Le sage ne rit qu’en tremblant
Lecture de La Plaisanterie, de Milan Kundera
L’œuvre d’art, disait en substance Alain, ne relève pas de la catégorie de l’utile. Si l’on veut juger de sa valeur, on doit donc se demander non à quoi elle peut nous servir, mais de quel automatisme de pensée elle nous délivre. Le roman de Kundera, La Plaisanterie, a ruiné en moi l’idée triomphale que la vie – individuelle mais aussi collective – est un roman et que la philosophie consiste à élargir aux dimensions de l’histoire universelle l’intrigue du Comte de Monte-Cristo.
Prague, 1948. Les communistes viennent de prendre le pouvoir. La révolution bat son plein. Fervente et grave, la joie règne partout et notamment dans les universités. Ludvik Jahn qui occupe un poste important à l’Union des Étudiants fait une cour assidue à la belle et militante Marketa. Celle-ci, jetée à corps perdu dans l’Histoire en marche, est cependant si candide, si naïvement réfractaire aux pratiques ressortissant à la maxime « la fin justifie les moyens », que ses camarades décident, les vacances venues, de l’envoyer pour quinze jours dans un château du centre de la Bohême participer à un stage de formation du Parti et parfaire ainsi sa connaissance de la stratégie et de la tactique du mouvement révolutionnaire.
Cette décision perturbe les plans de Ludvik et le contrarie d’autant plus que Marketa y adhère avec une docilité et même une ardeur inaltérablement souriantes. Au lieu de se languir de lui, elle lui envoie, une fois sur place, une lettre « débordant d’un consentement sincère à ce qu’elle vivait ». Dépité, frustré, jaloux, Ludvik achète une carte postale et il écrit au dos : « L’optimisme est l’opium du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie. Vive Trotski ! Ludvik. »
Ce bon mot n’a rien d’une profession de foi dissidente. Ludvik ne décline pas son identité idéologique, il émet une protestation taquine contre la mainmise de l’idéologie sur l’intégralité de l’existence. Il n’est, en l’occurrence, ni orthodoxe ni hérétique, il ne délivre aucun message, il ne publie pas, sous le coup de la colère, ses convictions secrètes ; il joue – en privé – à être autre qu’il n’est, il se détache de lui-même, il revêt, pour choquer et pour séduire, un costume d’emprunt. Mu par l’espoir de faire changer de sourire la trop placide et trop béate Marketa, il s’amuse, l’espace d’une insolence, à ne pas croire en ce qu’il croit. Non qu’il mente : Ludvik s’exprime sur un registre – la blague – où l’alternative de la vérité et du mensonge est temporairement suspendue. Mais une telle désinvolture n’est ni admise ni même audible au pays des camarades. On ne badine pas avec l’émancipation humaine, on ne fait pas trembler, même en plaisantant, le sens de l’Histoire ; on obéit à ses injonctions, on frémit devant ses verdicts. Il n’y a pas de place pour l’équivoque ou le cum grano salis dans la vision révolutionnaire du monde. Quand deux camps s’affrontent, tout est solennel, tout est littéral, on ne sort jamais de l’idéologie : ouvrir la bouche, c’est forcément prendre position. Oui ou non – telle est l’unique question et telles sont les deux seules réponses possibles. Il n’y a pas de place non plus pour l’égoïsme amoureux. La révolution est trop préoccupée du bonheur universel pour laisser chacun vaquer à ses affaires ou à ses aventures. Elle a le droit de connaître l’emploi du temps de ses combattants et le devoir de les sanctionner s’ils désertent le champ de bataille. La morale de l’homme nouveau et la psychologie de Marivaux ne sont pas compatibles.
La carte postale de Ludvik est une légèreté lourde de conséquences fatales. Les vacances se passent, Marketa ne donne plus signe de vie et, quand vient la rentrée de septembre, Ludvik qui n’a d’autre souci que ce silence est appelé au secrétariat du Parti. Là, trois étudiants imbus de leur importance donnent lecture de sa missive et lui demandent de la commenter. Il a beau répéter qu’il n’a rien lu de Trotski, qu’il ne connaît pas le moindre trotskiste et que c’était seulement pour faire une farce, la mécanique est enclenchée, l’affaire suit son train inexorable. Après ce premier interrogatoire, Ludvik comparaît devant la faculté en réunion plénière et personne ne vient à son secours : les professeurs et ses condisciples présents votent non seulement son exclusion de la faculté mais l’interdiction de poursuivre ses études. Il perd ainsi le bénéfice du sursis militaire et finit par échouer dans la caserne d’un faubourg lugubre de la ville minière d’Ostrava. Omniprésent et tout-puissant, indiscret et impitoyable, le Parti l’a jeté, sans ménagement, hors du chemin de sa vie.