Desgrez tient soigneusement roulée la lettre de cachet qu’il relit mentalement. Elle est adressée au gouverneur de la Bastille et fait l’objet de sa mission : « De par le Roy. Monsieur de Besmaus, je vous fais cette lettre pour vous dire de recevoir en mon château de la Bastille le nommé Gaudin dit Sainte-Croix, et de l’y détenir jusqu’à nouvel ordre. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait, Monsieur de Besmaus, en sa sainte garde. »

Desgrez est un bon policier, excellent même. Les arrestations par ordre du roi doivent être exécutées sans coup férir et à moindre scandale. C’est un art difficile dans lequel il est passé maître. Il fait suivre depuis deux jours le carrosse de la marquise de Brinvilliers qui s’affiche sans vergogne dans Paris avec son amant, Sainte-Croix. Et voilà qu’en fin de matinée, alors qu’il était au Châtelet, on est venu l’informer que le carrosse, où se trouvent bien les deux tourtereaux, a commencé à s’engager sur le Pont-Neuf en direction de la rue Dauphine, à la plus mauvaise heure de la circulation. Bref, la souricière idéale, à deux pas du Châtelet.

Elle, c’est Marie-Madeleine, épouse d’Antoine Gobelin, bientôt marquis de Brinvilliers. Le riche mariage, en 1648, a été arrangé par le père de Marie-Madeleine, Antoine Dreux d’Aubray, le puissant et redouté lieutenant civil du prévôt de Paris, premier magistrat et premier officier de police, siégeant au Châtelet, la plus ancienne juridiction de Paris, compétente au civil comme au criminel.

Tout, dans les premiers temps, paraissait sourire au jeune couple, aux rentes plus que confortables. Cinq enfants, deux filles et trois garçons, étaient nés. Mais la charge de maître de camp conduisait souvent Antoine loin de chez lui. Il entretint des maîtresses et se mit à jouer gros. Les époux partageaient en outre un égal goût du luxe et des réceptions qui compromit bientôt leur fortune.

En ce 19 mars 1663, date à laquelle le rideau va se lever sur le drame des Poisons, Marie-Madeleine est âgée de trente-trois ans. Sans être précisément belle, elle est jolie et gracieuse, de « fort petite taille et fort menue » avec le « tour du visage rond et assez beau, la peau extraordinairement blanche, le nez assez bien fait », des cheveux châtain clair très longs et très épais, des yeux d’un bleu intense. Elle compense une instruction bâclée par beaucoup d’esprit et un grand sens de la repartie. Sa parole est vive et nette. Son allure et ses gestes sont décidés. Mais, pour lors, elle est surtout amoureuse du beau cavalier qui se prélasse à côté d’elle, Sainte-Croix.

Lui, c’est Jean-Baptiste Gaudin. Âgé comme Marie-Madeleine de trente-trois ans, il est né à Montauban. Cadet sans fortune d’un modeste robin, il préfère se faire passer pour le bâtard d’un grand seigneur du Languedoc. Il se fait appeler chevalier de Sainte-Croix et se dit capitaine en disponibilité du régiment de Tracy-Cavalerie. Disponible, il l’a surtout été pour entrer dans les bonnes grâces du marquis de Brinvilliers, qui l’a ramené en 1658 d’une de ses missions en province. L’ancien compagnon de débauche est bientôt devenu l’ami de la famille, s’installant à demeure dans leur hôtel, rue Neuve-Saint-Paul à Paris, et se voyant prié de tenir compagnie à Marie-Madeleine lors des incessants déplacements du marquis. Disponible encore, ce garçon blond aux yeux bleus, à la fine moustache et à la mine avantageuse, intelligent et beau parleur, l’a été pour entreprendre de séduire Marie-Madeleine. Elle s’en est d’abord défendue et a même mis son époux en garde mais on aurait dit que tout ceci arrangeait bien le marquis, toujours en quête d’un nouveau jupon. Bref, Marie-Madeleine connaît enfin la grande passion.

