I
Aurai-je encore le temps de tout vous dire ? . D'attirer votre attention ? De recruter vos sentiments ? Toucher votre bon cœur ? On ne meurt pas d'illusions : on en vit...

La vie c'est une équation qui garderait ses inconnues. Je vous le dis moi qui ai parcouru la route jusqu'au seuil du gouffre dont on ne sait rien.

Où croyez-vous que se fabriquent ces regards décimés, ces bouches froissées, ces visages ruinés, ces sourires tués chaque année davantage ? Ils sortent tout de guingois de l'entreprise de démolition CCC : Cerveaux, Cœurs, Corps. Avec qui voulez-vous lutter ? vous dit la vie. Le temps, la douleur, la mort ?... Au premier de ces messieurs... Elle s'amuse la vie. Elle joue sur du velours. Dés pipés et cartes biseautées.
Le drôle de l'affaire c'est qu'elle tombe sur cet animal qu'est l'homme. Il n'est jamais autant courageux qu'au fond du désespoir. Il le sait qu'il a perdu d'avance. Il simule l'ignorance. Les années ont beau lui glisser entre les doigts comme un poisson capturé à la main, il demeure affamé d'impossible à la table des supercheries. Le combat continue : du pied dans le ventre de la mère au pied dans la tombe.

J'en ai vu défiler des modes : étalons des saisons qui passent. Je ne me les rappelle même plus. C'est comme ces soldats morts à la guerre. On se souvient davantage d'un vainqueur du Tour de France à bicyclette, d'un libertin surmené du grand siècle que d'un poilu assassiné ou d'un sans-culotte étendu raide pour la liberté. La reconnaissance ne résiste pas aux meules de l'oubli.

Ce préambule optimiste me permet de vous avouer que je ne suis pas de la première jeunesse. Il en est passé de l'eau sous les ponts depuis mon premier cri. De quoi remplir un océan. C'est que j'approche les cent ans. Presque sonnés et pas de béquilles comme on chantait au temps de mes rondes enfantines. Ma grand-mère avait raison : « Les soucis conservent. » Cent ans. Un fichu bail et une seconde dans l'éternité. Cent ans. La vie d'un vieil homme avec ses cabrioles, ses cicatrices, ses chevauchées vers l'absolu, ses tocsins, ses Te Deum, et tout cela aussi important qu'une fleur fanée ballottée à la surface du Yang Tsé-Kiang...
Quelle folle envolée d'orgueil ! Je m'amusais aux billes que je rêvais d'écrire. Pire ! J'écrivais déjà.
Mes sujets préférés : l'épique et l'amour pour ma mère. L'épique m'a quitté très vite. J'ai cédé dès l'adolescence à la convoitise de demander : « pourquoi ? ». Prendre conscience des terreurs diffuses ou brutales que l'on fait subir à l'homme c'est déjà s'affranchir. L'épopée perd en lyrisme ce qu'elle gagne en interrogation. Pour le reste, cette envie ne m'a jamais déserté. Quand l'amour vous aiguillonne, les sujets prolifèrent, innombrables comme les foules.
Le tracas, c'est que je n'ai jamais pu m'extasier sur mes cogitations manuscrites. Et pour cause 1 Un ragoût de pathos et burlesque involontaire.
Voyeur bâtard et borgne des choses de la terre, j'écrivais... Cette gageure équivalait pour moi à grimper à une corde lisse dressée sous la trompette priapique d'un charmeur de serpents. Chasseur d'étoiles, je ne récoltais que bouts de chandelles. J'écrivais... Le lendemain je relisais : un étudiant parcourant la liste des reçus aux examens. Mon sacré nom de Léon Acoibon n'était jamais inscrit. Voilà l'impression que j'avais. De quoi se précipiter dans les abîmes du renoncement. Mes textes étaient stupides, décevants. J'en avais conscience. Les idées se bousculaient au portillon. A force de se bagarrer entre elles, elles ne le franchissaient que fatiguées, moulues, exsangues, semblables à de petites gens devant les patrons. Pétards mouillés quand je souhaitais un feu d'artifice de tous les 14 Juillet.
Si j'avais pu me sauver dans l'inertie. Voilà une tactique efficace. Hélas, je remettais ça. Inlassable. La volonté de faire mieux. Le doute. L'espoir. Un mari trompé qui n'en croit ni ses yeux ni ses oreilles. Presque un siècle de pages noircies. J'en ai fait vivre plus que Rimbaud des marchands d'encre et de cahiers.
« Cet increvable d'Acoibon qui nous pond un nouveau chef-d'œuvre ! » disaient les papetiers, le sourire en coin, l'œil en récréation, en poussant leur femme du coude sans se gêner quand j'allais aux provisions. Même pas la reconnaissance du tiroir-caisse. Le plaisir de se moquer de quelqu'un surpasse parfois l'attrait du bénéfice. On ne croirait pas ce luxe possible chez des commerçants. Il n'y a pas plus vantards et rieurs aux dépens... Tout ça parce qu'un soir de spleen, je leur avais confié mes ambitions d'écrivaillon. On ne m'y prendra plus. Jamais de fuite avant que l'affaire soit menée à bien. Sinon vous vous dépréciez. Le vilain blagueur ! Le m'as-tu-vu ! Qu'est-ce qui se croit ? C'est comme le pouvoir. Pour oser y prétendre, il convient de sentir que l'on en possède les moyens. Sinon : pas un mot. Le silence des obscurs.