Le poète des autres
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« Now spurs the lated traveller apace, / To gain the timely inn » (« C’est l’heure où le voyageur attardé éperonne son cheval, / Pour gagner l’auberge bienvenue », Macbeth, 3.3.6-7). Cette phrase n’a rien de particulièrement « poétique », mais elle vibre de poésie ; elle paraît négligeable, mais dans la situation théâtrale elle est étonnante. Elle est prononcée par le Premier Meurtrier lorsqu’il attend Banquo pour le tuer. Un malfaiteur peut, malgré la concentration de son esprit sur l’acte à accomplir, prendre conscience de la réalité de l’heure, de ce qui, dans le jour finissant, ne le touche pas personnellement ; il peut songer à quelqu’un d’autre, et surtout se mettre à sa place, en imaginant le plaisir qu’aura le voyageur qui se trouve bien tard sur la route, à voir enfin une auberge devant lui, timely, au bon moment. Le Meurtrier agit, à bien y réfléchir, comme Shakespeare, qui semble, à tout instant, penser à tout (d’où sa grande différence avec Racine et l’hésitation de nombreux lecteurs français), et qui entre, non pas ponctuellement mais inlassablement, dans la peau des autres. Même si l’on décide que c’est son subconscient qui suggère au Meurtrier ce petit récit d’un homme échappant au danger – comme il aimerait lui-même, le meurtre commis, se trouver en sécurité – on découvre le désir de Shakespeare de rendre présent l’être même, la profondeur secrète, d’un personnage tout à fait secondaire. Si l’on accepte que le Meurtrier parle sans arrière-pensée, on s’aperçoit qu’en passant dans l’esprit d’un assassin, puis, grâce à l’intérêt curieusement désintéressé de celui-ci, dans l’esprit d’un voyageur surpris par la nuit, anxieux, puis rassuré, Shakespeare se hasarde doublement dans le je des autres et offre un échantillon de sa création poétique et théâtrale.
Sortir ainsi du moi est un vrai choix de poète ; le faire à l’aide d’un meurtrier est la marque d’une sorte de charité poétique extraordinaire, qui s’exerce avant tout, dans cette pièce, dans la création de Macbeth. Lorsque celui-ci contemple, à la scène 7, son projet de tuer Duncan, il soulève des objections : Duncan réside chez lui sous double sauvegarde, Macbeth étant à la fois son sujet et son hôte, et il s’est toujours montré un roi doux et probe. Macbeth reste dans le domaine de la raison, qui organise le déroulement de sa pensée : « D’abord… puis… En outre… » Tout change, cependant, dès qu’intervient une certaine imagination, dès que jaillissent des images :
[…] his virtues
Will plead like angels, trumpet-tongued, against
The deep damnation of his taking-off ;
And Pity, like a naked new-born babe,
Striding the blast, or heaven’s Cherubins, horsed
Upon the sightless couriers of the air,
Shall blow the horrid deed in every eye,
That tears shall drown the wind.

[…] ses vertus
Plaideront comme des anges à la voix de trompette
Contre l’acte damnable de son meurtre,
Et la Pitié, pareille à un nouveau-né tout nu
Chevauchant l’ouragan, ou aux chérubins du ciel
Montés sur les coursiers invisibles de l’air,
Soufflera l’horrible forfait dans tous les yeux,
Jusqu’à ce que les pleurs engloutissent les vents.
Shakespeare prête à Macbeth de claires marques de poésie – la comparaison : les vertus du roi plaideront « comme des anges », la métaphore : des anges « à la voix de trompette », la personnification : « la Pitié », et les images naissant les unes des autres : les anges conduisent à des chérubins, un nouveau-né chevauchant l’ouragan à des chérubins montés sur des vents rapides. Il lui fait partager son acte poétique, en lui offrant une vaste vision du réel. Macbeth, dans les vers qui précèdent la lutte entre sa conscience et son ambition, a déjà envisagé « la vie à venir », l’au-delà après la mort qu’il perdra, il le sait, s’il assassine le roi ; il imagine maintenant le royaume du ciel, les trompettes de l’Apocalypse, les chérubins, les « coursiers de l’air ». Il voit le Réel, au moment même où il s’apprête à tout nier, en tuant Duncan.