Printemps
1
Quand je rentre, tu ne me parles pas
pendant une demi-heure
20 heures. Depuis quand Freddy n’est-il pas rentré si tôt à la maison ? Des lustres. Normalement, il aurait dû aller boire un verre avec Cortès, mais celui-ci a décommandé en début d’après-midi.
En poussant la porte d’entrée de son immeuble, il ne trouve finalement pas plus mal la perspective d’une soirée à se ragaillardir devant la télé, comme s’il prenait des vacances en accéléré. Car tout à coup, il se sent vidé. La journée a été rude, pas une seule seconde de répit ne lui a été accordée par des clients qui ne comprenaient rien et qui posaient des questions de clients et qui avaient des exigences de clients. Heureusement qu’il leur facture très cher toutes les conneries qu’il débite.
Ce midi, il n’a pas eu le temps de déjeuner. Ou peut-être a-t-il englouti un sandwich sans le mâcher ? Il ne s’en souvient même plus.
En posant le pied sur la première marche de l’escalier, il visualise le canapé où il va s’avachir dans quelques instants et il sourit. Reste quatre étages à gravir, quatre étages qui aujourd’hui relèvent de l’épreuve olympique. Une marche après l’autre, il se traîne, jamais il n’a mis autant de temps pour grimper jusque chez lui. Il se sent tellement à côté de ses pompes qu’il vérifie que le nom inscrit sur la sonnette est bien le sien, « Freddy Michalsky », et qu’il ne va pas tenter de forcer la porte d’un voisin.
Un tour de clef dans la serrure et la porte s’ouvre enfin sur ses vacances en accéléré. Qui se trouvent compromises aussitôt qu’il aperçoit Anna. Mais pourquoi le simple fait de voir la femme avec laquelle il vit depuis quatre ans le met-il de mauvaise humeur ?
Elle lui demande s’il a passé une bonne journée et Freddy grommelle un « Ça va, ça va ». Il accroche sa veste au portemanteau de l’entrée et prend une bière dans le frigo et la décapsule et avale une goulée pour empêcher la mousse de déborder. Puis il s’installe dans le canapé à côté d’Anna. Il pose les pieds sur la table basse, attrape la télécommande et allume la télé sans intention de regarder un programme en particulier mais avec celle de zapper entre les quatre cents chaînes que le satellite met à sa disposition. Le cadavre d’un enfant africain, un footballeur qui marque un but, un requin pris dans un filet.
Dès qu’il rentre, Anna se sent obligée de lui faire la conversation. D’habitude, Freddy la laisse s’épancher et se contente de hocher la tête à intervalles réguliers, et de saupoudrer ici et là un petit « mmm » du bout des lèvres. Mais aujourd'hui il aimerait profiter de sa soirée et il lui dit qu’il est fatigué et qu’il n’a pas envie de parler.
« Ta journée a été difficile ? demande-t-elle.
– T’es sourde ou quoi ? Je viens de te dire que je n’ai pas envie de parler, alors ne me pose pas de questions. On va faire mieux. Pendant une demi-heure, tu ne m’adresses pas la parole. Tu vis ta vie et tu me laisses vivre la mienne. Compris ? »
Qu’est-ce qui lui prend de lui balancer ces phrases dignes d’un mauvais vaudeville ? Sur le fond, il estime pourtant ne pas avoir complètement tort. Combien de fois a-t-il déjà expliqué à Anna qu’il a besoin de décompresser après le travail pendant quelques minutes, il veut juste se vider le cerveau devant la télé et sous la pression magique de son pouce sur la télécommande les images défilent et les tensions accumulées au cours de la journée s’échappent de son corps. Enfin, Freddy se détend, c’est si bon. Il est même sur le point de s’assoupir quand retentit la sonnerie de son iPhone. Le nom « Violaine » scintille sur l’écran.
« Salut ma poulette, dit-il. Comment ça va depuis tout à l’heure ?
– Super. Je te dérange ?
– Tu ne me déranges jamais. »
Parce qu’il ne supporte pas de téléphoner avec Anna à côté de lui, il se lève et s’enferme dans la salle de bains. Sa collègue de Marmaduke n’a pourtant rien d’important à lui confier, elle a dû inventer un prétexte à la noix pour entendre une dernière fois sa voix aujourd’hui. Il la soupçonne d’être un peu amoureuse de lui. Il s’ausculte dans le miroir de la salle de bains et il la comprend. S’il était une femme, il craquerait facilement pour un beau gosse comme lui. Allez, arrête de te la raconter, se chambre-t-il. Au fait, que raconte Violaine ? Ça peut certainement attendre demain.
