Quand elle s’est assise en face de lui, il a replié ses jambes sous sa chaise, genoux serrés, dos voûté, son corps s’est amoindri, dans cet imperceptible mouvement de rétraction qui, en présence d’une femme, lui échappe parfois. Avant de mettre en marche le magnétophone, elle s’est approchée de lui, de telle sorte qu’il peut maintenant sentir son parfum. Il y a longtemps, il aurait sans doute glissé la main sous la table, par défi ou par provocation, il aurait cherché la douceur de ses cuisses, en la regardant droit dans les yeux. Mais aujourd’hui non.
Elle l’observe et elle attend. Il pourrait lui dire qu’il aime le chemisier qu’elle porte, les taches de son sur sa peau, là ou les boutons sont défaits, et ce parfum ambré qui lui rappelle quelque chose. Il y a longtemps qu’il n’a pas rencontré une femme aussi belle, qu’il n’a pas fait de compliments à une femme, voilà à quoi il pense tandis qu’elle vérifie que la cassette tourne encore. Elle sait attendre, laisser peser le silence, sans baisser les yeux, et puis le déchirer de sa voix claire au moment où il s’y attend le moins.
Il n’aurait pas dû accepter l’interview.
Sur le livre, il a déjà tout dit. Mais elle en voudrait davantage. Cette noirceur. Elle voudrait savoir.
Il dit on abrite tous une perte ou un manque, quelque chose en creux qu’on a fini par apprivoiser. Il sourit. Il a terminé son deuxième verre, il allume une cigarette, il n’a pas très chaud, il regarde les doigts de cette femme, noueux et mobiles, qui dansent sur la table quand il tarde à répondre, ses ongles faits, rouge sang, les veines fines qu’on devine sous sa peau. Elle ne porte pas de bague, excepté, à l’annulaire droit, un anneau d’argent.
Elle demande pourquoi il a commencé à écrire si tard, elle s’excuse, ce n’est pas ce qu’elle voulait dire, elle demande pourquoi il n’a pas écrit plus tôt.
Il dit que c’est venu comme ça, un jour, qu’il n’y avait jamais pensé, avant. Il parle de la douceur du soir, de la musique qu’il écoutait, du plaisir qu’il y trouvait, une forme d’ivresse, oui, c’est vrai. Et en même temps ce sentiment étrange de se perdre.
Il fait glisser son pouce sur ses lèvres, il réfléchit, il cherche ses mots. Il tourne le dos à l’horloge, il n’ose pas se retourner.
Elle demande si il a grandi dans une ferme, s’il a vécu en Normandie, il répond non. Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte dans les livres. Elle sourit, rattrape la mèche qui lui tombe sur les yeux.
Pour la longueur de ses mains, pour l’imperceptible sourire qui n’a pas quitté ses lèvres, à elle pourtant il pourrait dire le vrai et le faux, la vérité et la fiction. À elle il pourrait dire ce jaillissement continu qui l’avait assis à sa table, pendant des semaines, ce sentiment d’abandon resurgi de l’écriture, intact.
À elle il pourrait raconter que sa mère a eu neuf enfants et n’en a élevé aucun, à elle il pourrait expliquer comment ils ont été répartis dans des familles d’accueil, sur un périmètre d’une centaine de kilomètres, et que sa sœur était la chef majorette du village. Avec un costume orange et bleu.
À elle il pourrait parler de ses deux fils qui grandissent et le renvoient sans cesse au petit garçon qu’il était, caché dans les arbres dès qu’il rentrait de l’école, et la peur qu’on vienne le reprendre.
À elle il pourrait dire la joie et la violence d’être père, cet édifice privé de fondations, sans généalogie, fragile.
Mais on ne peut pas dire des choses comme ça. À quelqu’un qu’on ne connaît pas.
Alors il rit.
Il dit: voilà.
Ils sortent ensemble, se serrent la main devant la porte du café. La ville grise miroite sous le ciel opaque, il découvre les trottoirs mouillés et respire l’odeur terreuse de la pluie. Matthieu Brin rentre chez lui. Avant de monter l’escalier, il s’arrête dans la cour pour prendre le courrier. Parmi les lettres et les prospectus, il remarque une enveloppe dont l’adresse est écrite à la main. Il s’attarde un instant sur l’écriture régulière, presque enfantine, avant de faire glisser son doigt sous le rabat pour le déchirer. Il s’étonne que la lettre lui soit adressée à son domicile, de surcroît sous son vrai nom. Depuis plusieurs semaines, il reçoit un courrier abondant que son éditeur lui fait suivre ou qu’il vient chercher lui-même lorsqu’il passe dans le quartier. Des gens l’ont lu et lui écrivent, d’Aulnay-sous-Bois, de Nancy, de Bordeaux, de Gif-sur-Yvette, de Colmar, de Nîmes ou Saint-Maur-des-Fossés. Des gens qu’il n’a jamais vus et ne verra jamais. Les lettres se ressemblent, hésitantes, emphatiques, maladroites, intimes parfois, elles s’additionnent les unes aux autres et façonnent peu à peu un miroir qui se brouille lorsqu’il tente d’y trouver son propre reflet. Certaines, griffonnées sur un coin de table, vibrent encore de cette émotion qui pousse à dire, tandis que d’autres, recopiées d’une écriture régulière, après plusieurs brouillons, laissent deviner sinon une réelle préoccupation formelle, du moins une volonté de bien faire. On commente son livre, on souligne la pureté de son style, on le remercie, on lui propose des rendez-vous. Au dos de l’enveloppe, l’adresse est notée avec application, appelle une réponse, quémande quelques mots. Au début, il répondait à chacune d’elles. Mais au troisième tirage, il a renoncé. Il préfère ne répondre à aucune plutôt que d’avoir à choisir. Il les lit toutes avec le même empressement, la même curiosité, conscient d’obéir malgré lui au narcissisme impérieux qui le conduit depuis toujours à chercher son image dans le regard des autres. Puis il les range dans un carton d’eau minérale, converti par hasard à cette fonction de Temple fragile.