Chapitre premier
Un jeune Lorrain du Luxembourg
Robert Schuman a passé sa jeunesse dans la ville de Luxembourg, capitale du grand-duché, où son père, d'origine lorraine, s'était établi et avait fondé une famille. L'éducation qu'il y a reçue, le milieu culturel et religieux dans lequel il a baigné ont laissé une empreinte profonde sur sa personnalité. C'est pourquoi Robert Schuman est très différent de tous les hommes de sa génération, qui ont grandi dans une atmosphère exclusivement française.
Les racines familiales des Schuman
La famille paternelle de Robert Schuman plonge ses racines dans un territoire qui s'étend entre Thionville, Luxembourg et Arlon. À partir du xvie siècle, les populations paysannes vécurent sous l'autorité des Habsbourg, d'abord ceux d'Espagne puis ceux de Vienne dans le cadre des Pays-Bas autrichiens. Si le pays de Thionville a été rattaché à la France à la suite du traité des Pyrénées de 1659, l'ensemble du Luxembourg ne connut la souveraineté française qu'à l'époque révolutionnaire et impériale, où il devint le département des Forêts. En traçant des frontières précises, les traités de 1815 incorporèrent dans le royaume des Pays-Bas le grand-duché de Luxembourg, qui était une propriété personnelle du roi. À partir de 1840, le grand-duché reçut des institutions particulières et s'émancipa progressivement. En 1866-1867, il fut sur le point d'être racheté par Napoléon III ; l'opposition frontale de Bismarck contraignit l'empereur des Français à abandonner son projet d'annexion, puis la conférence internationale de Londres consolida l'existence autonome du grand-duché, qui resta membre de l'Union douanière (Zollverein) avec la Prusse. En contrepartie, cette dernière accepta de retirer la garnison qu'elle avait installée dans la forteresse de Luxembourg depuis 1816. L'indépendance du grand-duché demeurait encore fragile et bien incertaine.

La famille Schuman était une famille de paysans enracinés entre Thionville et Luxembourg. Le premier Schuman identifié, Guillaume (1706-1787), était cultivateur à Frisange ; ce fut son petit-fils Guillaume Schuman qui s'établit dans le village voisin d'Évrange, resté français, en 1815. Ce petit village du pays-haut thionvillois était peuplé d'environ 170 habitants et appartenait au canton de Cattenom. Un officier, auquel on avait demandé une « reconnaissance de Thionville à la frontière », donnait en 1818 cette description d'Évrange : « Le village est bâti sur une petite pente ; il est bordé de jardins fermés de haies vives dans la portion à droite de la route, le reste du terrain est labouré, sauf la prairie qui est derrière le village. » Le terroir produisait « graines, chanvre, fruits et fourrages ». L'officier recensait 34 feux et parmi eux seulement 4 laboureurs (paysans aisés) ; la frontière passait à 500 mètres du village, qui partageait alors son église avec les habitants de Frisange, localité placée depuis 1815 dans le royaume des Pays-Bas. Cette frontière entre la France et le royaume des Pays-Bas, puis le grand-duché de Luxembourg, se franchissait sans contrôle et n'était en rien un obstacle aux échanges et aux relations familiales.

Le grand-père de Robert, François Schuman, né à Évrange le 17 mars 1806, était un paysan aisé qui devint maire de son village sous le Second Empire ; il possédait des terres en France et sur le ban de Frisange, le village grand-ducal voisin. Les Schuman entretenaient des relations régulières avec leurs parents et alliés (les Kohner ou Konner, les Reuter et les Munhoven) qui résidaient au grand-duché, en Belgique et en Prusse. François Schuman eut trois fils, Jean-Baptiste, Jean-Pierre et Ferdinand.
002
La guerre franco-allemande de 1870 vint perturber la vie paisible des habitants du pays de Thionville et de toute la Lorraine. En août 1870, les troupes prussiennes, qui étaient entrées en France à la recherche de l'armée française principale, s'accrochèrent autour de Metz avec les armées placées depuis le 12 août sous le commandement du maréchal Bazaine. Ce fut à la suite des trois batailles de Noisseville (14 août), de Mars-la-Tour-Rezonville (16 août) de Saint-Privat-Gravelotte (18 août) que Bazaine s'enferma dans la place de Metz. L'armée allemande décida de la bloquer pour mettre hors-jeu et, si possible, détruire l'armée du Rhin, la principale armée française. À 35 kilomètres au nord-est de Metz se trouvait la petite place de Thionville ; sans avoir l'importance stratégique et psychologique de celle de Metz, elle établissait le contact avec le Luxembourg voisin, resté neutre dans le conflit : sa gare assurait la liaison avec la ligne ferroviaire des Ardennes. À la fin d'août 1870, les Prussiens mirent le siège devant Thionville ; il fallait éviter que la garnison de cette place ne se portât au secours de celle de Metz en harcelant les assiégeants allemands. Le siège de Thionville, mollement conduit dans ses débuts, fut émaillé de péripéties, à tel point que les Allemands menacèrent de représailles le grand-duché du Luxembourg, où les défenseurs de Thionville avaient trouvé quelque soutien. Parmi les défenseurs de Thionville, à côté de soldats appartenant à des unités régulières, se trouvaient de nombreux gardes mobiles et, parmi eux, un homme de 33 ans originaire d'Évrange, Jean-Pierre Schuman. Après la capitulation de Metz, survenue le 27 octobre 1870, l'étau se resserra autour de Thionville, qui ne pouvait plus espérer aucun secours extérieur. Les Prussiens mirent en œuvre les moyens nécessaires pour réduire cette place qu'ils avaient jusque-là négligée. Des pièces d'artillerie furent acheminées et, après trois jours de bombardement qui détruisirent de nombreuses maisons et allumèrent des incendies, les défenseurs se résignèrent à hisser le drapeau blanc et signèrent, le 24 novembre 1870, une convention de capitulation. Les gardes mobiles furent autorisés à rentrer chez eux, ce qui fit Jean-Pierre Schuman qui regagna son village d'Évrange.