Il revient au séjour. Toujours assise dans le canapé, les jambes pliées, la tête posée sur les genoux, Anna se redresse et Freddy sait, avant même qu’elle ouvre la bouche, qu’elle va lui faire des reproches.
Elle ne comprend pas pourquoi il se montre si aimable avec sa collègue alors qu’elle n’a même pas le droit de lui adresser la parole. Il se sent con. Tout à l’heure, il aurait mieux fait de s’abstenir. Le problème, c’est qu’il ne peut pas s’en empêcher. Il aime Anna mais elle l’agace en ce moment. Peut-être est-ce pour l’éviter qu’il sort autant ces derniers temps ? Mais aussi parce qu’il s’amuse davantage. La vie de couple le lasse à la longue, elle manque de nouveautés. Sans doute cela explique-t-il aussi ses petites incartades. La fidélité est un principe qu’un homme pourvu d’un physique comme le sien ne peut raisonnablement appliquer. Qu’y peut-il s’il plaît tant aux femmes ? Comment leur résister quand elles débordent d’imagination pour croquer un peu de lui ? De toute façon, que signifie s’envoyer en l’air ? Deux morceaux de chair s’imbriquant l’un dans l’autre pour assouvir des pulsions purement animales, ça n’engage à rien. Depuis qu’il a rencontré Anna, Freddy a connu d’autres corps que le sien mais aucun d’eux n’a remis en cause les sentiments qu’il éprouve pour elle. Il couche avec d’autres femmes parce qu’il aime ça, de la même façon qu’il aime jouer au billard ou à la PlayStation ou au poker. Il n’appartient pas pour autant à la catégorie des drogués du sexe pour qui s’envoyer en l’air relève de la nécessité. Il se contente de se payer du bon temps.
Quelques minutes plus tard, Anna sert à Freddy son assiette et il commence à la dévorer sans sommation tant il est affamé. En fait, il n’a pas dû manger ce midi.
Son repas achevé, il reprend son zapping. Un basketteur marque un panier, un serpent mange une souris, un militaire recharge son arme, un surfeur prend une vague. Ses vacances en accéléré peuvent enfin débuter. Et non ! Car son iPhone le réclame à nouveau. Décidément, on ne le laissera pas tranquille ce soir.
« Cortès », annonce l’écran de l’appareil.
« Hé mec ça gaze ? dit Freddy en décrochant.
– J’ai pu me libérer.
– C’est cool. T’es où là ?
– En bas de chez toi.
– Qu’est-ce que t’attends pour monter ? »
2
Un gros mollard en guise de sauce, ça lui aurait appris à jouer les Jo l’incruste
Pour une fois, Freddy est rentré tôt. Si c’était pour se montrer aussi désagréable, il aurait mieux fait de s’abstenir et de rester au travail ou de sortir avec ses potes comme il sait si bien le faire, comme il le fait quasiment tous les soirs. Et pendant ce temps-là, Anna reste seule à l’appartement. Elle n’a pas le droit de venir. Jamais. Interdit.
Pour ne rien arranger, il a encore invité Cortès, pour la deuxième fois cette semaine. A-t-il demandé à Anna si ça la dérangeait ?
La sonnette retentit et Freddy ouvre la porte et accueille son pote d’une chaleureuse poignée de main. Cette capacité qu’il a de se métamorphoser dès qu’il y a du monde est stupéfiante. En un éclair, le méchant Freddy disparaît et bonjour et bienvenue gentil, gentil Freddy.
Il sert une bière à son ami et en décapsule une autre pour lui. Sa troisième ce soir. Il boit beaucoup en ce moment. De plus en plus souvent, il rentre ivre de ses virées nocturnes.
