La fille du lieutenant de police
LES PRINCIPAUX PERSONNAGES
Pierre La Garde, dit Chiapacan, oncle de Trois-Sueurs,
Jean La Garde, dit Esquinette , fils de Pierre La Garde,
Roque La Garde , dit Trois-Sueurs, ancien bas-officier huguenot, brigand de grand chemin,
François de Grignan , lieutenant du gouverneur de Provence,
Claire Pons, sœur du brigand Trois-Sueurs,
Nicolas de La Reynie , ancien lieutenant de police de Paris,
Gabrielle de La Reynie, fille de Nicolas de La Reynie,
Alphonsine de Longchamp, tante de Gabrielle, belle-sœur de Nicolas de La Reynie,
Joseph de Novarin, sieur de Longchamp, négociant et munitionnaire de l'arsenal des galères de Marseille,
Jean-Louis Habert de Montmor de Fargis, intendant général des galères à Marseille,
Jacques La Flèche, capitaine aux Dragons-Dauphins,
Assam et Ali, esclaves turcs.
1
En ce mois de décembre de l'an de grâce 1697, la paix de Ryswick venait enfin d'être signée. Le roi Louis XIV avait finalement accepté le traité proposé par Guillaume d'Orange, roi d'Angleterre, et renoncé à toutes ses conquêtes des années précédentes. La France, épuisée par neuf années de guerre, ne conserverait que Strasbourg.
Au bord du Rhin, le campement s'étalait sur près d'une lieue. Il y avait là un bataillon du Royal-Dragon, deux compagnies du Royal-Languedoc et le régiment du Lyonnais au complet, appartenant au maréchal de Villeroy qui en était le colonel en titre. Au total, des centaines de tentes, dont les emplacements étaient délimités par de petits piquets, s'alignaient suivant l'ordre immuable des campements militaires tels que les avait définis M. de Louvois. Ces compagnies passeraient l'hiver sur place, ensuite, elles partiraient. Peut-être pour l'Espagne où l'on disait que commenceraient bientôt de nouvelles hostilités.
Avec le froid polaire qui s'était abattu sur l'Alsace depuis quelques jours, plusieurs baraques en bois avaient été construites à la hâte et commençaient à remplacer progressivement les tentes glaciales.
Dans un uniforme immaculé recouvert d'une épaisse houppelande grège, le lieutenant affecté à l'état-major du maréchal de Villeroy avançait lentement en examinant les abris de toile et les manteaux d'armes, ces épaisses pièces de tissu qui couvraient les faisceaux de fusils pour les protéger des intempéries. Chaque manteau – placé en principe à dix pas de la ligne des tentes – portait en caractères noirs le nom du régiment ainsi que le numéro de chaque compagnie.
Les tentes de l'infanterie mesuraient dix pieds sur six et leur hauteur permettait tout juste à un homme de se tenir debout. Chacune abritait huit hommes de troupe, un sergent comptant pour deux. À cette heure-ci de la journée – on était en début d'après-midi –, la plupart des soldats étaient dehors malgré le froid vif. Ils jouaient aux cartes ou aux dés, ou encore ravaudaient quelque vêtement. Certains sculptaient même des morceaux de bois qu'ils revendaient ensuite à des colporteurs.
Passant prudemment entre les tentes en tentant d'éviter les flaques de boue qui pouvaient salir ses bottes rutilantes, le lieutenant s'arrêta finalement devant l'un des bivouacs. Deux soldats fumaient près d'un feu – c'était interdit –, deux autres nettoyaient le tour de la tente où la neige s'était accumulée. Aucun n'était très propre ni même rasé. Leurs cheveux graisseux étaient emmêlés. Un cinquième, jeune, maigre, au visage émacié mais au regard vif et pénétrant, assis sur un banc de rondins, démontait le mécanisme d'un mousquet. Son compagnon, accroupi devant lui, parlait à voix basse.
— C'est vous les batteurs d'estrade de l'enseigne La Garde, celui que l'on surnomme Trois-Sueurs ? Le ton du lieutenant était glacial et méprisant.
— Je suis Roque La Garde, enseigne au régiment du Lyonnais, répliqua lentement l'homme qui nettoyait les pièces du serpentin de son mousquet.
En parlant, il leva légèrement des yeux gris vers son interlocuteur, avec une expression si malveillante qu'elle fit frissonner l'officier.
— Vous ne saluez pas les lieutenants, monsieur ? lança cependant ce dernier pour se donner une contenance.
Le nommé Trois-Sueurs posa les pièces de son arme sur une pierre plate, puis, en se dressant lentement, fit un vague geste vers son tricorne. Un mouvement qui pouvait difficilement être interprété comme un geste de déférence.