I
Printemps 2006 : un grand soir au petit pied
Le texte instituant le Contrat première embauche, simple article d'une loi consacrée à « l'égalité des chances », certes ambigu dans sa rédaction et, semble-t-il, non négocié avec les « partenaires sociaux 1  », procédait d'une intention louable : favoriser l'embauche des jeunes de moins de vingt-six ans. Dans cette catégorie de Français, près du cinquième des « actifs », c'est-à-dire de ceux qui ne poursuivent pas d'études, est au chômage, proportion record au sein des pays riches et qu'aucun gouvernement n'est parvenu à faire vraiment baisser ces dernières années, quelle que soit sa tendance politique. Il existe pourtant 138 dispositifs d'aide à l'emploi des jeunes 2 , chacun correspondant à une lourde paperasserie et une bureaucratie pléthorique. La France dépense beaucoup plus d'argent pour de tels programmes que la Grande-Bretagne ou l'Allemagne et surtout que les pays scandinaves, les états-Unis ou le Japon. Il en est pratiquement de même pour la proportion globale de chômeurs, véritable drame humain et handicap économique récurrent. Le tableau suivant est un crève-cœur pour la France. Sans l'aide massive de l'état, les deux chiffres seraient infiniment plus élevés. Malgré cela, toute mesure destinée à favoriser la flexibilité et donc l'emploi est considérée par l'opinion comme une honteuse manière de favoriser les entreprises.
Taux de chômage en décembre 2005
Taux global de chômage
Jeunes (15-25 ans) au chômage (hors étudiants).
France
9,2
21,7
Allemagne
9,5
15,5
Italie
7,5
24,11
Espagne
8,5
18,9
Royaume-Uni
4,9
13,6
Zone Euro
8,4
17,6
UE à 25
8,5
18,4
états-Unis
4,9
10,7
Japon
4,9
11
Source : BIT.
Ce sont bien sûr les moins qualifiés qui sont touchés, ce qui ne veut pas dire les moins diplômés. Compte tenu de l'extrême difficulté de licencier un salarié en France, en cas d'insuffisante compétence de celui-ci ou de difficulté économique, le gouvernement avait proposé qu'il puisse être être mis fin au contrat dans un délai de deux ans, sans que l'entreprise ait à se justifier. Ainsi, l'employé n'aurait pu faire appel de la décision devant le conseil des prudhommes qui donne le plus souvent tort aux employeurs.
Deux ans, ce n'est pas l'éternité, mais une telle mesure a fait naître une peur irrationnelle. Cette durée a été interprétée comme un refus de confiance en une jeunesse qui aspire tellement à être reconnue pour ce qu'elle voudrait être. « Croyez-vous que nous n'avons que cela à faire que de rester deux années en situation de précarité ? » éructait une étudiante interrogée par un journaliste dans une manifestation. Timidement exprimée au début, la protestation s'est amplifiée au fil des semaines, après même que cet article de loi eut été voté au Parlement. On peut évidemment douter de la spontanéité du mouvement. L'occasion s'est révélée excellente pour l'ensemble de l'opposition radicale de s'opposer, de s'abandonner au jeunisme, de transmettre aux enfants de sa mouvance son savoir-faire, ses méthodes éprouvées, ses vaches sacrées : l'assemblée générale et sa manipulation, la motion, le vote à main levée de la grève avec piquets votée après des heures de débat répétitif et confus (alors que les éventuels opposants se sont lassés et sont partis), le blocage des universités, la mobilisation des lycéens, les manifestations de rue.
Ajoutons encore l'art de gagner la solidarité des centrales syndicales 3 et des partis qui s'empressent de récupérer le mouvement et la recherche de soutiens dans la presse, en particulier audiovisuelle, la plus efficace compte tenu du peu d'intérêt des Français pour leurs journaux imprimés. Sans vouloir simplifier abusivement, il est facile de reconnaître là les techniques des mouvements d'extrême gauche et les fantômes de Lénine et de Trotski. Prendre et occuper la Sorbonne, c'est s'attaquer au symbole de l'Université française, démoraliser le gouvernement en place et, pourquoi pas – faisons un rêve –, aller plus loin en réussissant le coup d'État qui fait tomber le pouvoir entre les mains des insurgés. Le grand soir, quoi !
Mais pas de paranoïa. Les meneurs lycéens et étudiants ne sont pas assez bien formés par les dirigeants des partis d'extrême gauche, âgés, usés par les échecs et dont c'est le pitoyable chant du cygne. Le mouvement aura seulement permis l'émergence d'une génération de jeunes tribuns qui viendra vite renforcer les cabinets politiques de la gauche social-démocrate et finira au Parlement ou au gouvernement. Comme d'habitude. En attendant, ils sont si tristes que leur fête ait été gâchée par une poignée de militants anarchistes et nihilistes désireux de cochonner ou détruire quelques icônes, auxquels sont venus se joindre, en queue de manifestation, de jeunes casseurs de banlieue, amateurs de portables, blousons ou du contenu de vitrines ! Ils auraient tant aimé les intégrer gentiment à leur mouvement ! La bavure la plus navrante est celle du saccage des locaux de l'École des hautes études en sciences sociales, boulevard Raspail. Dans cet établissement, beaucoup de chercheurs sont favorables à la lutte anti-CPE et trouvent profondément injuste ce qui leur arrive, alors que plusieurs laboratoires sont voués à l'explication complaisante des mouvements sociaux. La présidente de l'établissement, Danièle Hervieu-Léger, avait pourtant fait appel à la police qui a choisi de ne pas intervenir tout de suite. Seule consolation : les graffitis et les tags dont leurs murs ont été couverts entre le 20 et le 24 mars deviendront objets d'étude, à n'en pas douter 4 .