Freddy et Cortès s’assoient dans les canapés pour discuter, monopolisant de fait la télé. Dommage, Anna avait repéré dans le programme qu’Arte diffusait La Splendeur des Amberson d’Orson Welles. En voyant rentrer Freddy tôt, elle a tout de suite su qu’elle en serait privée. Quand il ne sort pas, il ne sait pas passer ses soirées autrement que devant la télé et il aurait opposé son veto à un film en noir et blanc avec des sous-titres. En général, il loue au Video Futur du coin de la rue des films d’action remplis d’explosions et de coups de feu et de poursuites. Pas exactement le genre de cinéma qu’affectionne Anna. Il est tout de même étonnant de partager la vie de quelqu’un aux goûts si éloignés des siens. L’amour et ses mystères…
Elle s’installe à la table du séjour avec un magazine de décoration qu’elle a déjà lu. Elle espère qu’ils ne joueront pas toute la nuit à la console comme l’autre fois, à l’empêcher de fermer l’œil à coups de mitraillettes qui déflagrent et de pneus qui dérapent et de grands éclats de rire.
Soudain, Freddy d’une voix mielleuse, si mielleuse, la voix du gentil Freddy, mais du gentil Freddy qui en fait un peu trop, lui demande si elle ne peut pas préparer quelque chose à manger à Cortès. Elle hallucine ! Monsieur rentre du travail d’une humeur de chien et il la traite comme une chienne et il faudrait qu’elle se mette derrière les fourneaux pour son pote ? Il ne pouvait pas dîner avant, celui-là ? Heureusement, Cortès a la délicatesse de lui dire de ne pas se déranger, il s’achètera un kebab plus tard. Mais Freddy insiste et prétend qu’il ne peut pas laisser mourir de faim son « invité ». Il explique qu’Anna a un tel tour de main pour la cuisine qu’elle peut concocter un petit plat en deux minutes chrono sans le moindre effort.
« Hein ma chérie ?
– Il n’y a pas de souci », s’entend-elle répondre avec cette impression que quelqu’un a parlé à sa place. Ce qui est le cas : l’idiote en elle a usurpé sa bouche.
Mais pourquoi accepte-t-elle de préparer le repas de ce tape-l’incruste ? Son physique lui répugne. Être blanc et porter des dreadlocks passe encore à dix-huit ans mais relève à trente de la faute de goût et d’un manque de maturité criant. Sans compter que ça fait sale. Non, c’est sale. Que sont des dreadlocks sinon des cheveux non lavés ? Depuis combien de temps ceux de Cortès n’ont-ils pas connu le doux arôme d’un shampooing ? En plus, une barbe lui fleurit le visage. Anna n’aime pas les barbus, elle les soupçonne de manquer de franchise. Derrière les poils hirsutes qui lui mangent les joues, elle imagine très bien que se dissimulent les cicatrices d’une acné juvénile féroce face à laquelle même un traitement de choc au Roaccutane s’est révélé impuissant. Ajoutez-y des petits yeux de fouine et la panoplie du parfait hypocrite est complète. Quant à son style, il fait pitié. Si on peut appeler « style » les pantalons de randonneur et les tee-shirts élimés et décolorés. Quel pauvre gars.
Elle devrait l’envoyer balader, elle devrait les envoyer balader tous les deux, mais elle n’en a ni le courage ni la volonté. Son caractère refuse l’idée même de conflit. Et pourtant elle a l’impression de passer son temps à ça dernièrement. Que s’est-il passé pour que leur couple disjoncte à ce point ?
Leur première année ensemble avait des allures de comédie romantique forçant un peu trop sur la guimauve, mais quel bonheur d’en interpréter le rôle principal ! Freddy la gâtait tant. Chaque semaine, il lui offrait quelque chose et il fourmillait d’idées et l’éblouissait par sa créativité. Depuis quelque temps, c’est terminé. Les cadeaux ne sont pas le plus important, mais ils sont tellement significatifs.
Anna jette un steak dans la poêle chauffée à blanc avec la ferme intention d’en rater la cuisson. Cortès n’aura pas de la viande à se mettre sous la dent mais du carton.
Elle a l’impression que ses rapports avec Freddy se sont détériorés depuis qu’il fréquente autant ce rastaman de pacotille. Ils se sont connus au lycée, mais ils n’avaient jamais été aussi proches que depuis quelques mois. Ils s’appellent sans arrêt et s’échangent des mails toute la journée au bureau et sortent au moins un soir sur deux.
Allez, encore deux minutes de cuisson pour ce morceau de viande déjà archicuit.
