HORS SYSTÈME

I

Ces jours qu’on attendait depuis onze ans…

Théo

Il suffit de faire confiance…

Un mois déjà qu’on est en Corse : depuis le 25 décembre 2008, parce que la traversée était moins chère. Noël, de toute façon, on ne l’a jamais vraiment fêté. Pierre étant tombé dans la potion magique indienne quand il était petit, il nous a autant appris « Notre Mère la Terre » que « Notre Père qui es aux cieux »…

Ce soir-là, sur le pont, fouettés par le vent et la pluie, Manu et moi avons bien déliré. On était avec Jean-Marc, un ami de la vallée qui est pour nous comme un frère. On avait fui la neige, le froid, une ambiance familiale à couteaux tirés, et on se retrouvait là, sur ce bateau super clean, tout bien luxueux. Notre premier bateau… Un verre au bar pour fêter ça, Marseille qui brille dans la nuit et s’efface, deux-trois longueurs dans la piscine déserte, vision irréelle d’une pièce de théâtre enfantine pour la maigre poignée de spectateurs que nous sommes, la suite dans des transats à rouler avec la houle et zieuter les étoiles… Joyeux Noël, finalement !

Au matin, à Ajaccio, les pêcheurs sortaient au taquet des loups de mer échappés des bassins. Ça attirait la presse locale, ce raffut après la tempête. Un photographe nous a repérés. Le lendemain, dans Corse Matin, on avait notre portrait sur trois colonnes… Côté discrétion, c’était raté. Mais après toutes ces années, qui nous aurait reconnus ?

La vie cachée, de toute façon, j’en ai ma claque. Je rêve qu’on en finisse. Toutes mes disputes avec Pierre, notre père, finissent par buter là-dessus. Sans carte d’identité ni numéro de sécu, je suis interdit d’apprentissage, d’embauche, de permis de conduire ; l’hiver dernier j’ai dû renoncer à un voyage au Brésil, avec un copain… Deux ans que je tourne en rond, piégé par la vieille histoire qu’on traîne comme un boulet, Manu et moi. J’en ai ma claque, vraiment ! Et l’ambiance à Bolant s’en ressent…

Heureusement, il y a la Corse, grand bol d’air après l’asphyxie. On y a cherché du boulot. Olives, oranges, clémentines, amandes : on arrivait toujours trop tard. J’ai vite épuisé mes contacts. On a essayé Corte, pour la saison des sports d’hiver. Puis on est descendus vers la plaine orientale. Bastia, Aléria, Ghizonaccia… On s’arrêtait devant chaque champ, on frappait à chaque porte de maraîcher, de vigneron, d’arboriculteur… Ça ne donnait jamais rien. Et quand on précisait, en plus, qu’on ne voulait pas être déclarés, alors là ça coinçait vraiment. Jusqu’à ce qu’on ait l’idée de se présenter au nom de La Ferme écologique, association de Pierre Duchêne, le dernier faux nom du père…

Partis avec 800 euros en poche à nous trois, on n’était pas loin de la galère. Puis un ami de passage nous a dépannés de quelques billets, le propriétaire d’une forêt d’eucalyptus nous a employés une semaine au débitage du bois, un artisan super sympa nous a embarqués pour la cueillette du romarin dont il fait ses huiles essentielles. Et puis il y a eu Didier, l’homme providentiel qui nous a prêté le chalet où on est posés depuis trois semaines. Trente mètres carrés au bord d’une rivière, le jour le soleil, la nuit le vieux poêle qui fumait à mort mais qu’on a colmaté avec un mastic de cendre et sel… C’est cool la Corse ! C’est l’aventure au jour le jour, les rencontres, les surprises. Comme cette fois où on campait au bord d’un étang et où un local, fils de colonel, avec qui on bavardait, nous a donné le poisson qu’il venait de pêcher – mon premier loup de mer… Ou comme le gros bonhomme jailli de son C15, furieux de nous trouver sur ses terres ; on a discuté le coup avec lui, lui a raconté ce qu’on faisait, et le voilà qui lâche en partant : « OK, vous pouvez rester »… et nous offre une bouteille de son vin !

À part une ou deux embrouilles avec menaces à la chevrotine, la Corse, globalement, ça le fait ! Un jour, quand je n’aurai plus à me cacher, j’irai visiter les ruines du château des Bozzi, ces ancêtres maternels de Xavier, quelque part dans le Bozio. Sculpteurs de père en fils, paraît-il. Est-ce d’eux que je tiens le goût de tailler la pierre, de voir surgir de la matière les formes qui peuplent mon imagination ?

Pour l’heure, la bonne nouvelle, c’est qu’on a trouvé du boulot ! Taille des pruniers chez un notaire à la retraite qui est aussi arboriculteur. Une semaine d’apprentissage payée par la MSA, ensuite deux mois de travail, histoire de se renflouer. On commence dans trois jours.

Il suffit de faire confiance…

Xavier

Les dés sont jetés !

C’est un matin comme tous les matins, l’hiver, en Haute Ariège. Mon deuxième hiver à Bolant, dans les neiges de Bellair, au-dessus de Massat.

Cette maison, cette vallée, je ne les ai pas choisies. Je suis homme du voyage, du soleil et de la nature. Plus à l’aise dans la ronde chaleur d’un tipi ou la simplicité d’une caravane qu’entre les murs carrés glacés d’une maison, ma place à moi c’est la route, mes frères sont les bêtes tout autant que les hommes, les pierres et les étoiles, mon appartenance, c’est Notre Mère la Terre…

Qu’on soit nomade ou sédentaire, la vie prend quelquefois des chemins biscornus. Avec mes deux fils, elle m’a conduit ici, dans cette vallée humide, il y a un an et demi. La vie m’y a poussé, mais aussi un bras de fer avec des squatters, à trente kilomètres de là. Après une année de résistance, j’ai dû abandonner un beau projet d’éco-village avec ferme pédagogique, et trouver un nouveau point de chute. La vallée de Bellair m’a accueilli, loin de tout pour moi qui n’ai pas de voiture.