Chapitre premier
Par cette nuit d'octobre 912, les rues, habituellement paisibles, de Kurtuba1 avaient retenti du bruit des patrouilles venues quérir à leur domicile les parents, proches ou lointains, de l'émir. Les Muets, comme la populace surnommait ces farouches guerriers achetés aux marchands d'esclaves francs ou juifs, avaient eu du mal à se faire ouvrir les portes de certains palais. La garde du souverain inspirait la terreur et plusieurs princes, croyant qu'elle venait les arrêter pour les livrer au bourreau, avaient cherché à s'enfuir par les jardins de leurs demeures avant d'être piteusement arrêtés. D'aucuns avaient eu la désagréable surprise de voir leurs propres domestiques, qu'ils croyaient fidèles, indiquer aux officiers la cachette où s'était réfugié leur maître, et commencer à se partager ses biens avant même que sa tête n'ait été clouée à la muraille de la ville. Au loin, on entendait les hurlements des femmes, tentant d'arracher aux eunuques les bijoux et riches étoffes dont ceux-ci s'étaient emparés. Les gardes avaient laissé faire. Leurs ordres étaient précis : ils devaient s'assurer de la personne des princes et ne pas s'attarder sur place.
Le long cortège avait pris la route du palais émiral dans le plus grand silence. Nul n'osait parler ou interroger un frère, un cousin, un oncle ou un neveu car il devinait ce qui s'était passé. Un traître parmi les descendants de Moawiya avait parlé. Oubliant le serment qu'il avait prêté, le félon avait révélé au cruel Abdallah les réunions qu'ils avaient tenues dans le plus grand secret avec Moussa Ibn Zyad. Le vizir ne leur avait pas caché qu'il souhaitait écarter de la succession au trône le jeune walid2 Abd al-Rahman et les conjurés lui avaient promis leur soutien. Aujourd'hui, ils se repentaient amèrement de cette folle imprudence qu'ils paieraient sans doute de leur vie. Abdallah, qui avait fait exécuter deux de ses fils et nombre de ses demi-frères, n'était pas homme à se laisser attendrir par leurs supplications et leurs dénégations.
Conduits dans la salle des audiences, les princes, que leurs jambes portaient à peine, furent rassurés par l'accueil que leur réserva le plus âgé d'entre eux. Les traits tirés par la fatigue, Aban leur annonça que l'état de santé du souverain s'était brusquement dégradé au retour d'une chasse dans la montagne voisine. Les médecins ne lui donnaient plus que quelques heures à vivre ; c'est pourquoi il avait jugé préférable de réunir tous les membres de la famille régnante auprès d'Abd al-Rahman qui se trouvait, pour l'heure, au chevet de son grand-père.
Soulagé par le motif de cette convocation, Abd al-Aziz Ibn Moawiya interpella ironiquement son cousin :
– Bien joué, Aban. Depuis notre honteuse expulsion de ce palais, où nos pères ont toujours vécu, tu as su admirablement tirer ton épingle du jeu. Je félicite à l'avance le nouveau favori. Qu'il n'oublie pas cependant que nous appartenons tous à la même famille et que nos droits sont aussi importants que nos devoirs, auxquels nous n'avons jamais manqué.
– Tu t'es en effet beaucoup préoccupé de l'avenir du royaume, rétorqua perfidement Aban, et je te sais gré de cette marque insigne de dévouement. L'heure n'est pas aux vaines querelles mais à l'union. C'est la raison pour laquelle je vous ai tous fait venir ici.
– Au risque d'inquiéter les nôtres qui nous ont vus partir sous la garde des Muets et qui redoutent le pire... Qui nous dédommagera des vols dont se sont rendus coupables ces chiens d'esclaves que nous avions pourtant comblés de bienfaits ? Auraient-ils agi sur tes ordres ? Je connais bien ta cupidité et ton avarice...
Le vieil homme n'eut pas le temps de répondre. Le fata al-kabir, le « grand eunuque », s'était approché pour lui murmurer quelques mots à l'oreille. Aban fit un geste de la main et une nuée de serviteurs envahit la pièce. Ils remirent à chaque prince une tunique blanche de deuil et les aidèrent à la revêtir.
Profitant de la confusion qui régnait, Abd al-Rahman fit son entrée, entouré de ses gardes qui le dépassaient d'une tête au moins. Ses parents, respectueusement inclinés, l'observaient à la dérobée. Ils n'avaient guère eu l'occasion de l'approcher. Le walid avait passé son enfance à al-Rusafa où seuls de rares visiteurs, triés sur le volet, étaient admis après avoir été préalablement fouillés et menacés des pires châtiments s'ils révélaient le moindre détail sur la disposition des lieux. À l'adolescence, son grand-père l'avait fait venir auprès de lui et l'avait étroitement, mais discrètement, associé à la gestion des affaires publiques.