Elle sert son steak à Cortès en regrettant de ne pas lui avoir craché dessus. Un gros mollard en guise de sauce, ça lui aurait appris à avoir encore une fois joué les Jo l’incruste. Et à pervertir Freddy.
Cortès la remercie. Sans doute pour sauver les apparences, Freddy lui propose de se joindre à eux et il l’appelle « ma chérie » et lui effleure le genou de la paume de la main. Le premier geste tendre qu’il a à son égard ce soir. Depuis le début de la semaine. Et bien au-delà. Depuis quand leurs corps ne se sont-ils pas étreints ? Pas ce mois-ci et pas non plus en mars. En février alors ? Il y a si longtemps ?
Cortès la complimente sur la préparation de son steak qu’il aime bien grillé. Si elle avait su, elle le lui aurait servi bleu.
Soudain, la musique de La Guerre des étoiles retentit du portable de l’incruste. Une sonnerie de gamin qui s’accorde parfaitement au personnage. Il décroche et juste après il annonce que sa sœur l’attend d’ici une quinzaine de minutes aux Champs de Paris et demande à Freddy s’il veut l’accompagner.
« C’est quoi ça ? questionne ce dernier.
– Mais tu sais, c’est un nouveau bar qu’on lui a conseillé. Je t’en ai parlé l’autre jour.
– Ah ouais. Allons voir ce que ça vaut. De toute façon, on n’a rien de mieux à foutre. »
Ouf, songe Anna, la sœur de Cortès (si on peut appeler une sœur plutôt qu’un frère cette adepte du bodybuilding) ne va pas débarquer ici, ç’aurait été le pompon. Mais elle a le droit de sortir avec eux alors que Freddy lui a tant de fois assené qu’ils passaient leurs soirées « entre hommes ». Peut-être que tous les muscles qui lui couvrent le corps n’en font plus tout à fait une femme…
Anna ne comprend pas comment on peut vouloir s’enlaidir à ce point, se dénaturer, se métamorphoser en ersatz de femme accro aux dopants. Car ils se dopent tous dans ce milieu, non ?
Et ils s’en vont. Il est 21 h 45 et La Splendeur des Amberson a débuté depuis trop longtemps pour présenter encore un quelconque intérêt. Merci pour cette soirée, les mecs. Comme d’habitude, ils lui laissent le soin de tout ranger. Ils la prennent vraiment pour une bonniche.
3
Ce bar est aux bars ce qu’Ikea est à
la décoration d’intérieur
Quel intérêt aurait cet appartement sans Anna ? Pour Cortès, il ressemble bien trop aux pages de ces magazines de décoration dont la très, très charmante occupante des lieux est friande. Son minimalisme donnerait à croire que Freddy et Anna ne possèdent rien de personnel. Tout le contraire de chez lui. Cortès a trop d’affaires, elles pourraient remplir deux, voire trois pièces, mais doivent se contenter d’un misérable studio dans lequel poser le pied, une fois le clic-clac déplié, relève de l’épreuve d’agilité.
Cortès reconnaît que leur appartement a été décoré avec goût. L’exercice n’a toutefois rien de difficile quand on en a les moyens. Et Freddy les a. Il travaille dans la finance, un milieu qui se montre plutôt généreux envers ses employés.
Tout en allumant une cigarette, Freddy lui tient la porte d’entrée de l’immeuble de telle façon que Cortès a l’impression qu’il veut lui faire admirer son costume.
« Classe, ton costume, se sent-il obligé de commenter.
– Ouais, je sais. C’est un Hugo Boss. »
L’autre jour dans un magasin, Cortès a jeté par curiosité un œil au prix des costumes Hugo Boss. Le bout de tissu sur le dos de son ami vaut plus du double de son loyer mensuel. Heureusement que la tenue casual est de rigueur à son travail. Ce qui signifie habillez-vous comme chez vous, pas besoin de faire d’effort. Alors Cortès n’en fait aucun. De toute façon, le costume ne lui va pas. Les rares fois où il s’y est essayé, il ressemblait à un sac à patates. En plus, le costume présente un côté bien trop adulte. Certes, Cortès a trente ans révolus, ainsi que l’attestent ses papiers d’identité, mais il ne parvient pas à se considérer comme un adulte au sens propre du terme. S’il en était un, ne serait-il pas marié ? Père de famille ? Propriétaire de son appartement ? N’aurait-il pas une voiture ?
