Conversations avec Francis Bacon
L'artiste me fait visiter les lieux.

Francis BACON — Ici, il y avait deux chambres, j'ai fait supprimer une cloison.
Franck MAUBERT — Tiens, il n'y a pas d'abat-jour, que des ampoules nues comme dans les ateliers d'autrefois et... comme dans vos tableaux.

F. B. — Je préfère les éclairages plus violents et je n'aime pas tellement les abat-jour, c'est ce qu'on met dans les salles de billard. Je n'aime pas les décorations pour les maisons, c'est inutile.
F. M. — Vous avez pourtant été décorateur...
F. B. — Quoi faire quand on est jeune ? Quand on est jeune, on avance et on ne sait pas trop où l'on va. Alors, pourquoi pas de la décoration... Mais je n'ai rien fait d'original.
F. M. — Avant de vous consacrer à la peinture, qu'avez-vous donc fait ?
F. B. — Beaucoup de choses. Tout et n'importe quoi ! Vous savez, j'ai débuté très tard. Je me souviens avoir été valet de chambre. C'était d'ailleurs très amusant. Puis j'ai dû aussi être secrétaire particulier, et même vendeur de sous-vêtements pour femme... Et puis, vous l'évoquiez, décorateur. C'est drôle, moi qui ai en horreur la décoration, j'ai créé des meubles et dessiné des tapis ! Quelle horreur !
F. M. — Vous dessiniez des meubles, des chaises, des tables, des tapis, des miroirs... Peut-on encore les voir quelque part ?
F. B. — Peut-être en Allemagne, je ne sais trop où; ils ont été pris durant la guerre... Une femme allemande a tout acheté.

F. M. — Dans quel esprit était ce mobilier ?
F. B. — Ça ressemblait plutôt aux meubles en chrome de Le Corbusier et de Charlotte Perriand. À l'époque, je trouvais leur travail intéressant. Je dessinais des tables, des bureaux, des fauteuils dans cet esprit et j'avais même acheté une de ces chaises que j'appréciais en tant que sculpture. Mais, en tant que chaise, elle n'était absolument pas confortable. C'étaient de beaux objets très « cliniques ».
F. M. — De là vient-il votre goût pour ce que vous nommez une peinture « clinique » ?
F. B. — Je voulais faire une peinture « clinique », dans mon sens, vous comprenez ? Les plus grands objets d'art sont « cliniques ».
F. M. — Pouvez-vous préciser ce terme, s'il vous plaît ?
F. B. — En anglais, on dit « clinical ». Alors quand j'emploie le mot « clinique », je veux signifier le réalisme le plus total. Comme actuellement, c'est impossible à définir, impossible d'en parler.
F. M. — Clinique, c'est froid, c'est distant ?
F. B. — Une sorte de réalisme, mais pas forcément froid. Être « clinique » n'est pas être froid, c'est une attitude, c'est comme trancher quelque chose. Mais il est vrai que dans tout cela il y a de la froideur et de la distance. A priori, il n'y a pas de sentiments. Et, paradoxalement, ça peut provoquer un énorme sentiment. « Clinique », c'est être au plus près du réalisme, au plus profond de soi. Quelque chose d'exact et de tranchant. Le réalisme est quelque chose qui vous bouleverse...

F. M. — Un rapport direct à votre vie et à votre peinture, peut-être ?
F. B. — Oui, sans aucun doute. C'est sur soi-même qu'on doit d'abord travailler... Je voudrais atteindre une peinture « clinique », dans le sens où Macbeth est clinique. Les grands poètes sont de formidables déclencheurs d'images. Leurs mots me sont indispensables, ils me stimulent, ils m'ouvrent les portes de l'imaginaire.
F. M. — J'ai l'impression que vous êtes attiré par la poésie, certes, mais surtout par les tragédies. Est-ce que ce sont ces textes qui sont les déclics d'images ou les mots qui vous aident et vous poussent à aller plus loin?

F. B. — Je ne sais pas. Qui incite qui ? Une image en amène une autre, en suggère une autre. Les poètes m'aident sans doute à aller encore plus loin, comme vous dites. J'aime l'atmosphère dans laquelle ils me plongent. Ils peuvent me mener jusqu'à l'extase. Parfois, un seul mot suffit. Eschyle n'a pas d'égal à cet égard. Les poètes m'aident. À peindre, oui, et surtout à vivre. Shakespeare peut dire des choses tellement aiguës... Mais, parfois, il y a trop de verbiage, d'envolées lyriques. J'aime, avant tout, Macbeth... Rien de plus terrifiant, de plus horrible que Macbeth. C'est le concentré du mal.

F. M. — Vous semblez avoir besoin d'être choqué par des mots ou par des images pour peindre. Ça vous est-il vraiment si indispensable ?
F. B. — Je suis comme ça. Les choses banales, ordinaires, n'ont pas de prise sur moi. Je n'aime pas les choses anodines. C'est plus fort que moi. Quand je lis les derniers vers de « The Second Coming» de Yeats, je suis plus touché que par n'importe quelle peinture historique, que par n'importe quelle image de guerre.