En est-il de même pour Sainte-Croix ? Un contemporain, qui à coup sûr n’était pas de ses amis, l’a dépeint ainsi : « Il avait un esprit tourné du côté de tout ce qui peut plaire. Il faisait son plaisir du plaisir des autres et entrait dans un dessein de piété avec autant de joie qu’il acceptait la proposition d’un crime. Délicat sur les injures, sensible à l’amour et, dans son amour, jaloux jusqu’à la fureur, même des personnes sur qui la débauche publique se donnait des droits qui ne lui étaient pas inconnus ; d’une dépense effroyable et qui n’était soutenue par aucun emploi. Il parlait divinement de Dieu auquel il ne croyait pas, l’âme au reste prostituée à tous les crimes… »

Dans des comptes familiaux de plus en plus incertains et qui amènent progressivement Marie-Madeleine à envisager sinon une séparation de corps du moins une séparation de biens d’avec son dilapidateur de mari, elle a confié la gestion de ses biens propres à Sainte-Croix plutôt qu’à son père, qui s’en offusque. Mais, ce qui met le lieutenant civil au comble de la fureur, c’est la liaison affichée de sa fille avec ce Sainte-Croix. Que Marie-Madeleine soit, et de sa faute à lui, mal mariée, qu’elle soit sans cesse trompée, et qu’elle ait fini par prendre amant, passe encore, mais qu’elle s’affiche ainsi dans Paris, en public et notamment dans les salons, avec ce Sainte-Croix qui sent son aventurier à cent lieues, c’en est trop. Il a tenté de ramener sa fille à la raison mais en vain. Il faut donner à ce bellâtre un sérieux avertissement que lui, Dreux d’Aubray, représentant de l’autorité royale au Châtelet, bafoué dans son honneur de père mais aussi de magistrat, se doit de faire administrer, à défaut du mari qui s’en moque. C’est Dreux d’Aubray qui a demandé au roi la lettre de cachet contre Sainte-Croix et qui l’a obtenue sans peine aux raisons que celui-ci, « homme pernicieux », a débauché sa fille et vit à ses dépens.

Rue Dauphine, c’est là qu’habite désormais Sainte-Croix, à l’hôtel d’Anjou. Ce jour-là, Marie-Madeleine doit l’y déposer mais elle ne peut se résoudre à cette nouvelle séparation. Où est-il le temps heureux où Sainte-Croix logeait sous le même toit qu’elle ? Enlacés dans le carrosse aux volets soigneusement clos, les amants versent des larmes. Il y en a davantage du côté de Marie-Madeleine. Aux affres de la passion se mêlent celles de l’argent. Marie-Madeleine a appris récemment que Jean-Baptiste avait emprunté d’importantes sommes à son mari, notamment pour se mettre dans ses meubles à l’hôtel d’Anjou, ce qui, à ses yeux, est un comble. Mais Marie-Madeleine n’a pas osé lui en parler. Elle ne lui a pas dit non plus qu’elle est grosse de ses œuvres. Elle a si peur de le perdre.

Au bas de la rue Dauphine, la tâche des policiers se trouve amplement facilitée du fait que Sainte-Croix, excédé par tous ces pleurs, a décidé de rejoindre son logis à pied et entrepris de descendre du carrosse, où tente de le retenir encore la marquise. Un sergent s’assure du cocher tandis que Desgrez se saisit de Sainte-Croix.

– Je suis au regret, Monsieur, mais j’ai un ordre, Monsieur, qui vous arrête, de par le Roi.

– Moi, Monsieur ?

–Vous-même Monsieur.

Et Desgrez d’exhiber alors la terrible lettre de cachet.

– Je vois, Monsieur, qu’à moins de méprise c’est à moi seul que vous avez affaire et que vous aurez à cœur de ne pas importuner la personne de qualité qui est dans ce carrosse.

Desgrez, le moins du monde intimidé par ce ton de grand seigneur, hausse les épaules et ne répond même pas. Il n’a aucun ordre pour la marquise de Brinvilliers qui se garde bien de mettre le nez à la portière. Peu lui chaut qu’elle continue sa route ou reste là au milieu des encombrements. Il tient sa prise, qu’il conduit sous bonne escorte jusqu’à une voiture de place, postée sur le quai des Augustins. Au cocher réquisitionné qui attend patiemment, il lance ces mots fatidiques : « À la Bastille ! »

Un quart d’heure plus tard, Sainte-Croix fait son entrée dans la sombre forteresse après avoir franchi successivement les deux ponts-levis. À preuve de la mince qualité du prisonnier entrant, celui-ci est fouillé. On lui fait alors signer le registre d’écrou et on le conduit dans une cellule déjà occupée, fort sommairement meublée et que chauffe à peine un feu agonisant. Desgrez, débarrassé de la lettre de cachet qu’il a remise au major de la Bastille, peut s’en aller vers une autre mission.

