PREMIÈRE PARTIE
UN STATUT ET UN STYLE
CHAPITRE PREMIER
La quête du sens
LA HANTISE DE L'OUBLI
L'histoire des Roumains est une histoire de contradictions non résolues. La tension née de ces contradictions provoque un besoin de sérénité. Paradoxalement, chaque génération, depuis l'époque romantique avec l'éveil des nationalités, s'acharne à construire un discours identitaire décisif et donc s'immerge dans le temps de l'historicité tout en aspirant à l'arrêt du récit : le récit accompli, symphonique et vrai assurerait une stabilisation sécurisante des références et des valeurs. Le récit identitaire innove et se charge de sources nouvelles au fil des décennies, et pourtant il se répète. On dirait que le doute ronge toute construction et que la restauration, régulièrement, s'impose. Inlassablement. La menace de l'oubli est crainte de l'oubli des autres, de l'effacement. La Roumanie comme nation oubliée s'est installée dans la culture romantique sous la plume de Michelet dans ses Légendes démocratiques du Nord au lendemain de l'échec des révolutions de 1848. Le thème de cette nation orpheline et étrangère à la mémoire de l'Europe est l'une des composantes du discours national romantique.
Quarante ans d'historiographie communiste n'ont pas effacé ce réflexe des retours en spirale : simplement, le temps communiste croyait ou prétendait croire qu'il s'annonçait comme avancée vers l'apothéose finale. Les gestes théâtraux de l'époque Ceausescu, le rituel de la célébration de la Nation furent une manière caricaturale, par son volontarisme grandiloquent, de dire une nouvelle fois cette volonté de dompter l'histoire et d'instituer la mémoire comme vérité scientifique et idéologique.
Le mal-être de l'histoire roumaine naît d'une contradiction dans la représentation du temps. La tradition qui émane des chroniqueurs au XVIIe siècle puis des historiens et des philologues aux siècles suivants pose une continuité du récit depuis l'Antiquité jusqu'à l'ère contemporaine. Mais cette continuité affirmée se heurte à un blanc des sources, à une disparition des Roumains, à un silence de plusieurs siècles. Cette fracture est niée, colmatée, expliquée, mais, quelles que soient les logiques de la démonstration et quelle que soit la puissance de sa crédibilité, la zone des ténèbres, de l'enfouissement de la roumanité persiste. Les sources manquent ou sont très fragmentaires pour savoir ce qu'il est advenu des Roumains entre le IIIe et le Xe siècle. La tension émane d'une relation troublée à l'espace : les Roumains revendiquent un espace qui va des Carpates au Danube et jusqu'au Dniestr à l'est, mais cet espace s'est fragmenté en principautés séparées de Moldavie, de Valachie et de Transylvanie tardivement réunies : l'unité moldo-valaque date de 1859, la formation de la Grande Roumanie de 1918. Face à un vécu séparé, l'insistance des historiens porte sur l'unité spirituelle du peuple. Valoriser le spécifique implique de creuser la différence avec les voisins.
Or la destinée culturelle, politique et, plus récemment, idéologique des Roumains est copartagée par les Russes et les Ukrainiens — frères en orthodoxie -, les peuples de l'empire des Habsbourg liés à Vienne ou dépendant de Vienne comme le furent les Transylvains, les frères des Balkans ayant appartenu comme eux à la civilisation byzantine puis à la domination ottomane.
Le plus souvent, le culte du spécifique rejette la conscience et le souvenir de destins collectifs transnationaux. L'obsession de l'histoire répond à un besoin du sens pour le présent. Les présents roumains contemporains sont difficiles, sinon désolés. Ils ont le goût amer de l'impuissance. Un « Que faire? » sans les moyens de faire se répète aux lendemains de crises, de guerres et de révolutions dont l'initiative et la solution échappent à une petite puissance; l'action extérieure n'est qu'une réaction à des entreprises étrangères. Le présent manifeste un retard de développement économique et social que l'on se pose en 1848, en 1918, en 1945 ou en 1989. La valorisation du passé, la mythification des âges d'or qui reculent dans l'avant de manière récurrente sont une manière de draper l'insatisfaction dans la grandeur. La plongée dans la verticalité de l'histoire offre un tracé structurant qui conduit à nier le malaise de l'appartenance à une culture périphérique. La pesanteur n'est plus alors dans la contradiction, mais dans le contraste entre la sublimation des temps révolus des âges d'or et des paradis perdus, et le dénigrement du présent perçu comme dégradation ou comme décadence.