Jeudi 2 janvier, neuf heures du soir. Pierre est l’une des seules personnes que je connaisse auprès de qui les plaisanteries rituelles sur la famille, et sur l’ennui qu’il y a à séjourner en son sein, en particulier lors des fêtes de fin d’année, tombent complètement à plat. Il ne voit pas du tout ce qu’on veut dire. Non seulement lui aime sa famille, ce qui est sans doute assez répandu, mais il aime se trouver parmi elle, ce qui doit être un peu plus rare. Et encore ce goût ne se limite-t-il pas chez lui à la famille au sens étroit, à ses parents et à son frère – pas du tout : il prend plaisir à des réunions et banquets où figurent grands-parents, beaux-frères, belles-sœurs, oncles, cousins et cousines, qu’il a en extrême abondance. C'est pour moi d’un grand exotisme.
J’ai tout de même été bien content de le récupérer avant-hier, après ses diverses agapes chez les uns et les autres. Il est revenu chargé de confits et de confitures de grand-mères, de saucissons de montagne et de foie gras.
J’ai négligé de finir l’année sur le constat de mon bonheur. Sur lui j’en ouvre une autre, ce qui est sans doute moins prudent. Même en amour je suis devenu conservateur. Quoique je n’aie guère la fibre bonapartiste, et napoléonienne encore moins, Madame Laetitia est mon maître : Pourvou que ça doure – je n’ai pas d’autre souhait à formuler.
Cela dit, journal ne s’en étonnera pas, j’ai tout de même quelques doléances à présenter au sort. Elles tiennent essentiellement à la santé, ces jours-ci. Je vis avec une espèce de “tour de reins” permanent. Les douleurs que pendant une année ou deux j’ai eues à l’épaule gauche, puis à la droite, ont quitté ces régions, mais ce fut pour descendre au niveau du bassin, des hanches, de l’os iliaque, je ne saurais dire : j’ai mal au bas du dos, sur le flanc droit; et quelquefois je suis pris de ce côté-là d’horribles crampes, qui m’empêchent de me lever ou de sortir du bain.
Problèmes dermiques, d’autre part : irritations sur le torse, à la base du cou, sur le ventre… Ce sont là inconvénients de la vie à la campagne, car dès que je quitte Plieux ces phénomènes déplaisants disparaissent. D’août à novembre j’incrimine les aoûtats, en général – mais vraiment ce n’est plus la saison; et puis ces vilaines bêtes attaquent surtout les jambes, en général. Il me semble que le médecin de Lectoure, auquel j’avais soumis un cas semblable, il y a un an ou deux, mettait en cause des araignées, et certaine allergie qu’elles pourraient déclencher en moi. Cependant je ne fréquente pas beaucoup d’araignées, que je sache… Est-ce que les chiens me passeraient des puces? Eux n’ont pas l’air de trop se gratter… J’espère que je ne suis pas allergique aux chiens !
Il faudrait que j’aille demain chez le médecin, pour ces petits soucis à court terme. Dans l’ordre médical j’en ai d’autres, à commencer par ma vieille hernie, qu’il va bien falloir songer à opérer; mais, comme ce n’est pas tout à fait urgent, je préfère attendre d’être sorti de l’actuel massif de travail. Pour l’instant je n’ai pas une minute à moi. Et si je vais chez le médecin demain, c’est toute la matinée qui va y passer – j’ai beaucoup de mal à m’y résoudre.



Vendredi 3 janvier, neuf heures du soir. Pas de douleurs au bassin ce matin, ni de toute la journée – je ne suis donc pas allé chez le médecin. En revanche l’irritation dermique ne s’arrange pas, ni les démangeaisons qu’elle entraîne. Dans la nuit du 1er janvier Pierre a joui sur mon torse, et je suis resté comme ça jusqu’au lendemain matin, sans m’essuyer, avec une bonne giclée de foutre entre les poils : est-ce que ce serait cela l’explication? Il ne me manquerait plus qu’une allergie à la semence ariégeoise !
À propos d’Ariège, Pierre a reçu en cadeau pour Noël, d’une de ses innombrables tantes ou cousines, une biographie de Théophile Delcassé, écrite par un professeur au lycée du Castéla de Pamiers, un agrégé d’histoire, Louis Claeys. C’est le livre dont je me saisis, depuis deux ou trois jours, chaque fois que je vais aux cabinets – le seul endroit et le seul moment où je puisse un peu lire. Dans un monde meilleur et de plus grand loisir, je serais tout à fait homme à avaler tout au long et sans sourciller une vie de Théophile Delcassé. Pour ajouter à la fascination, celle-ci est ornée de photographies. On voit par exemple, telle qu’elle était sans doute au début du XXe siècle, la grosse maison, Les Cascatelles, entourée de terrasses à balustrades, que s’était fait construire sur les hauteurs d’Ax-les-Thermes le ministre des Affaires étrangères et député de l’Ariège. Pendant l’été 1912, alors qu’il est cette fois à la Marine, il prend là quelques vacances, tout en continuant à veiller aux affaires de son département (ministériel) :