Sainte-Croix va rester enfermé à la Bastille six semaines, ce qui est peu mais qu’explique le motif de son arrestation. Aucun crime ne lui est reproché et la police n’a aucun renseignement particulier à lui extorquer. En outre, l’affaire Foucquet commence à remplir la prison royale. Plus de cinquante personnes : financiers, greffiers, commis et domestiques du Surintendant, vont y être détenues à ce titre, en attendant Foucquet lui-même qui y transitera le 19 juin. Il faut faire de la place. De toute façon, la Bastille coûte cher au Roi. Il importe donc que le menu fretin n’y demeure pas trop longtemps, quitte à le transférer dans une prison d’État de moindre renom, au fond de quelque province. Pour Sainte-Croix, il ne s’agit que d’un avertissement. Qu’il aille se faire pendre ailleurs.

L’état-major de la Bastille a bien fait sentir tout cela à Sainte-Croix, lui qui n’était pas loin de se prendre pour une personne de qualité. Il est d’autant plus ulcéré qu’il craint d’avoir perdu l’amour de Marie-Madeleine et plus encore le soutien financier des Brinvilliers. Pourtant, l’emprisonnement à la Bastille n’est pas infamant. C’est même, pour les militaires indisciplinés ou les écrivains impertinents, un titre de gloire. Pour un être aussi infatué de lui-même que Sainte-Croix, c’est au contraire un affront insupportable dont il jure de se venger même s’il ne sait pas encore qui a déclenché sur lui la foudre de Jupiter.

Durant son incarcération, il n’a pas pipé mot et d’ailleurs on ne lui a rien demandé. Le seul être vivant avec lequel il a conversé longuement a été son compagnon de cellule Nicolo Eggidi, dit Exili, dit aussi Saint-Gilles, embastillé un mois et demi avant lui. Ce gentilhomme italien au service de la reine Christine de Suède est enfermé là pour des raisons politiques et aussi pour alchimie.

L’alchimie, cet art ou plutôt cette quête de la transmutation des éléments naturels, minéraux et végétaux, cette recherche aussi de la panacée, longtemps branche de la philosophie et liée à l’astrologie ou encore à la médecine, ne connaît plus, au début du règne de Louis XIV, la ferveur qui a été celle des derniers siècles. La critique rationaliste est en marche, qui, un siècle plus tard, avec l’Encyclopédie, reléguera l’alchimie au rang de superstition médiévale. En attendant, on y croit encore plus ou moins, surtout lorsqu’il s’agit de fabriquer de l’or ou de l’argent à partir de métaux vils. Tel bourgeois à la fortune rapide est suspecté d’avoir trouvé le secret de la pierre philosophale, agent indispensable à cette transmutation. Les princes acceptent volontiers les expériences quand ils ne sont pas, comme la reine Christine, eux-mêmes entichés de cette recherche de la fameuse pierre. Sait-on jamais ? Voilà qui renflouerait miraculeusement les caisses toujours vides d’un État. Ces alchimistes, encore nombreux, sont à surveiller de toute façon car, si l’alchimie piétine, la technique de fabrication de fausse monnaie, elle, a fait de grands progrès. Or, pour l’une comme pour l’autre, installation et matériel sont les mêmes, et derrière un vrai faux-monnayeur peut toujours se cacher un faux alchimiste. Voilà dans tous les cas du gibier pour la Bastille, le temps pour la police de savoir ce qu’en vaut l’aune.