Il se voit plutôt comme un grand adolescent. D’ailleurs, le tee-shirt Pearl Jam qu’il porte aujourd’hui date du lycée. Et malgré ses couleurs patinées et ses trous d’usure et de boulettes de cannabis ici et là, il ne saurait s’en séparer. La relation qu’il entretient avec lui, et avec toute sa collection de tee-shirts de groupes patiemment constituée depuis ses quinze ans et son entrée en seconde, relève du fétichisme. Rage Against The Machine, Nirvana, Red Hot Chili Peppers, Pixies, Smashing Pumpkins, Guns N’ Roses, Metallica. Des groupes qu’il écoutait au lycée et qu’il écoute toujours. Y peut-il quelque chose si personne ne leur est depuis arrivé à la cheville ?
Dix minutes après leur départ, ils se retrouvent devant un bar comme il en existe tant d’autres. Un store couleur chocolat se déploie au-dessus d’une terrasse copieusement garnie, avec le nom « Les Champs de Paris » imprimé en lettres d’or sur son lambrequin.
Ils entrent. L’intérieur confirme ce que laissait présager l’extérieur. Cortès a l’impression que ce genre d’établissements pullule dans toutes les rues de toutes les villes de tous les pays. Ce bar est au bar ce qu’Ikea est à la décoration d’intérieur. Il se rattache à une certaine tradition, avec son mobilier en bois verni et son plancher craquant et ses tables rectangulaires aux pieds tordus et ses banquettes dodues au cuir crénelé et ses chaises métalliques et ses publicités pour des marques d’alcool et ses accessoires divers et variés – brocs, chopes de bière, verres, cendriers – alignés en rangs d’oignons sur des étagères au mur. Une musique aussi peu inspirée que dans la très grande majorité des bars souffle des enceintes.
L’endroit semble étrangement plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Ils traversent une première salle dans laquelle plusieurs personnes s’affairent autour d’un billard. Un flipper claque et un joueur exulte. Une serveuse, un plateau rempli de pintes de bière sur l’épaule, manque de peu de les percuter. Après une deuxième salle, ils pénètrent dans une troisième à la lumière gluante et jaunâtre qui rend l’ambiance plus tamisée et s’assoient de part et d’autre d’une table sur laquelle traînent des sous-bocks déchirés. L’instant d’après, Vanessa les rejoint.
« Hé ! Comment ça va Musclette ? s’exclame Freddy.
– Je ne t’ai pas déjà dit de ne pas m’appeler comme ça ? répond-elle.
– Je ne t’ai pas déjà dit que je ne peux pas m’en empêcher ?
– Tu sais bien que si je t’en collais une, ta tête irait s’encastrer dans le plafond.
– Et nous savons tous les deux que tu n’oserais jamais faire de mal à un bon gars comme moi.
– Un jour je craquerai et tu prendras pour toutes les fois où je t’ai lâchement épargné. Et comment ça va frérot ? demande-t-elle à Cortès.
– La forme. »
Plutôt que d’attendre une serveuse, Cortès propose d’aller chercher à boire (on ne sait jamais, peut-être fera-t-il une rencontre en chemin). Tout en marchant vers le bar, il balaie la clientèle du regard et repère aussitôt trois filles auxquelles il ne dirait pas non, s’il y avait moyen. Il a l’œil pour les détecter, un véritable œil de lynx. Le problème consiste ensuite à passer à l’action. Aborder une fille n’est pas une activité à laquelle il s’adonne avec spontanéité et naturel. Ou à jeun. Une certaine quantité d’alcool doit même irriguer ses veines pour envisager une approche. Ce qu’il n’ose en général qu’ivre mort, si bien que ses chances flirtent de facto avec le néant.
Si seulement il avait le sens inné du contact de Freddy. Cela semble si facile quand on le voit à l’œuvre. Il est capable de séduire les plus belles. La preuve avec Anna. Si Cortès pouvait plaire à une créature de cette trempe, il n’irait pas butiner à droite et à gauche, lui. De toute façon, il a peu de chances de connaître un jour une telle situation. Il ne s’agit pas d’un problème de confiance en soi, même s’il veut bien reconnaître qu’il en manque quelque peu. Ce n’est pas non plus une question de physique, même si la nature ne l’a pas doté des atours d’un jeune premier. Avant tout, ce sont ses revenus qui posent problème. Avec ce genre de femme, le paramètre financier fait partie des impondérables. Plus elles sont belles, plus elles ont des goûts de luxe, un peu comme si leur beauté devait être récompensée. Et un portefeuille bien garni permet de compenser bien des déficiences…
« S’il vous plaît ! » crie-t-il pour la troisième fois au barman et celui-ci fait encore mine de ne pas l’avoir remarqué.