Or, comme Exili, Sainte-Croix a tâté de l’alchimie et aussi de la chimie et de la médecine, car c’est alors un tout. Au cours de ses campagnes militaires, il a appris les remèdes, les onguents, les somnifères. À Paris, il a commencé à suivre l’enseignement du célèbre apothicaire Christophe Glaser, dont l’enseigne de la Rose-Rouge, rue du Petit-Lyon, tout près de l’église Saint-Sulpice en construction, attire une clientèle huppée et assez fortunée pour y acheter à prix d’or épices, sirops, électuaires aromatiques, pilules, huiles, baumes et onguents, emplâtres, cérats, opiats, herboristerie, poisons enfin. Glaser, qui parallèlement à son enseignement prépare depuis des années un traité de chimie destiné à faire autorité, est souvent en conflit avec les médecins de la Sorbonne, qui, loin de la chimiothérapie naissante, en sont encore aux lavements et à la saignée, dont seuls se moquent Molière et avec lui le Roi.

Exili et Sainte-Croix ont promis de se revoir. En attendant, Jean-Baptiste et Marie-Madeleine se retrouvent, plus amoureux que jamais. Mais il faut désormais se cacher. La marquise finance à proximité immédiate de la place Maubert, populeuse et anonyme, un logement pour Sainte-Croix rue des Bernardins, un nid d’amour pour leurs rencontres rue de Bièvre, où chacun devra se rendre séparément en s’assurant qu’il n’est pas suivi, et, dans une impasse de la rue d’Amboise, un deux-pièces transformé en laboratoire. Obligé de se faire oublier, Sainte-Croix a en effet décidé de se remettre sérieusement à « philosopher ». Marie-Madeleine a payé sans sourciller fourneau « potager », « four à digestion », « vaisseaux de terre à col long », éprouvettes et cornues, creusets et mortiers. Les substances chimiques ont été achetées en larges quantités chez Glaser, dont Sainte-Croix continue à suivre les cours non loin de chez lui dans un local du jardin royal des plantes médicinales, où Vallot, premier médecin du Roi, a nommé l’apothicaire démonstrateur en chimie. Sainte-Croix y emmène Marie-Madeleine mais il faut littéralement se battre pour y obtenir une place, surtout après la parution du Traité de la Chymie de Glaser, sans cesse réédité depuis 1663. Le sulfure et le sulfate de potassium (le « sel polychrète de Glaser »), le chlorure d’arsenic, le nitrate de bismuth sont autant de découvertes dues au célèbre apothicaire.

La marquise du poison

Mais qu’est-ce qui fait courir ainsi Marie-Madeleine et Sainte-Croix aux cours de Glaser ? Pourquoi s’intéressent-ils tout spécialement à ce que Glaser dit des produits toxiques dont il est féru depuis que Foucquet l’a envoyé étudier les poisons à Florence – ce que, fort heureusement pour lui, Glaser, la police ignore ? Et n’est-ce qu’au nom de la science que Sainte-Croix s’active à ses fourneaux des journées entières ? En fait, ni l’un ni l’autre n’a oublié l’affront de l’arrestation et de l’embastillement. Qui plus est, les mêmes causes pourraient bien produire les mêmes effets. Le redoutable lieutenant civil croit pour l’heure que sa fille est rentrée dans le droit chemin mais il suffirait d’une imprudence pour que l’autorité du roi s’abatte de nouveau et plus lourdement cette fois. Oui, l’obstacle à leur bonheur, celui qui les empêche d’aller ensemble dans les lieux où l’on s’amuse, et même d’avoir des relations et des amis, ce n’est pas Antoine le mari mais Antoine le père. C’est de ce dernier qu’il faut se débarrasser.

Il va falloir trois ans à Sainte-Croix pour convaincre Marie-Madeleine. C’est bien le moins quand on demande à une fille d’assassiner son père. Surtout que, condamné comme il est à se faire oublier, elle est la seule à pouvoir appliquer ce que les amants maudits sont convenus de nommer dans leurs billets (car ils ont l’imprudence de s’écrire) « la recette de Glaser », un poison patiemment distillé par Sainte-Croix.

Pour parvenir à ses fins, Sainte-Croix a constamment exercé sur Marie-Madeleine un chantage aux sentiments, la menaçant de la quitter chaque fois que, sa fortune s’épuisant, elle rechigne à lui donner de l’argent. Pendant plus de six mois, elle a dû entretenir à grands frais Exili, sorti de la Bastille et venu s’installer chez Sainte-Croix (exilé en Angleterre, Exili n’avait pu fausser compagnie au policier qui l’escortait, un certain Desgrez, et avait dû s’embarquer à Calais ; mais la Manche se franchit dans les deux sens). Mieux, il s’est marié avec une Madeleine Bertrand du Breuil sous prétexte de mieux masquer leur liaison. Disputes, bouderies et réconciliations. À ce jeu, Sainte-Croix est le plus fort car c’est lui, et de loin, qui aime le moins. Marie-Madeleine n’est bientôt plus qu’un instrument docile dans les griffes de son amant. En outre, elle s’est mise, à l’exemple de son époux, à jouer elle aussi de grosses sommes. La disparition de son père non seulement lèverait l’obstacle à son amour mais la mettrait en possession d’un important héritage. Antoine Dreux d’Aubray ne vient-il pas de s’acheter une « maison des champs » qui n’est rien moins qu’un château, au milieu d’un vaste domaine ?

Il est temps d’agir. Voilà justement que Dreux d’Aubray part se reposer sur ses terres d’Offémont. Marie-Madeleine lui propose de l’accompagner. Le lieutenant civil, qui ignore toujours les retrouvailles de sa fille et de Sainte-Croix, accepte avec joie, croyant que sa fille lui revient enfin. Le voilà bientôt qui se plaint de violentes douleurs abdominales et de vomissements. Comme c’est un gros mangeur, son médecin parle de « goutte remontée » et ordonne saignées et calmants. L’empoisonnement va durer huit mois, laissant le temps à Dreux d’Aubray de revenir à Paris bien que très malade pour y assumer sa charge de magistrat. Et ce sera encore sa fille qui, ne quittant plus son chevet, lui prodiguera tout en même temps paroles rassurantes et bouillons mortels.

Antoine Dreux d’Aubray meurt à Paris le 10 septembre 1666. Les médecins, qui pratiquent l’« ouverture du corps », concluent à une mort naturelle bien que dès cette époque quelques rumeurs parlent de poisons. Dreux d’Aubray est inhumé à l’église des pères de l’Oratoire, rue Saint-Honoré, près de son épouse Marie, morte en couches vingt-neuf ans plus tôt. Son fils aîné Antoine, maître des requêtes puis intendant de la généralité d’Orléans, lui succède dans la charge de lieutenant civil. Colbert, toutefois, a sur cette charge importante, de grands projets de réforme.

Pratiquement séparée de son marquis de mari, Marie-Madeleine n’a plus de censeur à craindre et peut s’afficher de nouveau avec Sainte-Croix. Mais ce n’est plus le grand amour. Elle prend des amants. Sainte-Croix a d’autres maîtresses depuis longtemps. Dépenses et prodigalités redoublent en même temps que les querelles d’argent entre le marquis et la marquise. Comme il n’y a que le premier pas qui coûte, Marie-Madeleine décide de se débarrasser de son mari, qu’elle entreprend d’empoisonner à l’automne de 1668. Et puis la voilà qui s’émeut de ses souffrances et qui interrompt le processus mortel non sans que le marquis de Brinvilliers en sorte physiquement diminué. Soupçonnant avec raison la marquise d’avoir voulu l’empoisonner, il portera toujours sur lui désormais un flacon de thériaque, électuaire opiacé censé constituer un contrepoison efficace et dont la recette est attribuée à Mithridate.

Les besoins d’argent sont plus pressants que jamais. Sainte-Croix, qui paraît de nouveau dans le monde mais ne peut plus compter sur les largesses de Marie-Madeleine, vend des remèdes de sa fabrication mais aussi, côté cour, des poisons, des « poudres de succession », et au meilleur monde. Remède et poison marchent d’ailleurs ensemble. Ainsi Glaser, dans son traité, préconise l’arsenic contre « les ulcères malins, véroliques, chancreux et fistuleux ». Sainte-Croix tâte aussi de la fausse monnaie mais il lui faut un complice pour écouler sa production. Il s’est abouché pour cela avec Alexandre Belleguise, caissier du financier Pierre-Louis Reich de Pennautier, riche et puissant trésorier de la bourse des états du Languedoc et protégé de Colbert. Pennautier est aussi homme d’affaires et banquier. Il a fait la connaissance de la marquise de Brinvilliers et de Sainte-Croix dans l’un des salons du Marais où l’on se reçoit volontiers, en voisins, et où il a acquis son propre hôtel. La marquise n’est pas insensible au charme méridional, à la prestance et à la jeunesse du financier. À l’époque de la mort de Dreux d’Aubray, ils sont en affaires. La marquise lui a prêté 30 000 livres, une grosse somme, au denier 16 [6,25 %], taux élevé pour l’époque. En 1668, c’est à son tour de lui emprunter 10 000 livres. Sainte-Croix, de son côté, emprunte la même somme au financier.