Pourquoi a-t-il systématiquement besoin de tant de temps pour attirer l’attention ? Pourquoi tous les barmen de tous les bars qu’il fréquente cherchent-ils toujours à servir quelqu’un d’autre alors qu’il se trouve en face d’eux et un billet à la main ?
« Tu en as mis du temps, lui dit Freddy quand il revient à table.
– Oh ça va, la prochaine fois tu te bougeras le cul.
– T’énerve pas, y a pas de mal.
– Alors, à quoi on boit ? demande Cortès.
– À quoi veux-tu boire ? réplique Freddy.
– Je ne sais pas. À la paix dans le monde peut-être ?
– Qu’est-ce qu’on en a à foutre ?
– C’est important, non ?
– Il y a peut-être des guerres ailleurs, des gens qui en crèvent, mais ça ne m’empêchera pas de dormir sur mes deux oreilles. T’en penses quoi Musclette ?
– J’en pense que t’es un connard égocentrique, dit Vanessa.
– Alors buvons aux connards égocentriques, propose Freddy.
– À tous les connards égocentriques, rajoute Cortès. Vous, moi, on est tous des connards égocentriques.
– Vous avez avalé des clowns avant de venir ? interroge Vanessa.
– Le cirque entier », répond Freddy.
Leur verre à peine englouti, Freddy interpelle une serveuse et commande deux autres mojitos. Voilà toute la différence entre eux deux, songe Cortès, un brin admiratif. Alors qu’il doit faire des pieds et des mains devant le bar pour se faire servir, il suffit que Freddy lève le petit doigt pour qu’aussitôt une serveuse (et pas la plus laide) accoure.
En portant ce deuxième mojito à ses lèvres, il a le sentiment qu’ils finiront la soirée passablement éméchés et demain son patron le réprimandera encore parce qu’il arrivera en retard et qu’en plus il sentira l’alcool à cinq mètres. Freddy, lui, peut boire tant qu’il veut, il n’a jamais la gueule de bois. La vie est injuste. Cortès se dit que s’il avait été Freddy, tout aurait été beaucoup plus facile. Mais il n’est pas Freddy et ce soir il ne se glissera pas sous des draps chauffés par la douce Anna et il rentrera tout seul chez lui où personne ne l’attend et ne l’a jamais attendu. La seule femme avec laquelle il a vécu, il l’appelait maman. S’il en a encore la force, il se masturbera. Et il en aura la force, il l’a toujours pour un petit mouvement de va-et-vient sous les draps avec un mouchoir à portée de main. Depuis des années, ses soirées se concluent de cette manière, sauf accident, et les accidents surviennent rarement, surtout quand on essaye de les provoquer. N’en est-il pas la preuve vivante ?
4
Les entrées se font uniquement sur invitation
Les Champs de Paris. Drôle de nom pour un bar. Un client de la compagnie d’assurances pour laquelle elle travaille le lui a recommandé. Mignon d’ailleurs. Il n’y a plus qu’à espérer qu’il vienne prendre un verre ici ce soir…
Son client avait raison. Les Champs de Paris plaisent immédiatement à Vanessa, sans doute parce qu’ils n’affichent ni le côté frimeur des bars soi-disant tendance, ni le public customisé à souhait qui va avec. En fait, il n’a rien de ces bars parisiens à l’esprit très parisien qu’on a dotés de quelques sièges et lampes design pour créer une soi-disant ambiance.
Cortès ne partage pas son enthousiasme et qualifie les lieux de « troquet de marin ». En plus, la musique brusque ses pauvres petites oreilles « agréées pour des standards bien plus élevés ». Vanessa ne se donne pas la peine de lui répondre. Dès qu’une nouveauté se présente à lui, il râle pour le principe alors qu’au fond de lui il n’en pense rien. Dans quelques minutes il trouvera l’endroit parfaitement à son goût, elle le parie.