Pennautier vole (si l’on ose dire) trop haut pour Sainte-Croix. En revanche, son caissier Belleguise, qui prête de son côté et avec usure, revend tapisseries, montres et meubles mis en gage, est à sa portée. Sainte-Croix battra de faux écus que Belleguise écoulera en petites quantités dans les sacs de 1 000 livres destinés aux créanciers de son maître Pennautier. Et quand Belleguise, évidemment chargé de financer l’opération, semble se raviser, Sainte-Croix le fait chanter à demi-mot, en lui faisant comprendre que leurs intérêts, que les choses aillent bien ou mal, sont désormais liés.

La marquise de Brinvilliers, comme Sainte-Croix et que ce soit avec ou sans lui, mène la grande vie au dam de ses nombreux créanciers, qui finissent par se grouper en syndicat. Or, plus que sa sœur qui s’est faite religieuse, ce sont ses deux frères, Antoine et François, qui l’empêchent de recueillir la totalité de la succession, ses frères qu’elle déteste d’autant plus qu’ils lui reprochent son train de vie et plus encore sa liaison avec Sainte-Croix. Il faut qu’ils disparaissent.

Sainte-Croix consent à l’aider en échange de deux reconnaissances de dettes, l’une de 30 000 livres, l’autre de 25 000. Marie-Madeleine accepte mais c’en est fini de son amour pour cet aventurier sans scrupules. Seul l’argent désormais les rassemble.

Jean Hamelin dit La Chaussée, exécuteur des basses œuvres de Sainte-Croix, est placé à l’automne 1669 au service de François Dreux, qui vit chez son frère Antoine. La marquise de Brinvilliers s’est arrangée pour qu’il travaille aux cuisines. Il a donc toute facilité pour administrer le poison. Au commencement d’avril 1670, Antoine tombe malade. Il meurt comme d’épuisement le 17 juin suivant dans un épouvantable tableau de déchéance physique, de vomissements et de puanteur, de douleurs atroces qui n’empêchent pas La Chaussée d’administrer chaque jour nourriture et boissons empoisonnées. Comme pour le père, le crime est à ce prix. On peut certes empoisonner quelqu’un d’un seul coup mais qui croira alors à une mort naturelle ?

La veuve ne soupçonne pas sa belle-sœur mais est convaincue que son mari a été empoisonné. Une autopsie est ordonnée au cours de laquelle on trouve « un estomac tout noir s’en allant par morceaux, et pareillement le duodénum, le foie gangrené et brûlé ». Mais de poison, aucune trace, et, selon les médecins, la détérioration des organes digestifs peut tout aussi bien provenir d’une « corruption des humeurs ».

Nouvelle déception de la marquise de Brinvilliers à l’ouverture du testament. La succession est toujours aussi embrouillée. Il faut aussi se débarrasser de François mais, cette fois, l’empoisonneuse a bien du mal à convaincre La Chaussée de poursuivre son œuvre. Une reconnaissance de dette de cent pistoles [110 livres] et bien des cajoleries parviennent à le décider. Au mois de novembre de cette même année 1670, François rejoint son frère dans la tombe. De nouveau, l’autopsie ne permet pas de conclure à l’empoisonnement. Quant à La Chaussée, on le soupçonne si peu qu’il reçoit un don de cent écus [300 livres] légués par Antoine pour ses loyaux services.

La marquise du poison va-t-elle enfin toucher les dividendes de son triple crime ? Pas même, tant la succession est toujours aussi confuse. Faut-il songer dès lors à se débarrasser des autres cohéritiers ? Sa sœur est difficile à atteindre dans son Carmel et sa belle-sœur a préféré prendre le large. Totalement désemparée, Marie-Madeleine a pensé un moment à s’empoisonner elle-même surtout que Sainte-Croix l’a quittée définitivement. Un nouvel amant lui redonne cependant quelques raisons de vivre. Délaissant totalement ses enfants, dont les deux derniers sont de Sainte-Croix, elle a recruté un précepteur. Lui aussi s’appelle Jean-Baptiste, Jean-Baptiste Briancourt. Ce jeune homme de vingt-six ans ans, timide et joli garçon, ancien séminariste et pour lors avocat stagiaire, qui n’a accepté ce poste que le temps des vacances et qui veut poursuivre une carrière en Sorbonne, est le portrait opposé de ce monstre de Sainte-Croix, seul responsable selon la marquise de tout ce qui arrive.

À la fin de l’été, le jeune homme timide est néanmoins devenu l’amant empressé de la marquise, de quatorze ans son aînée mais qui porte beau encore et qui est capable de toutes les audaces, au lit comme dans le meurtre et le mensonge. À l’automne, il n’est plus question de Sorbonne.

Pendant ce temps, les difficultés financières de la marquise s’aggravent encore. Le meurtre de ses deux frères n’a rien résolu. Il faut vendre le bel hôtel de la rue Neuve-Saint-Paul dans le Marais. Il faut faire face seule aux créanciers car le marquis de Brinvilliers ne veut plus bouger des quelques terres où il s’est replié, après séparation légale, au fond de la Picardie, à Sains-en-Amiénois. Il faut donner aussi de l’argent à La Chaussée, qui est désormais employé chez un barbier rue de Grenelle mais qui vient de temps à autre la faire chanter. Et cela ne serait rien si Sainte-Croix n’en faisait pas autant de son côté. Craignant non sans raison pour sa vie d’autant plus qu’il est devenu l’un des principaux créanciers de son ancienne maîtresse et qu’il entend bien se faire payer, il a mis Marie-Madeleine en garde. Dans une cassette qu’il conserve bien cachée chez lui, il a placé non seulement les reconnaissances de dette, mais encore trente-quatre lettres d’elle fort compromettantes et, pour faire bonne mesure, de nombreux échantillons de leurs « recettes de Glaser ». Il vaut mieux pour la marquise qu’il reste en vie.

Marie-Madeleine est affolée. Elle menace, elle supplie Sainte-Croix. Elle lui écrit qu’elle va se suicider mais une telle mort, à la réflexion, l’arrangerait plutôt tant ils partagent de lourds secrets. La marquise de Brinvilliers est de plus en plus désespérée, de plus en plus seule. Elle vit désormais dans un garni qu’elle loue à Picpus. Plus personne ne veut lui prêter de l’argent. Quant à Briancourt, enfin décillé, il s’est exilé à Aubervilliers, où il a déniché un emploi d’enseignant dans un collège d’oratoriens. L’établissement a pour nom Notre-Dame-des-Vertus.

C’est au milieu de ce sombre tableau que, le 31 juillet 1672 en fin d’après-midi, un laquais court annoncer à la marquise de Brinvilliers que Sainte-Croix vient de mourir. Elle n’a qu’un cri : « La cassette ! »

 

 

Chapitre II

La Brinvilliers

Que s’est-il passé ? Sainte-Croix a-t-il été empoisonné à son tour ? Pas à l’instigation de la marquise de Brinvilliers en tout cas, en raison de cette cassette dont elle a tout lieu de craindre l’existence. Les amis alchimistes du défunt, parfois conviés à venir « philosopher » dans son laboratoire du « cloaque Maubert », vont contribuer à propager, dès après sa mort, la thèse de l’accident mortel. Sainte-Croix aurait été en train de se livrer à quelque distillation hautement toxique, le visage protégé d’un masque de verre. Celui-ci se serait accidentellement brisé. Sainte-Croix aurait été aussitôt foudroyé. C’eût été à coup sûr un juste retour du sort ou, si l’on veut, une belle vengeance divine.

« Fugax sequax… »

En réalité, Sainte-Croix est mort dans son lit, au terme d’une maladie qui durait depuis de nombreux mois. Du fait qu’il vit séparé d’une épouse qu’il n’avait pas tardé à délaisser et surtout parce qu’il est criblé de dettes, un commissaire est requis pour apposer les scellés à son domicile. Quand la marquise dépêche de toute urgence La Chaussée, en promesse d’une forte récompense, pour aller récupérer la cassette, les scellés sont déjà mis.